C. LA MÉDECINE DU DIABLE

À l'usage, le traitement de la crise se révélera aussi dangereux que la crise elle-même. L'abondance de liquidités va doper la spéculation, augmentant le risque de crise, les taux bas, paradoxalement stimuler les cours des obligations en perturbant la fonction d'intermédiation des banques ainsi que l'assurance vie.

1. Bulle en formation sur les actions des entreprises étasuniennes

Le 12 août 2016, au terme d'un mouvement haussier régulier, les trois principaux indices boursiers de la bourse de New York - Dow Jones, S&P 500, Nasdaq - battent des records, retrouvant leurs niveaux du 30 décembre 1999, veille de ce qui allait devenir le krach du Nasdaq. À ce jour, les indices sont toujours à un très haut niveau.

Cela signifie que, en un peu plus de sept ans, la valeur des trente plus grosses entreprises américaines aura été globalement multipliée par 2,8. Et ce malgré un endettement atteignant 70 % du PIB et qui risque de peser lourdement en cas de retournement de la conjoncture. La valeur de leur rachat atteint aujourd'hui deux fois leur chiffre d'affaires, ce qui est exceptionnel et rejoint la situation de l'année 2000.

Comme dans les années 2000, au cours desquelles les nouvelles technologies laissaient entrevoir une économie si nouvelle que le prix de leurs actions pouvait monter infiniment, l'idée se répand de nouveau qu'on est entré dans une période miraculeuse de taux réels tangentant 0, voire de taux négatifs, d'argent issu d'une génération spontanée, et de valorisation boursière continue des actions des entreprises. Il n'y aurait pas de raison à ce que le phénomène s'arrête. Ce d'autant plus que les bénéfices réels des entreprises sont en hausse et que les créances douteuses, pense-t-on, seront emportées par le mouvement ou rachetées par la Fed. Autant de facteurs qui poussent à prendre des risques. À ce niveau de taux d'intérêt, aucun autre investissement n'est plus performant. D'où la migration de l'essentiel des fonds spéculatifs vers New York.

Tirées par Wall Street dont les indices ne cessent de grimper, les autres bourses dans le monde, avec des hauts et des bas et parfois des sous-performances pour des causes locales, suivent le mouvement.

2. Apparition du risque de taux

En même temps que cette bulle sur les actions des sociétés étasuniennes, une autre bulle mondiale est en formation, celle des obligations souveraines et des entreprises. L'Europe, où les obligations des États allemands et français sont l'objet d'un fort engouement malgré la faiblesse de leur taux (certains négatifs), n'est pas en reste.

Paradoxalement, la crise pourrait venir d'une hausse des taux qui ne resteront pas éternellement aussi bas . Le mécanisme est le suivant : quand les taux en général baissent, la valeur des obligations à la revente augmente parce que leur taux reste constant jusqu'à échéance et que la possibilité d'emprunter moins cher dope les nouvelles acquisitions, donc la valeur d'échange de l'obligation. En revanche, en cas de hausse des taux, les obligations anciennes deviennent moins rentables, la spéculation à crédit sur les acquisitions nouvelles plus onéreuses et leur cours baisse. En effet, une obligation valant au départ 100 euros et procurant un intérêt de 1 euro équivaut à un titre valant 91,82 euros rapportant 10 %. Plus les taux sont bas, plus l'effet des hausses d'intérêt est ravageur. Ainsi, selon Christophe Nijdam, une augmentation de 1 % du taux pour une obligation à taux 0 d'une durée de trente ans, occasionne une perte double de celle qu'entraîne une hausse de taux de 5 % à 6 % sur la même durée de trente ans. « Avec de telles obligations, une banque risque de perdre deux fois plus que dans des scénarios antérieurs. Cela va toucher les fonds propres, et créer une crise de liquidité. Tout le monde essaie de vendre au même moment, ce qui crée le risque. » 136 ( * )

En outre « Aujourd'hui, à peu près 80 % du volume des produits dérivés sont des produits dérivés de taux. Une hausse des taux aura non seulement un impact sur le marché obligataire mais aura aussi un impact plus important sur le marché des dérivés, une hausse des taux va créer des chocs importants.

« Quant aux États-Unis, la patronne de la Fed a augmenté d'un quart de pourcent les taux, cela a augmenté la volatilité. Une hausse des taux a un impact négatif sur le capital très fort. La volatilité correspond à la variabilité de la valeur ; quand on est dans un environnement de taux proche de zéro, cette variabilité est mécaniquement beaucoup plus forte que quand on a des taux plus élevés. C'est mécanique et cela a des conséquences sur les obligations mais aussi sur les bourses. »

D'où la crainte d'une augmentation brusque des taux d'intérêts. « Si la bulle obligataire éclatait après avoir duré des années, ce serait cataclysmique » prédit Patrick Artus. 137 ( * )

Pareil éclatement pourrait survenir à tout moment, d'une panique sans cause apparente ou, plus sûrement, d'un relèvement des taux de la BCE. Un effondrement de la valeur des obligations s'ensuivrait, alors même que le coût de l'emprunt à taux variable qui avait servi à les acquérir augmenterait.

L'éclatement d'une de ces deux bulles puis nécessairement celui de l'autre prendrait alors des allures de krach systémique encore plus violent que celui de 2007-2008, dont le monde ne s'est pas encore remis, au moment où les moyens d'intervention des gouvernements et des banques centrales ont atteint leurs limites et que la crise économique, toujours en attente de règlement, se transforme lentement en crise sociale et politique.

D'où la situation cornélienne dans laquelle se trouvent les banques centrales : continuer cette politique de taux bas et de QE, c'est alimenter la spéculation et donc augmenter le risque de krach ; l'arrêter, c'est prendre le risque non seulement de ralentir l'activité économique 138 ( * ) mais aussi de déclencher un effondrement des marchés des actions et des obligations aux conséquences imprévisibles. Sauf à croire que les règles de la physique financière ont changé, viendra bien un moment où les taux d'intérêt cesseront de baisser et la valeur des titres de monter. Ce sera l'heure de vérité !

3. La fonction d'intermédiation de l'institution bancaire menacée

La situation est d'autant plus cornélienne que la permanence de taux d'intérêt bas porte atteinte au fonctionnement régulier de l'institution bancaire, du système d'assurance vie, des fonds de retraite et des fonds d'investissement non spéculatifs en général. D'où les mises en garde du FMI et de la BCE dans leurs derniers rapports sur la stabilité financière mondiale 139 ( * ) .

La fonction traditionnelle d'intermédiation des banques - emprunter à court terme et prêter à moyen ou long terme et se rémunérer sur la différence de taux - se trouve ainsi remise en question, avec la tentation pour les banques de consentir des prêts plus risqués et d'arrondir les bénéfices par des aventures spéculatives, celle aussi d'augmenter les coûts des « services » à la clientèle, avec le risque de la voir se tourner vers des substituts bancaires, certes plus accueillant mais encore moins sûrs.

Ainsi, après avoir classé le faible niveau des taux d'intérêt parmi les facteurs d'évolution positifs - probablement du point de vue économique -, le FMI comme la BCE, à l'origine de cette politique pour l'Europe, préfèrent évoquer « la faiblesse des bénéfices dans le secteur financier » et en soulignent les dangers : des taux d'acquisition sur le marché très bas ne permettent plus des différentiels de taux des prêts à la clientèle, et donc des bénéfices aussi grands que lorsqu'ils sont hauts.

4. Menaces sur l'assurance vie

Autres institutions financières menacées, les compagnies d'assurance vie, souvent liées à des banques et particulièrement importantes en Europe, en France notamment, où elles jouent un rôle majeur dans le domaine des retraites.

Le FMI souligne : « Les tests de résistance réalisés par l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles font apparaître que 24 % des assureurs risquent de ne pas pouvoir tenir leurs exigences de solvabilité dans un scénario de persistance des faibles taux d'intérêt. Le secteur compte un portefeuille de 4 400 milliards d'euros d'actifs dans l'Union européenne et présente une interconnexion forte et croissante avec le système financier dans son ensemble, d'où un risque de contagion. » 140 ( * )

De son côté, dans son rapport couvrant la période du 1 er avril 2014 au 31 mars 2015, la Banque des règlements internationaux (BRI) note : « Parallèlement, le profil de risque des actifs des compagnies d'assurance s'est dégradé au cours des dernières années, quoique à partir d'un profil de référence prudent. Pressées par la réglementation et leurs mandats institutionnels de détenir essentiellement des titres de la catégorie investissement, les compagnies d'assurance ont vu la composition de leurs actifs se modifier, les titres les mieux notés cédant du terrain face aux titres les moins bien notés dans cette catégorie. » 141 ( * )

D'où une nouvelle double contrainte ( double bind ), la contradiction dans laquelle se trouvent les banquiers centraux : rehausser nettement leur taux directeur, comme le Trésor étasunien en a la tentation (sans le faire vraiment jusque-là), c'est risquer de compromettre la faible croissance économique obtenue à grand peine ; ne pas le faire, c'est placer le système bancaire et assuranciel devant de grandes difficultés.

Et, encore une fois, la simple perspective de modification du niveau du taux directeur risque d'engendrer des emballements incontrôlables des marchés financiers !

5. La fuite en avant dans la prise de risque

Autre paradoxe, parmi les recommandations du FMI pour éviter une crise de l'assurance vie, celle d'augmenter leurs portefeuilles aux actions (de l'ordre de 8 % seulement aujourd'hui en France), plus rémunératrices mais aussi plus risquées. Déjà, on l'a dit, la BRI, dans son rapport de 2015, note que la qualité des actifs des compagnies d'assurance est en baisse.

En baisse aussi la qualité des placements des fonds de pension étasuniens qui, pour obtenir un meilleur rendement, remplacent leurs placements classiques par des placements alternatifs - immobilier, fonds spéculatifs, capital investissement et matières premières. Selon la BRI, « la part de ces placements dans les portefeuilles d'actifs des fonds de pension [est passée] de 5 % en 2001 à 15 % en 2007 puis à 25 % en 2014 . » 142 ( * )

Comme si rien ne s'était passé, l'éloge de la prise de risque fait retour dans les médias sous la plume d'experts et d'universitaires.

Premier exemple retentissant des résultats potentiels de cette politique de prises de risques : l'effondrement du plus gros fonds de pension public du monde, le japonais Government Pension Investment Fund (GPIF). Ce gestionnaire de l'épargne retraite des salariés japonais a perdu plus de 5 000 milliards de yens (près de 45 milliards d'euros) sur l'exercice 2015-2016 143 ( * ) .

Comme l'expliquent Les Échos : « Habitué à miser essentiellement sur des placements peu risqués - à hauteur de 70 % de son portefeuille -, il s'est lancé sur des produits plus rémunérateurs afin de s'adapter au vieillissement accéléré de la population japonaise, qui ne peut plus se satisfaire des rendements faibles des obligations. » 144 ( * )

Le portefeuille des obligations japonaises a été réduit de moitié, remplacé par des actions (internationales ou japonaises) et des obligations étrangères (notamment des emprunts spéculatifs étasuniens, européens ou de pays émergents). Le ralentissement économique chinois, la stagnation et la baisse du yen japonais ainsi que la baisse du rendement des obligations européennes et étasuniennes ont fait le reste.

Belle illustration de cette caractéristique essentielle du système financier globalisé : à peine un facteur de déstabilisation est-il endigué qu'il réapparaît sous une autre forme ailleurs. À peine une solution à un problème est-elle évoquée qu'elle en crée un autre, encore plus redoutable.

Ainsi la rémunération des dépôts à court terme des banques à la BCE, non seulement ne leur rapportant plus rien mais leur coûtant du fait des taux d'intérêts négatif, se trouvent-elles encombrées desdits dépôts à vue. De là à faire payer les « comptes courants » des déposants, le pas a été franchi seulement par quelques banques étrangères pour les dépôts des grandes entreprises (taux négatifs).

Mesure qui, si elle se généralisait, pourrait entraîner une fuite des clients potentiellement dangereuse pour la banque et les déposants eux-mêmes.

• Première conclusion : les moyens de lutte contre la crise utilisés jusque-là ne semblent pas avoir fait reculer les risques de déstabilisation du système, au contraire ; simplement en avoir créé d'autres tout aussi pernicieux.

• Seconde conclusion : le premier facteur de déstabilisation du système financier est la conséquence du traitement utilisé contre la crise : l'abondance de liquidités et la politique des taux bas, d'un côté, stimulant la spéculation ainsi que les profits, de l'autre, pénalisant l'activité bancaire traditionnelle ; poussant dans tous les cas à la prise de risque.

Comme l'observe Jean-Michel Naulot : « Dès lors que les possibilités de rendements se raréfient, on cherche à placer les liquidités là où elles subsistent, c'est-à-dire, généralement, dans des activités à risque. Comme le disait un de mes amis de conviction libérale, quand l'argent ne coûte rien, on ne peut faire que des bêtises. » 145 ( * )

Doit-on pour autant faire porter le chapeau de la situation actuelle aux seuls États et banques centrales, comme le laisse à penser cette observation de Gérard Rameix 146 ( * ) , par ailleurs tout à fait exacte : « Les banquiers centraux et les États ont fait deux choses : ils ont imposé aux banques une discipline beaucoup plus forte, qui a conduit les banques françaises à réduire leurs positions spéculatives, ils ont baissé les taux pour faire repartir le système. Donc, d'un côté, ils sécurisent et de l'autre, ils prennent des risques pour des raisons macroéconomiques. »

Ce serait dédouaner un peu vite les banques de leur choix de privilégier l'activité spéculative au financement - certes moins rentable - de l'économie.


* 136 Audition du 6 avril 2016 dans le cadre du déplacement à Bruxelles.

* 137 L'Opinion - 17 janvier 2016.

* 138 Quoique l'effet économique du QE soit loin d'être avéré.

* 139 BCE : rapport semestriel sur la stabilité financière - FSR 1 er semestre 2016 mai 2016 ; FMI : rapport sur la stabilité financière dans le monde (Avril 2015) et Bulletin du 11 avril 2016.

* 140 Rapport sur la stabilité financière dans le monde - avril 2015.

* 141 85 e rapport annuel - 1 er avril 2014 au 31 mars 2015 - 28 juin 2015.

* 142 Ibid.

* 143 Les Échos, 1 er juillet 2016, et Mediapart, 4 juillet 2016.

* 144 « Le plus grand fonds de pension du monde enregistre une perte de 45 milliards d'euros. » - Les Échos - 1 er juillet 2016.

* 145 Compte rendu, joint en annexe, de l'audition de Jean-Michel Naulot par la délégation - 26 novembre 2015.

* 146 Président de l'Autorité des marchés financiers - Audition du 21 juin 2016.

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