TROISIÈME PARTIE : POURQUOI LA CRISE OU LA GRANDE TRANSFORMATION DE L'EMPIRE AMÉRICAIN
«
Comment a-t-on pu laisser s'installer un
système financier
aussi dangereux ?
»
« Comment se fait-il que personne n'ait prévu [la crise] ? »
Élisabeth II d'Angleterre
Telles sont les deux questions, faussement naïves, posées par la Reine d'Angleterre aux professeurs, un peu gênés, de la London School of Economics lors de sa visite à ce haut lieu du libéralisme, en novembre 2008.
La réponse à la première question, c'est que le système financier qui accouche de la première grande crise après celle de 1929 s'est imposé parce qu'il était une partie de la réponse aux contraintes géopolitiques auxquelles vont se trouver confrontés les États-Unis au début des années 1970 et parce qu'il répondait aux intérêts du petit groupe social qu'on appellera par facilité, avec l'historien et essayiste étasunien Christopher Lasch, les « élites » 50 ( * ) des pays développés.
Ce n'est ni le produit du hasard, ni d'une série d'erreurs fortuites, encore moins de la captation d'un outil utile à tous, détourné au profit d'une minorité. Il est le produit d'une mutation globale : des cadres mentaux, des principes et des règles présidant jusque-là au gouvernement et au fonctionnement de l'Empire américain - terme plus exact que celui, généralement utilisé, de monde occidental -, aux relations entre ses composantes. Il est donc vain d'espérer de quelque réforme technique un changement significatif de son fonctionnement et des résultats qui en découleraient.
Et si personne n'a vu venir la crise, c'est tout simplement parce qu'elle était impensable dans la vision du monde conforme au nouveau credo libéral.
On peut dater de la dénonciation unilatérale des accords de Bretton Woods par les États-Unis, en 1971, le début de cette grande transformation qui renvoie au néant l'ordre de l'après-guerre et les Trente Glorieuses.
Inspiré par Keynes et les New Dealers, voulus par Roosevelt et signés dès juillet 1944, avant même la fin de la guerre donc, les accords de Bretton Woods organisent l'ordre mondial en instituant un « système de change-or » liant chaque monnaie au dollar, lui-même convertible en or au taux fixe de 35 dollars l'once. Le taux de change entre le dollar et les autres monnaies fixé, celui-ci ne pouvait fluctuer que dans une fourchette de #177; 1 %. Des variations plus importantes étaient possibles seulement si le pays pouvait démontrer qu'il ne pouvait faire autrement au regard de sa balance des paiements et de son niveau de réserves en dollars. Deux institutions de moindre importance, mais qui eurent une plus grande longévité, venaient compléter le dispositif : le FMI et la Banque mondiale.
Faute du système de recyclage des excédents proposé par Keynes mais refusé par les États-Unis, un tel système ne pouvait fonctionner qu'autant que les comptes extérieurs américains étaient assez excédentaires pour garantir leurs réserves d'or.
Ce fut le cas au cours des premières années de l'après-guerre, jusqu'à ce que la montée en puissance des concurrents-amis (Japon puis, surtout, Allemagne), la guerre du Vietnam et la « Grande société » imaginée par Lyndon Johnson pour en compenser les effets politiques et sociaux calamiteux, financées à crédit, inversent les flux.
De pays excédentaire devenu de plus en plus déficitaire, les États-Unis vont dénoncer unilatéralement, le 15 août 1971, les accords de Bretton Woods, mettant ainsi fin à la convertibilité du dollar en or et de toutes les monnaies. Les accords de la Jamaïque signés le 8 janvier 1976 graveront dans le marbre la mise en flottement des monnaies.
Ce sont les mutations significatives déclenchées par cet événement majeur que nous allons analyser. Elles affectent le nouvel ordre mondial, la conversion des « élites » à une version renouvelée du libéralisme, le réveil d'une forme inversée de lutte des classes, la transformation du système financier, avant de finir par un focus sur le bon élève de la modernité : l'Europe, et en particulier la France.
I. UN ORDRE MONDIAL FLOTTANT
A. LE NOUVEAU ROI DOLLAR
L'abandon de l'étalon-or et le dollar flottant inauguraient une ère nouvelle, ce que l'envoyé du président Nixon, John Bowden Connally, venu annoncer aux Européens et aux Japonais, sous le choc, la fin à la convertibilité du dollar en or, traduisit par la formule : le dollar, « c'est notre monnaie, mais c'est votre problème ».
Il en est résulté quatre conséquences.
• Première conséquence : l'effondrement du dollar par rapport à l'or déclenchant une inflation persistante et un transfert considérable de richesse des pays pauvres, dont les réserves étaient en dollars, vers les pays riches en or. La lutte contre cette inflation servira de justification aux politiques de restrictions salariales qui vont marquer l'après-Bretton Woods, même quand il n'y aura plus de risque d'inflation.
• Deuxième conséquence : libérés de la contrainte de l'étalon-or, tout en restant la seule monnaie de réserve mondiale, les États-Unis vont disposer du pouvoir exorbitant de vivre à crédit sans risque de voir leur monnaie se déprécier. Leur puissance économique et militaire qui en fait le refuge des capitaux du monde, comme on l'a vu encore en 2008, en pleine crise, les met à l'abri de cet écueil. Ce seront les grands gagnants du nouvel ordre monétaire. Grâce aussi au fait que « l'étrange aptitude du magicien à créer de la monnaie à partir de rien a une explication. Derrière lui se tient un homme avec un fusil » 51 ( * ) : autrement dit, la puissance militaire américaine.
• Troisième conséquence : libérés de la contrainte de l'équilibre de leurs échanges extérieurs, les États-Unis vont se faire les propagandistes d'un credo libre-échangiste à vocation mondiale, aussi inéluctable que le retour du Messie, présentant en outre le triple avantage de doper le chiffre d'affaires, les bénéfices et la valorisation boursière de leurs multinationales, de limiter l'inflation grâce à l'importation de produits à bas prix et de peser sur les salaires sous la menace des délocalisations. La dernière élection présidentielle étasunienne a montré que la méthode pouvait aussi entraîner des retours de flammes.
• Quatrième conséquence : la création de ce qui allait devenir le premier marché financier mondial, celui de l'échange des devises. À partir du début des années 1970, la dette américaine ne va cesser de grimper ; les dépenses militaires aussi. « On touche là, en dernière analyse, à l'essence de la domination militaire mondiale des États-Unis : quelques heures après avoir décidé, ils peuvent bombarder, à volonté, n'importe quel point du globe. Aucun autre État n'a jamais rien eu qui ressemble, même de loin, à ce type de capacité. On pourrait fort bien soutenir que c'est ce pouvoir-là qui maintient la cohésion du système monétaire international organisé autour du dollar . » 52 ( * )
On aura remarqué que cet aspect du problème - voir le graphique ci-avant - est en général passé sous silence par les analystes économiques dissertant sur le dynamisme des États-Unis.
Autre privilège du dollar, celui d'être la devise utilisée pour vendre ou acheter du pétrole dont plusieurs producteurs incontournables sont sous la protection étasunienne. Le fait que nombre de transactions sont réalisées en dollars, que les compensations passent par des chambres étasuniennes, voire que les ordres transitent par des serveurs numériques qui y sont installés, va accorder aux États-Unis un contrôle juridique et judiciaire sur elles, infligeant des amendes, parfois colossales, aux entreprises étrangères qui auraient pu, partout dans le monde, enfreindre la légalité étasunienne, autrement dit, leurs décisions de politique étrangère 53 ( * ) .
* 50 La Révolte des élites - Christopher Lasch - Éditions Climats - 1999.
* 51 Dette : 5 000 ans d'histoire - David Graeber - Les liens qui libèrent - 2013.
* 52 Ibid.
* 53 À cet égard, un rapport de l'Assemblée nationale est parfaitement édifiant (L'extraterritorialité de la législation américaine - Rapport d'information Assemblée nationale n° 4082 (2016-2017) du 5 octobre 2016, de Pierre Lellouche et Karine Berger, fait au nom de la commission des affaires étrangères et de la commission des finances en conclusion des travaux d'une mission d'information constituée le 3 février 2016) : tout échange en dollars est susceptible de relever de la justice étasunienne. Depuis 2008, de l'ordre de 20 milliards de dollars d'amende ont été infligés aux banques et entreprises européennes pour des faits commis hors du territoire américain ; ce qui n'a rien à voir avec le redressement fiscal infligé à Apple, pour des faits ayant eu lieu sur le territoire européen et dont, pour l'instant, on ne connaît pas l'issue. Dans un article du Monde diplomatique daté du 1 er janvier 2017, Jean-Michel Quatrepoint avance le chiffre de 40 milliards de dollars.