Deuxième table ronde :
Le défi
sécuritaire
Présidence de Michel Cadot, préfet de police de Paris
Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine
Paul Landauer, architecte
Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste, géographe
Jean-François Soupizet, conseiller scientifique, Futuribles international
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
La septième table ronde de ce colloque est consacrée à la sécurité dans la ville d'aujourd'hui et de demain. Je remercie particulièrement Michel Cadot, préfet de police de Paris, d'avoir accepté, malgré une actualité chargée, d'être parmi nous ce matin. Je suis également heureux d'accueillir Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine, Paul Landauer, architecte, Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste et géographe, ainsi que Jean-François Soupizet, conseiller scientifique à Futuribles international. C'est à vous, monsieur le préfet, que je donne dès à présent la parole.
Michel Cadot, préfet de police de Paris
Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, la sécurité et les politiques sécuritaires constituent un enjeu majeur dans la gestion des villes d'aujourd'hui et la construction des villes de demain, davantage encore dans les grandes métropoles telles que Paris, confrontées à une compétition internationale, en termes d'attractivité, sur les plans économique, politique, culturel et touristique. La ville globale ou « ville-monde » doit ainsi pouvoir être à la fois ouverte et sûre.
Le constat est aujourd'hui celui d'une spécificité urbaine en matière d'insécurité et de politiques sécuritaires, en lien avec la concentration des populations et des richesses, ainsi qu'avec la ségrégation et l'absence de mixité dans certains quartiers. Je tiens à rappeler des réalités statistiques qui ne sont pas si connues : le nombre de violences physiques crapuleuses est huit fois plus élevé dans les zones sous autorité policière, couvrant l'essentiel du monde urbain, que dans les zones placées sous l'autorité de la gendarmerie ; celui des atteintes aux biens y est deux fois plus élevé ; le taux d'élucidation des vols avec violence y est deux fois moindre, 82 % des homicides étant élucidés en zone police, contre 92 % en zone gendarmerie. La délinquance en milieu urbain se révèle ainsi plus importante et plus complexe à élucider.
Au niveau de Paris et de sa petite couronne, on observe une intensification des enjeux sécuritaires. Avec ses 6,7 millions d'habitants, ce territoire représente 10 % de la population française. Pourtant, il concentre 18 % des atteintes aux biens, des atteintes volontaires à l'intégrité physique (Avip) et des infractions économiques et financières.
En tant que praticien de la sécurité ayant assuré la fonction de préfet dans d'autres territoires, à Marseille et à Rennes, notamment, j'identifie quatre enjeux pour relever le défi majeur de la sécurité pour les métropoles de demain.
Le premier enjeu se trouve être de construire et de faire vivre un dispositif de sécurité intégré et cohérent. La lutte contre le trafic de drogue requiert ainsi une articulation entre une présence de sécurité publique au quotidien, des investigations judiciaires, des opérations de maintien de l'ordre lorsque cela est nécessaire, un travail de renseignement, un travail partenarial avec les associations de prévention, les acteurs locaux et les collectivités locales. La lutte contre la radicalisation suppose également un continuum entre le renseignement, la détection des signaux faibles, des partenariats locaux avec les élus et la mobilisation de services spécialisés en cas de passage à l'acte. Le modèle de la préfecture de police de Paris répond bien à cette exigence de cohérence et d'intégration, avec une autorité unique de proximité permettant de favoriser la mixité fonctionnelle et de rompre avec le cloisonnement entre les directions et services observé dans d'autres métropoles, ainsi que des circonscriptions correspondant à la réalité des bassins de délinquance.
Pour que de tels dispositifs territoriaux soient efficaces, ils nécessitent également d'être reliés et coordonnés. C'est le deuxième enjeu. En région parisienne, une coordination est ainsi assurée au-delà des limites administratives des quatre départements placés sous l'autorité du préfet de police de Paris en matière de sécurité. Au niveau des transports ferrés, par exemple, une compétence régionale a été créée, afin que les policiers ne soient pas contraints de s'arrêter en gare à la limite de leur territoire de rattachement. En tant que préfet de zone, je définis des politiques et des stratégies communes avec les préfets de la grande couronne. Une articulation est par ailleurs assurée avec l'échelon central, qui, bien que trop éloigné pour être directement acteur de la gestion sécuritaire, doit pouvoir recevoir et traiter les informations utiles. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris travaille ainsi en liaison étroite avec la DGSI et la DGSE. Dans le monde très structuré verticalement de l'administration française, ce schéma n'est pas si facile à mettre en oeuvre. À cet égard, le modèle intégré appliqué à Paris, de la même façon qu'à Londres ou à New York, est envié par nombre de grandes métropoles.
Le troisième enjeu est, dans un contexte budgétaire contraint, d'optimiser l'utilisation des ressources disponibles. L'agglomération parisienne regroupe 21 % des effectifs de la police nationale. Cependant, elle concentre 25 % des faits commis en zone police. La productivité peut ainsi être plus importante en zone urbaine et dans les grandes métropoles. Cela impose une évaluation constante des résultats et de la pertinence des politiques mises en oeuvre, au plus près du terrain, avec des outils de mesure adaptés. Les mesures déployées doivent ainsi pouvoir être remises en question. À cet égard, nous sommes en train de revenir sur le dispositif des gardes statiques, systématisées après les attentats de janvier 2015 et dans lesquelles les policiers voient aujourd'hui une charge indue et une mission ne correspondant pas à leur coeur de métier. Le bilan coûts-avantages de cette mesure, en termes d'efficacité et d'utilisation des moyens limités disponibles, paraît aujourd'hui justifier un retour vers des patrouilles dynamiques et imprévisibles, mobilisables rapidement sur le territoire. Nous nous orientons également vers la création de réserves citoyennes, de façon à disposer ponctuellement d'un second niveau de mobilisation, dans des conditions beaucoup moins coûteuses.
Enfin, le quatrième enjeu, tout aussi essentiel bien que plus récent, est celui de la technologie. Le métier de la sécurité, avec tous les risques et enjeux démocratiques qu'il recouvre, est appelé à connaître des transformations importantes et rapides dans les années à venir. Dans les villes de demain, les nouveaux moyens technologiques devront être utilisés pour permettre à la police d'être plus réactive. À compter de janvier 2017, la préfecture de police de Paris déploiera ainsi sur le terrain des policiers connectés, lesquels, grâce au système Néo, pourront disposer d'informations sur les sites et les responsables à contacter, ou saisir un procès-verbal sans avoir à retourner au commissariat. Particulièrement adapté à un milieu urbain et dense, ce système permettra de projeter immédiatement des moyens de renfort ou de soutien en cas de difficultés. La vidéosurveillance, avec les analyses automatisées en plein développement à l'heure actuelle, devrait également ouvrir des perspectives considérables, sans parler des drones et autres équipements technologiques.
De telles évolutions, pour peu que les garanties juridiques nécessaires puissent être réunies, sont inéluctables. Le développement d'une nouvelle délinquance sur internet appellera également la création et le renforcement d'une cyberpolice. Cette police de proximité de l'internet devra permettre de faire face à ce qui est appelé à devenir une nouvelle réalité de la ville. La police technique et scientifique (PTS), née au sein de la préfecture de police de Paris et réservée jusque dans les années 2000 aux crimes les plus flagrants et les plus lourds, a désormais vocation à être déployée systématiquement, pour tous les cambriolages et actions violentes. Demain, compte tenu du développement de nouveaux outils technologiques, la PTS est appelée à franchir une nouvelle étape.
Les nouveaux comportements de nos concitoyens en matière d'usage des réseaux sociaux transforment également la mission sécuritaire. L'application Periscope est désormais utilisée dans toutes les manifestations. Une information en continu peut ainsi être mobilisée sur la sensibilité et les éventuelles phases de violence d'une manifestation. Dans ce domaine, indubitablement, des marges considérables de progrès subsistent, pour éviter au maximum les affrontements et permettre une gestion pacifiée des rassemblements. L'application Uber est en train de modifier significativement le dispositif de police administrative géré avec les taxis et les « Boers » chargés de les contrôler. De la même manière, la vente en ligne et la livraison à domicile bouleversent les modalités de contrôle de la vente d'alcool. Les réseaux sociaux offrent par ailleurs une capacité nouvelle à se rassembler très rapidement à un endroit donné, le cas échéant pour mener des actions collectives, ce qui interroge les politiques et pratiques en matière de sécurité. La police devra pouvoir utiliser et vivre avec ces outils technologiques de demain.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Je vous remercie, monsieur le préfet, de ce panorama, qui constitue une vision sereine et vigilante des défis que pose la sécurité dans les villes.
Je donne la parole à Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine mais aussi maire de Lomme, près de Lille.
Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine
Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, je m'efforcerai moi aussi d'être tout à la fois bref et percutant sur cette question du défi sécuritaire dans nos villes.
Le Forum français pour la sécurité urbaine est une association rassemblant des élus d'une centaine de collectivités territoriales. Si nos réflexions sur la sécurité dans les villes interviennent à un moment extrêmement particulier, nous sommes tous convaincus que certaines mesures d'urgence prises à la suite des récents attentats sont amenées à être pérennisées, probablement pour plusieurs années. En dépit d'une volonté parfois affichée de faire en sorte que rien ne change pour ne pas céder à la peur, force est de constater que tout change dans nos villes et que la question de la sécurité doit y être appréhendée de manière extrêmement différente depuis quelques mois.
Face à ce défi, les élus locaux sont en première ligne : si le terrorisme conserve une dimension internationale, avec un travail de police et de renseignement n'impliquant pas outre mesure les élus locaux, il recouvre également une dimension extrêmement locale, à laquelle ces derniers sont confrontés quotidiennement. Des préconisations et demandes leur sont ainsi faites depuis quelques mois, concernant la sécurisation des lieux publics, des écoles et des manifestations. Cette dimension locale modifie le partenariat entre les élus et les autorités de l'État, s'agissant notamment des autorités préfectorales et de la police nationale.
Dans ce contexte, d'aucuns envisagent aujourd'hui de suspendre l'État de droit et de remettre en cause provisoirement certaines libertés publiques. Or, contrairement à ce qu'affirmait un ministre de l'intérieur voilà quelques décennies, la démocratie ne peut s'arrêter là où commence l'intérêt de l'État. C'est au contraire lorsque l'intérêt de l'État est en jeu et que la question de la préservation de l'État de droit fait de plus en plus débat que la démocratie doit montrer toute sa force et s'appuyer sur son socle de principes fondamentaux intangibles, dont, il convient sans cesse de le rappeler, nous ne saurions nous extraire. C'est bien l'État de droit qui nous permettra de sécuriser nos villes et de mener une politique de sécurité digne de ce nom en France.
En matière de sécurité, historiquement, l'État exerce une compétence régalienne, avec les élus pour partenaires en fonction des circonstances. À la fin des années quatre-vingt-dix, la notion de coproduction de la sécurité est apparue, mettant en relation les autorités de l'État et les élus locaux avec les bailleurs sociaux, les transporteurs, l'éducation nationale, etc. Tout cela a fonctionné un temps, avec, notamment, les contrats locaux de sécurité, les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Cependant, ce schéma est en train d'exploser depuis quelques mois, ce qui nous oblige à repenser collectivement l'organisation des dispositifs locaux de sécurité.
Parmi les nouveaux partenaires à mobiliser dans un tel cadre figurent notamment les grands centres commerciaux et de loisirs. Ceux-ci doivent gérer des afflux massifs de publics, le plus souvent en faisant appel à des sociétés de sécurité privées. Les effectifs de la sécurité privée dépassent aujourd'hui ceux de la police nationale. Pareil acteur ne saurait donc être écarté de la réflexion sur les politiques de sécurité et les dispositifs locaux de sécurité.
Il nous faut par ailleurs développer, au niveau local, un dialogue plus institutionnalisé et permanent avec l'éducation nationale, les bailleurs sociaux et l'ensemble des acteurs intervenant, à un moment ou à un autre, dans le champ de la sécurisation de l'espace public et des espaces privés. La notion de partenariat autour de la sécurité est ainsi en complète reconfiguration.
Le Forum français pour la sécurité urbaine, en tant qu'association d'élus, regrette que le partenariat entre l'État et les villes autour des questions de sécurisation manque de globalité, d'homogénéité et de transparence. La gestion des festivals organisés durant l'été 2016 en est l'illustration, avec des approches différentes selon les préfets et les contextes locaux. À cet endroit, il conviendrait de développer une vision commune et partagée.
Aujourd'hui, les collectivités organisent des manifestations et événements publics de toute nature : carnaval, braderie, brocante, triathlon, duathlon, courses, pour ne citer qu'eux. Ceux-ci donnent lieu à des préconisations, voire à des injonctions de l'État en matière de sécurité : recours à des moyens de sécurité privés, séparateurs de type GBA, barriérage, etc. Dès lors, comment parler de partenariat ou de vision partagée ? S'ajoute à cela une dimension financière. Certains festivals sont aujourd'hui financièrement en danger, compte tenu des mesures de sécurisation coûteuses préconisées, à juste titre, par les autorités.
La sécurisation de l'espace public nécessiterait ainsi d'être pensée de manière plus globale, plus homogène et dans le cadre d'un partenariat mieux compris.
Le quotidien La Voix du Nord se faisait récemment l'écho d'une proposition intéressante d'un policier, prônant l'organisation d'un Grenelle de la sécurité ; un véritable Grenelle de la sécurité, pour réunir autour de la table les ministères de l'intérieur, de la justice, de l'éducation nationale et de la ville, sans oublier l'Assemblée des départements de France. En effet, dès lors que l'absolue nécessité du travail de prévention est sans cesse soulignée, la question des moyens consacrés par les départements à la prévention spécialisée sur le terrain mériterait d'être posée quand on voit leur baisse drastique, quand il ne s'agit pas de leur suppression pure et simple.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
La parole est à Paul Landauer, architecte.
Paul Landauer, architecte
Monsieur le sénateur, monsieur le préfet, mesdames, messieurs, les architectes, en particulier lorsqu'ils interviennent sur l'espace public, sont de plus en plus sollicités par rapport aux enjeux de sécurité. Le sujet de la sécurité est désormais central, de façon directe ou déguisée, dans la plupart des cahiers des charges et des programmes. Cette injonction n'est pas sans poser de problèmes. Elle impose en effet des logiques d'aménagement qui sont souvent contradictoires avec l'urbanité des lieux.
Avant d'en dire plus, il est à mon avis nécessaire de nous interroger sur les raisons pour lesquelles cette injonction de sécurité a pris une telle place dans les projets d'architecture et d'urbanisme. La première chose à souligner, c'est que, d'une certaine manière, l'architecture, comme l'urbanisme et la technologie, remplace la politesse. C'est le cas, par exemple, du design des distributeurs automatiques de billets, lequel intègre désormais une multitude de petites inventions pour pallier les risques liés au retrait d'espèces dans la rue.
Par ailleurs, les usagers de l'espace public sont de plus en plus demandeurs d'espaces dédiés, voire réservés, et sécurisés. « La ville est à tout le monde » signifie aujourd'hui que chacun y a sa place réservée. Cela nécessite pour les architectes de concevoir et d'aménager des espaces dotés, entre autres, de dispositifs séparatifs, d'une signalétique particulière. Le développement de la sécurité privée entraîne également un certain nombre de demandes directes auprès des architectes, y compris autour de l'aménagement des espaces, au-delà de la vidéosurveillance et des dispositifs technologiques.
Dans ce contexte, les réponses apportées aux besoins de sécurité s'articulent autour de plusieurs principes parfois contradictoires. À cet égard, il convient de distinguer la protection contre le terrorisme de celle contre la délinquance et les incivilités.
La protection contre le terrorisme implique de convertir les espaces urbains de grande fréquentation en zones réservées, sur le modèle des aéroports. Il convient ainsi d'aménager des lieux sélectifs, dont les usagers font l'objet d'un contrôle et d'un filtrage. À défaut de pouvoir être entièrement contrôlables, à l'instar du panoptique, ces lieux sont conçus comme des espaces d'anonymat réduit, au milieu d'espaces entièrement anonymes. En outre, la lutte contre le terrorisme impose de plus en plus d'aménager des espaces publics transformables et adaptables - espaces modulables, barrières amovibles, signalétique... -, pour faire face à des niveaux de risque différents en fonction des usages et événements organisés.
La protection contre la délinquance et les incivilités, quant à elle, s'accompagne de plus en plus d'un principe de séparation des flux. Cette approche vise explicitement à limiter les opportunités de croisements ou de rencontres, assimilées à des risques de frictions sociales et urbaines. Autour du Stade de France, toutes les stations de transport ont ainsi été disposées à distance de l'enceinte, selon un schéma permettant d'éviter le croisement des flux de spectateurs. Par ailleurs, la protection contre les risques de délinquance, d'occupation et d'incivilités conduit à multiplier les dispositifs destinés à stériliser les usages possibles du sol. La plupart des quartiers résidentiels disposent ainsi de grilles et de jardins de vue, destinés à empêcher une appropriation de leurs habitants, voire la seule possibilité de s'arrêter ou d'échanger.
Tout n'est pas toujours aussi caricatural. Néanmoins, ces différentes manières de sécuriser les espaces publics, en les filtrant et les rendant adaptables, en évitant les croisements et en « stérilisant » les usages, posent aujourd'hui question. Une voie tout à fait inverse pourrait être privilégiée par les architectes et les urbanistes, pour encourager les habitants et les usagers à être dehors, à se rencontrer et à investir les espaces urbains. Pourquoi ne pas considérer que la fréquentation et l'activité sont de nature à réduire l'insécurité dans les espaces publics ? Cela vaut aussi pour le terrorisme. Le fait que nombre de terroristes se radicalisent aujourd'hui seuls devant leur ordinateur pourrait être révélateur d'un dysfonctionnement de la vie urbaine et appeler à la remise en cause de tous les principes de sécurité destinés à limiter les usages, les possibilités de croisements et de rencontres dans l'espace public.
Ainsi, dans la plupart des opérations de renouvellement des grands ensembles déterminées par une forte injonction sécuritaire, on s'attache davantage à réduire les usages du sol qu'à les augmenter. Conçus à l'origine, durant les Trente Glorieuses, sur de vastes étendues paysagères, apportant l'air, la lumière et la nature au plus près des logements, les grands ensembles n'ont jamais été très investis par leur habitants. Les gestionnaires n'ont jamais autorisé beaucoup d'usages sur les vastes espaces verts tandis que leur entretien est vite devenu une charge pour les habitants et les collectivités. Ces espaces verts se sont ainsi réduits au fil du temps. Pour beaucoup, ces espaces verts sont devenus des territoires d'insécurité ou sont aujourd'hui vécus comme tels. Afin de remédier à cela, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des rues y ont été introduites, destinées à constituer des espaces publics alors perçus comme civils et lisibles. Depuis une dizaine d'années, une logique de « résidentialisation » - selon la terminologie de la politique de la ville - est également mise en oeuvre, avec un découpage du sol en petites parcelles clôturées, transformant les espaces verts continus en successions de petits jardins de vue, sans véritable usage possible. Là encore, cette approche, qui emporte le risque de décourager toute vie sociale au sein de l'espace public, s'avère problématique.
Des alternatives existent et se développent aujourd'hui. À Toulouse, dans le quartier de Bagatelle, nous travaillons avec mon équipe sur un projet alternatif. Nous avons eu l'idée de procéder inversement, non pas en réduisant ou en morcelant les espaces verts, mais en créant un parc de quatre hectares découpé en parcelles dédiées aux initiatives des habitants, chacun pouvant, comme dans un jardin ou garage de pavillon, y développer une activité énergétique, agricole, alimentaire, culturelle, ludique ou sportive. Ce projet a vocation à animer l'espace public, en donnant la possibilité aux habitants d'agir sur leur environnement, voire de développer une activité économique, enjeu particulièrement important dans un quartier d'habitat où l'accès à l'emploi demeure difficile. Une telle approche est, selon moi, plus bénéfique au quartier que les dispositifs actuels d'évitement et de stérilisation du sol. Elle évite le repli au sein du logement et favorise l'investissement et les interactions des habitants dans l'espace public. Elle leur octroie même la possibilité d'agir sur les conditions sociales, économiques, politiques, lesquelles engendrent parfois l'insécurité dont ils sont victimes.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Je veux remercier très sincèrement Paul Landauer, qui a parfaitement démontré toute l'utilité qu'il y avait à faire appel à un architecte dans le débat autour du défi sécuritaire. La préoccupation de la sécurité, si indispensable soit-elle, finit par induire des choix architecturaux qui ne sauraient être neutres. À cet égard, la résidentialisation, terme plutôt prometteur de prime abord, peut aussi conduire à encastrer les habitants dans des clôtures. De même, les codes, caméras de vidéosurveillance et autres dispositifs de sécurité emportent le risque de calfeutrer les habitants. L'efficacité des aménagements en matière de sécurité pose alors question. En pratique, l'architecture n'est pas neutre et produit toujours des effets, tant sur la sécurité que sur la solidarité, le vivre-ensemble, la démocratie.
Je mène par ailleurs une bataille contre la généralisation des partenariats public-privé (PPP). Si leur utilité est, dans certains cas, avérée, la construction d'établissements pénitentiaires en PPP soulève de fortes interrogations. L'architecture d'une prison recouvre une dimension régalienne extrêmement importante, car elle demeure liée à une idée de la détention et de sa fonction : réinsertion, prise en compte des êtres humains, etc. L'architecture carcérale ne saurait ainsi être pensée sans un dialogue considérable avec ceux qui y travaillent et y vivent.
Je m'arrête là et cède immédiatement la parole à Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste, géographe, qui a notamment contribué en 2010-2011 à la rédaction du rapport Villes du futur, futur des villes : quel avenir pour les villes du monde ?
Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste, géographe
Monsieur le sénateur, monsieur le préfet, mesdames, messieurs, avec le point de vue, non d'un spécialiste de la sécurité mais d'un praticien de la ville, je reviendrai pour ma part sur une question qui me semble centrale : quelles sont les modalités de dialogue entre, d'une part, les spécialistes de la sécurité, et, d'autre part, les architectes, les urbanistes chargés de la fabrique de la ville ? Comment rendre ce dialogue plus constructif, plus efficace et peut-être moins idéologique ?
De manière surprenante, en comparaison avec d'autres secteurs des politiques publiques tels que l'écologie, le développement durable, le développement économique ou le numérique, la sécurité n'est que trop rarement perçue comme un levier de transformation des villes. De fait, cette dimension est souvent absente du discours des urbanistes, des architectes, des sociologues ou des économistes, alors que, historiquement, les enjeux de sécurité ont toujours façonné la forme des villes.
Rappelons que nos villes européennes ont d'abord été conçues comme des villes fortifiées. Sous Haussmann, les grands boulevards ont été construits dans un souci de sécurisation de la voie publique, avec des gabarits permettant notamment de contrôler les mouvements de foule et d'éviter les barricades. Dans les années soixante et soixante-dix, les villes se sont développées de manière plus fonctionnelle, avec une séparation entre flux automobiles et piétons répondant aussi à des enjeux de sécurité de déplacement et de partage de la voie publique. Depuis une vingtaine d'années, le modèle de la gated community est en train de définir, à l'échelle mondiale, une nouvelle forme de ville, fondée sur la protection et la fermeture de l'îlot par rapport à son environnement extérieur.
Il est évident que les maîtres d'ouvrage, architectes et urbanistes sont tous confrontés aux enjeux de sécurité lorsqu'ils définissent et planifient des ouvrages, des gares, des quartiers ou qu'ils s'attachent à organiser les espaces publics. Dans ce dialogue entre spécialistes de la ville et de la sécurité, beaucoup de choses restent aujourd'hui à améliorer.
La prévention situationnelle, c'est-à-dire cette discipline anglo-saxonne qui se développe à partir des années quatre-vingt pour traiter de sécurité en amont des plans d'urbanisme, a conduit à un double phénomène : d'une part, une privatisation accrue de l'espace public, d'autre part, une standardisation des modèles urbains. Les mêmes dispositifs sont ainsi répétés de ville en ville, avec une attention particulière portée à la structure de la trame viaire, à l'éclairage public, à la piétonnisation de certaines rues, à la stricte délimitation entre espaces publics et espaces privés, à la suppression des bancs ou des rampes, à l'installation systématique d'interphones et de grilles à l'entrée des immeubles, au recours à la vidéosurveillance, voire à la mise en oeuvre de techniques spécifiques destinées à repousser certaines populations susceptibles d'occuper l'espace urbain : néons bleus anti-toxicomanes, fréquences sonores anti-jeunes, produits malodorants, etc. Nous pouvons nous interroger sur la pertinence et l'efficacité de ces dispositifs.
Depuis 2007, dans les opérations de construction, en amont de la délivrance des permis de construire, les maîtres d'ouvrage doivent désormais remettre des études de sûreté et de sécurité publique - ESSP - instruites par la préfecture de police. Ces études doivent évaluer les risques afin de prévoir des mesures particulières en matière de construction et de gestion des espaces et des flux. L'objectif est de conduire les maîtres d'ouvrages à prendre en compte la prévention de la malveillance dans l'urbanisme et la construction au même titre que le développement durable, les qualités environnementales, urbaines et sociales. Le processus de réalisation de ces études est un bon laboratoire pour comprendre les rapports de force entre parties prenantes, à la croisée des chemins entre l'urbanisme et la sécurité.
Prenons l'exemple de la construction du Grand Paris Express, le nouveau métro en rocade du Grand Paris, représentant deux cents kilomètres de lignes à construire et soixante-huit nouvelles gares. La maîtrise d'ouvrage des nouvelles gares du futur réseau du Grand Paris Express prend en compte en amont de la conception des ouvrages certaines doctrines issues de la prévention situationnelle. La réalisation des ESSP est pilotée par des consultants dédiés, des professionnels de la sécurité, avec des approches souvent très techniques, qui viennent parfois se heurter au langage et aux pratiques des autres métiers de la fabrication de la ville, à savoir l'architecture, l'urbanisme, le paysagisme, l'ingénierie. Le dialogue se révèle très souvent tendu et peu productif entre les spécialistes de la sécurité, porteurs d'un discours fondé sur la fermeture, la surveillance, le contrôle et la division des espaces, et les architectes et urbanistes, porteurs d'un discours fondé sur l'unité et la continuité des espaces publics, le vivre-ensemble, la libération des usages ou la mixité.
Nous sommes là dans le cas typique de ce que l'on appelle une controverse dans le champ des sciences politiques. Le débat technique dérive souvent vers un débat politique sur le sens et la philosophie de la ville. Par exemple, dans la conception d'équipements publics, se pose la question des commerces. Les architectes et urbanistes soutiennent que les commerces constituent un atout pour la sécurité publique, en produisant de la surveillance naturelle des espaces, alors que, dans les ESSP, les commerces sont évalués comme un facteur d'augmentation des risques, car de nature à induire potentiellement davantage de vols, de flux difficiles à contrôler, etc.
Pour rompre avec une vision parfois trop administrative ou technique et une surspécialisation des métiers dans la fabrique urbaine, je reprendrai l'idée très intéressante évoquée par Roger Vicot d'organiser un Grenelle de la sécurité, ouvert et pluridisciplinaire. Un forum pourrait ainsi rassembler tous les métiers qui, aujourd'hui, concourent à la fabrication de la ville et à sa sécurisation.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Il n'était pas envisageable d'organiser un colloque sur la prospective sans solliciter le concours de Futuribles, centre de réflexion avec lequel la délégation à la prospective travaille régulièrement. Je laisse donc la parole à Jean-François Soupizet.
Jean-François Soupizet, conseiller scientifique, Futuribles international
Je remercie la délégation à la prospective du Sénat de m'avoir associé à ces travaux.
Comme cela était déjà analysé dans votre rapport, monsieur le sénateur, et comme cela a été abondamment illustré lors de ce colloque, les villes ont entamé une mutation.
Les villes intelligentes ou connectées désignent aujourd'hui une sorte d'idéal, porté par les avancées technologiques, de nature à optimiser l'exécution et la gestion des fonctions de l'urbanité, ainsi qu'à offrir aux responsables les éléments d'une gestion plus centralisée, voire d'un pilotage combinant renseignement, information et mécanismes de préconisation et d'aide à la décision.
Si ces développements sont prometteurs, force est de reconnaître qu'ils impliquent aussi de nouvelles vulnérabilités, en raison d'une dépendance à l'égard de systèmes d'information de plus en plus complexes. Ces vulnérabilités peuvent prendre un caractère personnel pour les citoyens de verre que nous sommes de plus en plus menacés d'être, alors que de nombreux organismes, en particulier ceux qui relèvent des collectivités locales, sont amenés à détenir une quantité considérable d'informations sur nous-mêmes, nos activés, nos proches, nos déplacements, etc. L'actualité toute récente témoigne aussi de la réalité des risques associés à cette dépendance, avec les attaques survenues hier sur le système de gestion des domaines de la société Dyn, qui ont affecté l'internet et quasi paralysé un certain nombre de grands réseaux pendant plusieurs heures.
Dans ce contexte, les collectivités sont immédiatement responsables d'assurer la sécurité des données utilisées, entre autres, pour la gestion des activités et des services municipaux. Elles sont également responsables à l'égard des citoyens quant à la sécurisation des données qu'elles détiennent sur eux. Enfin, elles sont responsables de la qualité des données mises à la disposition de la communauté et des agents économiques, le cas échéant au travers de systèmes en open data .
Les menaces pesant sur ces données peuvent provenir de différentes sources. Le cyberactivisme, souvent lié à des motivations idéologiques, politiques, religieuses ou éthiques, recherche un certain consentement de la population et s'attaque plus généralement à la réputation des systèmes ou des acteurs. La cybercriminalité, quant à elle, rejoint des motivations financières plus traditionnelles, en s'attaquant à des données sensibles pour en opérer le recel, paralyser des activités, extorquer des fonds. Le cyberterrorisme fait craindre la combinaison d'attaques physiques et cybernétiques, en particulier dirigées contre les moyens dont les collectivités et les services de sécurité disposent pour faire face aux difficultés rencontrées. Les aléas naturels et techniques sont également porteurs d'un éventail de menaces très larges : températures extrêmes, inondations, séismes, feux de forêt s'étendant à des zones urbanisées... Les menaces d'origine étatique ne paraissent quant à elles pouvoir se développer que dans un contexte de conflictualité internationale, appelant une mobilisation des moyens des États centraux.
Quant aux risques, ils portent sur les données, leur organisation, leur transmission, leur stockage et leur exploitation. La copie et le sabotage des données figurent parmi les agressions les plus fréquentes même si sont apparues, au cours de la dernière période, des attaques par « déni de service », qui consistent à inonder de messages un système en vue de le paralyser.
Les collectivités présentent par ailleurs une vulnérabilité spécifique, qu'il convient de souligner. Une étude que nous avons menée récemment pour le compte de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies a montré à quel point le taux de données effectivement détenues et contrôlées par les collectivités était faible. En effet, celles-ci sont très souvent détenues par des tiers, en particulier par des entreprises, au travers de liens contractuels ou par le biais de mécanismes de régie ou de concession.
Naturellement, l'architecture des systèmes d'information n'arrange rien, tant la multiplication des dispositifs de connexion accroît la fragilité des systèmes. En dehors du système d'information lui-même, il convient de tenir compte des informatiques orphelines, y compris les photocopieuses connectées, de la mobilité numérique, avec des outils de connexion pas toujours sécurisés, de l'utilisation d'équipements personnels à des fins professionnelles - selon le principe du « bring your own device » - et du développement, qui s'annonce extrêmement rapide, de l'internet des objets. Loin de moi l'idée de faire l'impasse sur la dimension humaine, dans la mesure où l'immense flot de données révélées au grand public, qui a littéralement bouleversé les conditions de négociation autour de la gouvernance de l'internet, a comme cause première des comportements humains, sans que ce propos n'implique en aucune façon un jugement de ma part sur ceux-ci.
Dans cet environnement porteur tout autant de progrès technique que de risques, le marché de la cybersécurité se développe et se complexifie. En outre, la gouvernance de l'internet pose question car de nombreux aspects, dont la sécurité, ne font pas l'objet de la coopération internationale qui serait souhaitable. Et ce malgré les efforts conduits dans le cadre des Nations unies ou, plus précisément, au sein de l'Icann pour doter la gouvernance de l'internet d'une plus grande légitimité. Pour autant, il n'existe pas, à ce jour, d'enceinte mondiale multilatérale où ces questions peuvent être abordées dans leur globalité. La conflictualité internationale et les tensions sociales croissantes aggravent par ailleurs la situation.
Face à ces enjeux, il existe une palette d'éléments de réponse, dont certains, relativement simples à mettre en oeuvre pour les collectivités, relèvent du bon sens. Le métier de responsable de la sécurité des systèmes se développe et évolue. Un minimum de contrôle peut également être assuré par le biais de compétences internes, ainsi qu'en s'appuyant sur des partenaires fiables, y compris les services de sécurité de l'État, lorsque les collectivités ne sont pas dotées de ressources internes leur permettant de faire face aux situations de crise. Il est également possible de mesurer et de connaître la sensibilité des données, pour leur accorder un niveau approprié de protection. Des dispositifs de veille concernant les intrusions peuvent par ailleurs être mis en oeuvre. Enfin, une culture de la protection des données se développe, avec des règles élémentaires applicables par l'ensemble des collaborateurs. À cet égard, dans les quelques cas de vols ou de dommages aux données portés devant la justice, les juges ont aussi tenu compte des mesures de sécurité raisonnablement prises par les plaignants. La sécurité des systèmes et des données est donc appelée à devenir un élément de plus en plus important de la culture des collaborateurs.
En conclusion, le numérique change notre rapport à la complexité, car il nous permet de représenter la réalité et un certain nombre de situations dans leur globalité. Alors qu'il est de plus en plus question de décloisonnement ou d'approche intégratrice, il serait cependant paradoxal que la démarche des villes vers plus d'intelligence oublie les enjeux spécifiques de sécurité que posent les systèmes d'information mis en place pour mieux servir la collectivité et ses citoyens.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Merci à tous les intervenants de cette table ronde de nous avoir profondément éclairés sur cette dimension, qui constituera une partie importante du prochain rapport, pour lequel j'ai déjà reçu de nombreuses commandes.