Troisième table
ronde :
Faut-il réformer les politiques dites de la
ville ?
Mixité sociale et mixité fonctionnelle
Présidence d'Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville
Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil
Christian Favier, sénateur du Val-de-Marne, président du conseil départemental
Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine
Philippe Hayez, président de la première section Ville et logement, cinquième chambre de la Cour des comptes
Thomas Kirszbaum, sociologue
Évelyne Yonnet, sénatrice de la Seine-Saint-Denis
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Nous sommes heureux d'accueillir Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville, qui insuffle un nouvel élan aux politiques de la ville. Nous entendrons également avec bonheur mon collègue Christian Favier, sénateur du Val-de-Marne et président du conseil départemental, Nicolas Grivel, directeur général de l'Anru, Philippe Hayez, président de la première section Ville et logement, à la cinquième chambre de la Cour des comptes, Thomas Kirszbaum, sociologue, Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil et ma collègue Évelyne Yonnet, sénatrice de la Seine-Saint-Denis, qui combat avec détermination les marchands de sommeil.
Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville
Monsieur le sénateur, cher Jean-Pierre, mesdames, messieurs, je suis convaincue que la diversité des intervenants à cette table ronde permettra de croiser les regards et d'enrichir le débat. Voilà encore peu de temps, j'étais députée-maire de la ville de Vaulx-en-Velin, connue pour les événements de 1990 qui ont amené François Mitterrand à nommer, pour la première fois, un ministre de la ville, en l'occurrence Michel Delebarre. En tant qu'élue locale, je connais donc la politique de la ville depuis ses débuts, ses réussites et ses difficultés.
Ville trop dense, trop étendue, trop haute, trop basse, trop polluante, trop consommatrice d'énergie, trop excluante, les discours et les pratiques se succèdent. Ville durable, développement économique et social plus harmonieux, ville connectée, intelligente, ville du savoir, pour diffuser et améliorer les connaissances, tels sont les vocables sur lesquels nous nous accordons aujourd'hui. Pour relever ces nouveaux défis, la politique de la ville a dû profondément changer durant les trente dernières années. Pour que la ville devienne durable, ses habitants ont dû subir ou apprécier, c'est selon, constructions, démolitions, reconstructions, visions d'urbanistes. Lorsque l'urbaniste cherche à réparer les erreurs du passé, comme le rappelait M. Lecroart en conclusion de son propos lors de la précédente table ronde, cela pèse sur les habitants. Alors que le centre-ville de Paris n'a guère bougé, des villes plus populaires ont connu des transformations drastiques qui ont conduit leurs habitants à s'interroger : faut-il forcément faire table rase du passé ? L'urbanisme doit-il prévaloir sur le bien-être des citoyens ? Je pose ces questions de manière volontairement caricaturale.
Pour certains, la mixité sociale consiste à substituer telle population à telle autre dans les villes populaires. Le passage d'un urbanisme vertical à un urbanisme horizontal n'est pas pour rien dans cette vision. Certaines villes ont vocation à accueillir toujours les plus pauvres, qui les quittent pour des quartiers plus favorisés une fois que, grâce à la politique de la ville et aux aides dont ils ont bénéficié, ils en ont les moyens. Ces deux conceptions se concurrencent et le débat reste vif entre élus locaux, urbanistes et sociologues.
La politique de la ville concerne 1 512 quartiers, avec un périmètre d'action identifié, appelé « géographie prioritaire », construit désormais sur un seul critère, celui de la concentration de personnes à bas revenus, c'est-à-dire significativement inférieurs à ceux de l'aire urbaine dans laquelle ces habitants vivent. Cela a fait émerger de nombreux territoires qui sont venus s'ajouter à ceux, plus traditionnels, de l'Île-de-France, de l'agglomération marseillaise ou de la banlieue lyonnaise. Sont ainsi apparus dans le prisme de la politique de la ville des communes auxquelles on ne pensait pas forcément : Fécamp, Auch, Thiers, Cannes ou Bourges. Derrière le critère de précarité, l'enjeu est celui du droit à la ville et du droit à une ville pour tous. Cohésion sociale, développement économique, cadre de vie et habitat, tels sont les sujets sur lesquels il fallait statuer. En 2014, la loi Lamy a introduit le critère du développement économique dans la politique de la ville. Le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté, en cours d'examen au Parlement, aborde la question du peuplement en l'intégrant à la problématique de la mixité sociale.
La ville, ce ne sont pas seulement des bâtiments. C'est aussi la santé, l'éducation, et la culture de ceux qui l'habitent. On ne créera pas de cohésion sociale sans intégrer les politiques d'emploi, d'éducation, de santé et de culture dans nos quartiers populaires, là où le droit commun a fui parfois, quand la politique de la ville est arrivée. Quant au développement économique et à la création de richesses et d'entreprises, la loi Lamy les a inscrits comme allant de pair avec le renouvellement urbain. En ce qui concerne l'habitat, nous avons réussi à transformer certains quartiers populaires, grâce au premier programme de renouvellement urbain. Cela reste malgré tout insuffisant.
La question du logement, notamment celle du mal-logement, est devenue encore plus prégnante avec la nouvelle géographie prioritaire. Il ne s'agit pas seulement de transformer physiquement le bâti et de rénover les logements. Il faudra aussi travailler sur les équipements. Je crois fermement que la culture et l'éducation sont au coeur de la mixité sociale, car les enfants doivent se mélanger dans les écoles, fréquenter les mêmes salles de sport et avoir égal accès aux activités culturelles. Il suffit de renouveler les équipements publics d'une ville pour constater que les habitants restent et ne fuient plus les quartiers populaires. Certains reviennent, car ils sont restés attachés à leur quartier, même après l'avoir quitté. De nouveaux habitants arrivent. Si la sécurité garantit la tranquillité publique et empêche les incivilités, pour peu que la mixité scolaire fonctionne, les conditions d'une mixité sociale réussie sont réunies.
C'est dans nos quartiers populaires que le taux d'abstention aux élections est le plus élevé. Or, l'adhésion des habitants est indispensable pour mener à bien la transformation d'une ville. D'où les 850 conseils citoyens, qui existent depuis deux ans déjà, et qui rassemblent, dans la France entière, 15 000 personnes prêtes à travailler avec les élus. Je réunis leurs représentants, la semaine prochaine. Les citoyens ont un besoin de formation, mais les institutions et les élus doivent également revoir leurs pratiques et renouveler leur regard sur les habitants. En effet, ce sont les habitants eux-mêmes qui demandent la mixité sociale et la mixité fonctionnelle. Loin de vouloir vivre dans un « entre soi », ils souhaitent que les barrières s'estompent entre les quartiers favorisés et les quartiers populaires. Telles sont les préoccupations qu'ils sont en train de porter auprès des institutions, les élus locaux et les services de l'État.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Madame la ministre, je vous remercie de plaider pour cette mixité sociale et fonctionnelle des activités et des occupations.
Je donne la parole à Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil.
Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil
Madame la ministre, monsieur le sénateur, je vous sais gré d'organiser une telle rencontre et de promouvoir ce travail de prospective. Je ne peux commencer mon propos sans saluer la mémoire de Claude Dilain, sans qui le projet Médicis-Clichy-Montfermeil n'aurait pas été possible.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Nous nous associons à cet hommage. Claude Dilain était un grand ami.
Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil
Je sais à quel point il a compté dans l'histoire de cette institution. Je me réjouis d'ailleurs de la participation à cette table ronde de Mme Yonnet, qui défend ardemment les mêmes causes. Voilà quelques années déjà que Claude Dilain parlait de cette mixité sociale et fonctionnelle que nous appelons de nos voeux et de la nécessité de mettre en place des politiques publiques transversales allant au-delà d'une logique de réparation. Le territoire de Clichy-Montfermeil est tristement représenté dans notre imaginaire depuis les émeutes de 2005. Il était pourtant déjà enclavé avant ces incidents, enfermé pour ainsi dire, faute de moyens de transport et de mobilité.
Le projet Médicis-Clichy-Montfermeil, dont je porte l'élaboration et le déploiement, pose des questions relativement équivalentes à celles qui émergent en matière de politique de la ville. La politique culturelle elle-même doit se réinventer, pour s'interroger sur son sens, son enjeu et sa mise en perspective. Le musée d'art contemporain du Val-de-Marne - Mac Val -, que M. Favier connaît bien, est un exemple très fort de ce qui peut se faire. Les institutions culturelles françaises souffrent de la logique de silo qu'on leur applique, en opérant un déploiement sans partage ni mixité. On leur assigne trop souvent un objectif de rayonnement, sans tenir compte de leur capacité à toucher et à rassembler les habitants. Or, on ne bâtit pas de projet culturel sans impliquer les populations. Le projet que je porte a été lancé voilà quelques années, puis abandonné. Repris depuis deux ans, il est aussi important et aussi urgent que la rénovation urbaine ou la création d'un métro automatique ou d'un tramway. D'où la nécessité de promouvoir des politiques reliées : politique de la ville, politique culturelle, politique des transports, politique éducative.
Il s'agissait, au départ, d'inventer un grand projet culturel d'ici à 2023 ou 2024. On ne peut pas en effet lancer un grand projet culturel à Clichy-Montfermeil sans que le territoire soit connecté. Je rappelle que le grand nord-est du Grand Paris compte près de 800 000 habitants. La question des transports reste essentielle. Le lien avec les habitants ne l'est pas moins. Paradoxalement, sortir de l'enclavement produit encore plus d'enclavement. Le territoire est en chantier permanent depuis dix ans et le sera encore pendant dix autres années. Je ferai un parallèle plutôt basique mais très éclairant : dans les six mois à venir, compte tenu des travaux d'excavation attendu, ce sera l'équivalent d'un semi-remorque qui sortira toutes les huit minutes de ce territoire pourtant difficile d'accès ; songez que les mouvements pendulaires auxquels doivent s'astreindre leurs habitants coûtent à ces derniers deux heures et demie de leur temps quotidien. Le temps de la politique de la ville, le temps du chantier et des réparations est aussi un temps sociétal, où le vivre-ensemble doit être pris en compte. D'où notre idée de monter un avant-projet culturel à défaut de pouvoir résoudre l'urgence. Nous sommes implantés à Clichy-sous-Bois et Montfermeil auprès des conseils citoyens, auprès des équipes de la politique de la ville. La logique d'archipélisation est révolue, l'heure est à l'interaction.
L'élaboration du projet se joue sur le temps court et le temps long. La temporalité, qu'évoquait Mme la ministre, est essentielle pour définir un projet de cette nature. Dans dix ans, nous nous lancerons dans une aventure de grande ampleur, aussi importante que le musée du quai Branly-Jacques Chirac ou que la Bibliothèque nationale de France. La violence n'est pas intrinsèque au territoire de Clichy-Montfermeil. C'est le regard que l'on porte sur cette zone qui introduit de la violence. Des gens venus de quatre-vingts pays différents y vivent placidement. La culture est une voie qu'on leur ouvre pour qu'ils trouvent de la fierté et de la joie. Bien sûr, il faut réparer : le projet de rénovation urbaine et les nouveaux contrats de ville participent de cette logique d'urgence. Le tristement nommé « Chêne pointu » est en rénovation urbaine permanente. Mais il faut également construire de la fierté pour la population, et cela passe par la culture, l'éducation et le social. Je ne sais pas si la mixité sociale se décrète. En revanche, on peut travailler la mixité fonctionnelle.
Les conseils citoyens sont une bonne initiative. Si la stratégie est la bonne, la politique doit être encore plus décloisonnante et interministérielle, pour éviter de répéter les pratiques qui relèvent d'une fonctionnalité par silo. Sur le terrain, la politique de la ville procède encore par saupoudrage, en séparant culture, éducation et logement. Je ne peux pas monter le projet Médicis-Clichy-Montfermeil sans collaborer avec la Société du Grand Paris, avec les conseils citoyens ou avec les associations relais.
J'ai voulu, par mon propos, apporter un témoignage de terrain. À Détroit, Chicago, Istanbul, Buenos Aires, Johannesburg ou Shanghai - j'en profite pour saluer la grande qualité de l'exposé fait sur les villes du monde lors de la précédente table ronde -, les artistes considèrent que Clichy-Montfermeil fait partie du Grand Paris. Il est intéressant de constater que les artistes se forgent d'autres représentations que nous : la frontière du périphérique n'existe pas pour eux. Voilà une piste d'espoir pour l'avenir.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Je donne maintenant la parole à mon collègue Christian Favier, qui, outre ses fonctions locales, est un membre éminent de la commission des lois du Sénat.
Christian Favier , sénateur du Val-de-Marne, président du conseil départemental
Je vous remercie, cher Jean-Pierre Sueur, de m'avoir convié à ce colloque. La politique de la ville issue de la loi Lamy renouvelle notre action en faveur des quartiers populaires. Création, au travers des conseils citoyens, d'un organe de concertation avec les habitants des quartiers concernés par les nouveaux contrats de ville, mise en place du tirage au sort pour la désignation de leurs membres : cette loi a été l'occasion de refondre les moyens de la géographie prioritaire en les resserrant sur 1 300 quartiers. J'ai soutenu cette initiative, convaincu qu'il valait mieux arrêter le saupoudrage et privilégier les besoins les plus importants. N'oublions pas pour autant les territoires qui ont été sortis de cette géographie prioritaire. Dans mon département, de 320 000 personnes concernées dans 78 quartiers, nous sommes passés à 140 000 dans 42 quartiers, soit 180 000 personnes exclues de la géographie prioritaire de la ville sans que leurs difficultés aient disparu pour autant. Des mesures doivent être prises pour garantir les besoins de ces quartiers dits « de veille active ».
J'étais favorable à un élargissement des moyens de l'Anru. Ils sont déjà significatifs, à 5 milliards d'euros, mais moindres qu'à l'époque du premier programme, alors que les besoins sont importants. Il faut également être attentif aux moyens dont disposent les collectivités concernées, car elles subissent uniformément la baisse de la DGF quelle que soit leur situation. Peut-être aurait-il fallu nuancer cette baisse en fonction des difficultés particulières auxquelles sont confrontées certaines communes. Le contrat de ville unique, associant collectivités et État, est un outil pertinent, qui semble bien fonctionner. Des évaluations sont en cours.
La question de la mixité sociale se pose dans les villes en général et pas seulement dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. J'ai été choqué par le détricotage, au Sénat, de la loi SRU lors de l'examen en première lecture du projet de loi Égalité et citoyenneté, avec la remise en cause des obligations des collectivités locales en matière de construction. En région parisienne, où l'on dénombre plus de 600 000 demandeurs de logement, on ne peut pas s'exonérer de ce genre d'obligations. Je plaide également pour qu'on encourage les maires bâtisseurs. Certains, très volontaires pour créer l'offre de logement nécessaire, sont freinés par le manque de moyens en vue d'accompagner ces réalisations d'équipements publics adéquats. Les sommes allouées restent faibles : 2 000 euros par logement construit ; c'est peu par rapport au coût d'une école. De ce point de vue, la simple contractualisation proposée par la majorité sénatoriale dans le projet de loi Égalité et citoyenneté ne suffit pas. La situation est grave et appelle des règles plus contraignantes pour répondre aux besoins sociaux.
En matière de mixité sociale, ce n'est pas la population qui pose problème, ni même les quartiers. Ce qui importe, c'est de rendre ces derniers attractifs pour que les habitants y vivent mieux. Offre de soins, désenclavement, accès à l'emploi ou à la formation, tels sont les enjeux principaux, au premier chef desquels vient aussi l'éducation. Des efforts ont été déployés, avec par exemple la scolarisation à 100 % des enfants à partir de l'âge de deux ans. Il faut aller plus loin pour les faire aboutir. La qualité des établissements scolaires est également un enjeu de taille : comment créer des filières attractives pour les élèves ? On contiendrait les phénomènes d'évitement, particulièrement préjudiciables, en développant des filières de langue dans les établissements de ces quartiers plutôt que de créer un lycée international. Quant aux services de proximité, on les voit se déliter régulièrement : antennes de la caisse primaire d'assurance maladie, bureaux de poste, commissariats... Beaucoup reste à faire.
La décision de la région d'Île-de-France de ne plus verser de subventions aux communes qui ont plus de 30 % de logements sociaux pour éviter les ghettos est extrêmement pénalisante : elle risque, à l'inverse de l'objectif recherché, de favoriser la dégradation du patrimoine et des quartiers, et de créer ainsi des situations encore plus difficiles.
En tant que collectivité départementale, nous nous sommes saisis de cette réforme pour redéployer le service public dans les quartiers de la politique de la ville. Nous sommes signataires de tous les contrats de ville et nous menons des actions très concrètes : création de crèches supplémentaires, de centres de PMI, développement de grands projets de transport, avec 120 millions d'euros engagés pour le déploiement du tramway T9 prévu pour désengorger plusieurs sites entre Paris et Orly et dont le coût total s'élève à 400 millions d'euros. Il s'agit d'un effort considérable pour une collectivité qui n'a pas de compétence spécifique en matière de transport. À l'instar de ce qu'a fait la ville de Medellín, citée lors de la précédente table ronde, nous allons également créer le premier transport par câble en Île-de-France, un téléphérique urbain qui désenclavera Valenton et Villeneuve-Saint-Georges, en ouvrant l'accès au futur réseau du Grand Paris Express desservant Créteil.
En tout état de cause, rien n'aboutira sans un réel partenariat entre l'État, la région, le département, les collectivités locales et les communes.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
La parole est à Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, qui joue un rôle stratégique.
Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru)
Dans la logique de la loi Lamy et du nouveau programme national pour la rénovation urbaine (PNRU), qui promeut désormais une réflexion globale, la politique de la ville a vu son champ s'étendre : elle se concentre non plus seulement sur les quartiers, mais prend en compte l'agglomération tout entière ; en effet, pour avoir un impact réel sur un quartier, il faut paradoxalement être capable d'agir à une échelle beaucoup plus large. Transformer un quartier ne se résume pas à reconstruire des bâtiments ; il faut d'abord identifier les phénomènes qui ont conduit à la paupérisation du quartier pour lancer une stratégie globale. Où construire du logement social ? Comment le répartir sur le territoire ? Quelle politique intercommunale d'attribution mettre en place ? Idem sur les questions économiques. Quelle stratégie de développement adopter à l'échelle d'un territoire ? Comment développer la mixité fonctionnelle dans un quartier ? Mais aussi, plus globalement, comment répartir les activités sur le territoire pour que les habitants puissent en bénéficier ? Enfin, la question des transports et du désenclavement ne peut également se traiter que de manière globale.
Pour réussir un projet de rénovation urbaine, il faut porter un engagement politique très fort sur une longue période, mais aussi allier vision stratégique et sens du détail, notamment sur les aspects de qualité urbaine. C'est en favorisant la consultation des habitants sur la conception des aménagements à réaliser que l'on pourra changer les modes de vie dans un quartier, la qualité de vie venant de l'égalité républicaine. Un habitant, membre d'un conseil citoyen, me disait très justement : « La qualité de vie commence par la qualité de vue . » Ce n'est pas la même chose de se réveiller, le matin, avec des fenêtres qui donnent sur un amoncellement de poubelles incendiées ou sur un jardin bien aménagé.
Avec d'autres, l'Anru s'attache à améliorer le quotidien de nos concitoyens. Je laisse à Mme la ministre le soin de revenir sur les aspects financiers du PNRU.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Un grand merci, monsieur Grivel, pour cet effort de synthèse remarquable !
Madame la ministre, vous souhaitiez ajouter quelques mots.
Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville
Même si je ne doute pas que nous aurons d'autres occasions de poursuivre le débat, je tenais, dès à présent, à répondre à certaines des remarques formulées par les différents intervenants.
La culture ne saurait être pensée comme un axe séparé de nos politiques publiques. Elle doit au contraire y être complètement intégrée. Comment construire les équipements culturels ? Comment les donner à voir, et à quel public ? Tels sont les enjeux. Pour y répondre, nous passons des conventions afin que le public des quartiers populaires soit pris en compte à part entière. M. Meneux évoquait, à juste titre, le regard des artistes.
Le débat sur le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté s'est noué autour de la question de savoir si les maires étaient responsables de la mise en place d'une politique du logement social déterminée. De mon point de vue, il n'est pas possible de développer la mixité de logements sur l'ensemble du territoire sans prévoir, par la loi, un minimum de contraintes.
Enfin, pour ce qui est des moyens, nous avons déployé 5 milliards d'euros pour Action Logement qui entraîneront 20 milliards d'euros d'investissement pour rénover les quartiers de la politique de la ville. Au congrès de l'Union sociale de l'habitat, le Premier ministre a annoncé le retour de l'État dans l'Anru, alors qu'il en était parti en 2009. Cela devrait faciliter une approche globale des projets. Le projet de loi de finances pour 2017 prévoit également une réforme de la dotation de solidarité urbaine (DSU), avec 180 millions d'euros supplémentaires à répartir entre 650 villes. La dotation politique de la ville devrait également augmenter, au bénéfice des villes les plus pauvres. Voilà trois sources de financement appelées à compenser la baisse de la DGF. Le Gouvernement déposera des amendements en ce sens au moment de la discussion budgétaire.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Rendez-vous est pris, madame la ministre, nous examinerons ces propositions avec beaucoup d'attention. Venons-en à la Cour des comptes, que l'on accuse trop souvent d'« épingler » tel ou tel, alors que, sans elle, les comptes publics seraient beaucoup moins rigoureux.
Philippe Hayez, président de la première section Ville et logement, cinquième chambre de la Cour des comptes
Je vous remercie, monsieur le sénateur, de vos propos de soutien à notre institution. Lorsque l'on appartient à un corps de contrôle a posteriori , on peut ressentir un léger vertige à être invité par la délégation à la prospective ; mais l'analyse du présent prépare bien sûr l'avenir.
La politique de la ville couvre un champ important et la Cour des comptes doit s'y intéresser, ne serait-ce qu'en raison de son impact sur les finances publiques. Le programme budgétaire n° 147, intitulé « Politique de la ville », intégré au sein de la mission « Politique des territoires », représente un peu plus de 400 millions d'euros, ce qui est apparemment peu par rapport aux objectifs fixés. Mais il existe également un document de politique transversale « Politique de la ville », qui fait apparaître un montant annuel de 4,4 milliards d'euros en crédits d'État, et dont la Cour estime le contenu perfectible. Nous oscillons donc entre quelques centaines de millions d'euros et près de 4,5 milliards.
Notre dernier rapport publié sur la politique de la ville date de février 2016. Tous les ans, la Cour des comptes examine les crédits budgétaires et élabore une analyse budgétaire du programme 147. Nous nous intéressons aussi, bien sûr, aux acteurs publics. Pour ce qui est de l'État et de ses opérateurs, je vous renvoie à cet égard au rapport public thématique que nous avons produit en juillet 2014 sur l'Anru, à la demande de votre commission des finances.
Nous portons aussi ce que j'appellerai un regard instrumental sur cette politique de la ville sans être encore parvenus à produire d'évaluation en la matière. Au début de l'année prochaine, nous publierons une évaluation sur le logement social.
En juillet 2012, la Cour avait donc produit un rapport intitulé La politique de la ville : une décennie de réformes . Insuffisance de pilotage, mauvaise articulation entre les opérations de rénovation urbaine et celles qui relèvent du volet social, répartition non satisfaisante des moyens sur le territoire et faible mobilisation des crédits des autres politiques publiques dans les quartiers de la politique de la ville (QPV) : telles étaient alors nos conclusions. Quatre ans après, la situation s'est améliorée, comme nous l'avons constaté dans le chapitre de notre rapport annuel paru en février 2016 qui revient sur le rapport de 2012 pour examiner ce qui s'est passé depuis. Il y a une meilleure association des parties prenantes. Les mécanismes de pilotage ont été relancés au niveau de l'État, sous l'impulsion des comités interministériels Égalité et citoyenneté et grâce à la création d'un commissariat général à l'égalité des territoires. Les fonctions territoriales déconcentrées sont, si je puis me permettre cette expression, en meilleur état. L'intercommunalité monte en puissance.
Le zonage des actions est moins dispersé qu'auparavant, avec un recentrage évident. Subsiste néanmoins une hétérogénéité entre le zonage des quartiers prioritaires de la ville et le zonage de certaines administrations, qu'il s'agisse du ministère de l'éducation nationale ou du ministère de l'intérieur, pour prendre deux exemples.
Faut-il un périmètre unifié ? Je vous laisse en débattre et y réfléchir. Il y a, en tout cas, une meilleure convergence à trouver.
Par ailleurs, nous avons toujours un problème d'identification des moyens, et pas simplement dans les documents budgétaires : les crédits de droit commun, ceux qui ne relèvent pas spécifiquement de la politique de la ville, sont encore assez difficiles à recenser au niveau de l'exécution. Se pose ici un problème de géo-référencement des bénéficiaires des crédits. On est au niveau microéconomique, micropolitique, dans le respect des lois, évidemment, et des libertés des citoyens. Il est important d'avoir une vision plus fine des dépenses publiques telles qu'elles s'appliquent dans notre territoire.
Les contrats de ville, en tout cas ceux dont nous avons observé la mise en oeuvre, donc ceux de la génération précédant les contrats actuels, manquaient encore trop souvent d'objectifs financiers.
Autre élément à noter, il y a eu un recentrage sur les six départements prioritaires. Peut-être est-il encore insuffisant mais, là aussi, il faut un peu de temps pour en juger.
Enfin, sous cet angle, la démarche d'évaluation, de bilan, de compte rendu, comme le disait précédemment le maire de Grenoble, reste insuffisante. Nous n'avons pas encore les moyens, nous allons trop vite, nous ne prenons pas le temps d'analyser les actions que nous avons conduites et financées avant de nous engager dans nos nouvelles initiatives. C'est ainsi que, même si les conventions interministérielles d'objectifs ont été signées, le dispositif d'audit et de contrôle interne, au sens large du terme - par exemple des crédits d'État versés aux associations -, nous a paru encore très insuffisant.
Nous attendons avec intérêt ce que le nouvel acteur qu'est l'Observatoire national de la politique de la ville va pouvoir produire en termes de capacité d'analyse et d'étude.
Sur les politiques particulières, nous avons regardé, dans le rapport auquel je fais allusion, trois politiques particulières.
La première, c'est la politique de rénovation urbaine. De ce point de vue, même si les choses ont évolué depuis, nous avions écrit que nous avions des incertitudes sur l'articulation entre l'ancien et le nouveau PNRU. Il y a des chevauchements. L'injection de crédits supplémentaires est certainement une bonne nouvelle, mais l'articulation est à soigner.
S'agissant de la politique en matière d'éducation, nous sommes assez positifs sur les améliorations portées au titre de cette politique dans les quartiers prioritaires. En quelques années, on a constaté une meilleure convergence entre l'éducation prioritaire et les quartiers de la politique de la ville. Il reste des progrès à faire dans le domaine du lien entre le scolaire, le périscolaire, le préscolaire. Nous l'avons écrit clairement.
Pour la politique de l'emploi, nous sommes beaucoup moins optimistes. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de progrès, mais les progrès à faire sont plus grands que dans le domaine de l'éducation. La territorialisation en cours de la politique de l'emploi mérite une analyse attentive. Les services de Pôle emploi nous sont apparus insuffisamment mobilisés dans les QPV, même si, là aussi, des assurances nous ont été données depuis.
Pour terminer sur ce document de février 2016, nous avons émis quatre nouvelles recommandations : mieux identifier les priorités et les crédits spécifiques et de droit commun dans les contrats de ville nouvelle génération ; mieux chiffrer les objectifs de mixité sociale dans les opérations de renouvellement urbain ; rééquilibrer les moyens de l'éducation prioritaire dans les QPV au profit de l'enseignement préscolaire et du premier degré ; enfin, fixer des objectifs chiffrés pour la mobilisation du service public de l'emploi au sein de ces quartiers prioritaires.
En conclusion, cette politique, dont nous ne sommes que les observateurs et dont vous êtes ici les responsables et les acteurs, nous paraît à la fois intéressante et complexe. Si vous le permettez, j'ajouterai à titre personnel quelques remarques sur la politique de la ville, du point de vue de l'observateur.
Premièrement, c'est une politique qui pose évidemment le problème classique de la clarté de définition de ses objectifs. Nous sommes dans une politique de cohésion sociale, de solidarité, ce qui pose à l'évidence certaines difficultés, mais, dans ce domaine comme dans d'autres, il faut aller plus loin dans la précision.
Deuxièmement, comme pour de nombreuses autres politiques, la politique de la ville pose le problème de la bonne association des parties prenantes au moyen des divers instruments contractuels qui ont été évoqués. Là aussi, nous sommes dans une difficulté classique à surmonter.
Troisièmement, se pose le problème de la mobilisation coordonnée de l'ensemble des instruments financiers, des outils de planification contractuels, mais aussi d'évaluation. Là aussi, rien de particulier à cette politique par rapport à d'autres politiques complexes.
En revanche, deux problèmes sont plus fortement spécifiques pour les théoriciens des politiques publiques. D'abord, c'est le problème du territoire et du zonage, évoqué précédemment au travers du concept de « l'ici et de l'ailleurs ». Est-ce le bon angle ? Naturellement, les citoyens habitent, vivent dans des territoires. Une politique dont le critère principal est la territorialisation répond-elle à toutes les questions qu'elle vise à résoudre ? Probablement pas, mais c'est une complexité particulière de cette politique.
Enfin, un problème tout à fait spécifique se pose, et la politique de la ville pourrait servir, de ce point de vue, de laboratoire des autres politiques publiques, celui de la mise en cohérence des politiques publiques, qui ne saurait se résumer à la réunion, régulière ou non, de comités interministériels, même sous la haute présidence du Premier ministre. S'attachant à rester dans son périmètre d'analyse dans sa publication de 2016, la Cour ne s'est pas penchée sur les politiques de transport, ni sur les politiques de sécurité publique, pour n'en citer que deux, mais il faudrait le faire, car nombre d'acteurs ont insisté sur l'importance de cette mise en cohérence de politiques qui peuvent s'ignorer, s'annuler, voire se contredire.
Je m'arrête en me permettant de vous signaler un travail qui n'est pas encore public, qui n'est pas le nôtre, mais qui devrait être très intéressant, je veux parler de la monographie que consacrera l'année prochaine l'OCDE à la France et à sa politique de la ville. On y trouvera des analyses de résultat montrant, malheureusement, les inégalités persistantes dans les quartiers, que ce soit sur le plan éducatif ou sur le plan de la sécurité, mais aussi un jugement assez nuancé, différent du nôtre, attestant qu'un certain nombre de choses avancent. Évidemment, j'imagine que l'OCDE fera aussi des recommandations.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Nous allons avoir le plaisir d'entendre Thomas Kirszbaum, sociologue.
Thomas Kirszbaum, sociologue
Je souhaiterais revenir à la question posée à cette table ronde : « Faut-il réformer les politiques dites de la ville ? », et surtout à son sous-titre : « Mixité sociale et mixité fonctionnelle ». N'est-ce pas suggérer la réponse à la question ? Faudrait-il donc réformer dans le but d'avoir plus de mixité sociale et de mixité fonctionnelle ?
Si c'est ce que l'on attend d'une énième réforme de la politique de la ville, je pense que, loin d'un grand bond en avant, on ferait plutôt un bond en arrière. Ou, pour être précis dans la chronologie, ce serait un retour à la loi de 2003, dite loi Borloo. Ce texte faisait déjà de la mixité sociale son objectif central au travers du Programme national de rénovation urbaine, et, de la mixité fonctionnelle, l'objectif central des zones franches urbaines, relancées à la faveur de cette loi.
Je ne vais pas discuter ici de l'efficacité ou de la pertinence de ces objectifs. Je voudrais plutôt souligner le caractère très réducteur d'un tel horizon pour la politique de la ville. En effet, si cette dernière doit s'entendre, dans sa plus simple acception, comme une réponse à la ségrégation urbaine, il n'y a pas de solution unique à cette question. L'enjeu pour la politique de la ville est plutôt de savoir comment articuler différentes réponses.
Si échec il y a de la politique de la ville telle qu'elle a été menée en France depuis une quarantaine d'années, cet échec, me semble-t-il, réside pour une grande part dans l'incapacité chronique de cette politique publique à articuler au moins trois grandes lignes de transformation des quartiers, que je vais m'attacher à décrire de façon très brève.
La première ligne de transformation, c'est celle qui retourne en quelque sorte le postulat de la ségrégation comme problème pour l'envisager comme une solution, comme une ressource. C'est l'idée que les quartiers populaires recèlent toute une série de ressources qu'il s'agit de mettre en valeur, en prenant appui notamment sur la mobilisation civique des habitants, sur toutes les initiatives susceptibles d'être prises par les habitants et à partir de leur expression organisée.
Dans les pays anglo-saxons, mais pas seulement, cela renvoie aux démarches dites de développement communautaire ou, dans une version plus radicale, de community organizing , selon qu'elles visent le travail en partenariat et le consensus avec les institutions ou, au contraire, les rapports conflictuels et la critique des institutions. Dans un cas comme dans l'autre, l'idée centrale est que les habitants ne peuvent pas tout attendre des institutions publiques : parce qu'ils ont des intérêts communs, les habitants doivent en prendre conscience, s'organiser en conséquence et agir ensemble.
C'est peu dire que la politique de la ville, telle qu'elle a été menée en France, n'a pas beaucoup encouragé ces démarches de mobilisation dites communautaires. Le pari qui a été fait en France est que, pour transformer radicalement ces quartiers, il fallait prendre appui, non pas sur la société civile, même si l'on a beaucoup recours aux associations dans cette politique publique, mais sur les institutions publiques, à commencer par les services de l'État. Ce que l'on appelle dans le jargon de la politique de la ville « la mobilisation du droit commun ». Une mobilisation qui ne va pas sans ambiguïté parce qu'elle est loin d'être uniquement motivée par une préoccupation d'équité ou d'égalité des chances.
Il y a, certes, dans la politique de la ville tout un discours sur le droit à la ville - M. Sueur le connaît bien -, sur l'égalité des chances d'accès aux ressources de la ville, sur la ville pour tous - expression qu'a utilisée Mme la ministre -, mais il y a aussi une autre visée : la mobilisation des institutions républicaines doit servir un objectif de reconquête, au sens quasi militaire du terme, de territoires supposés échapper à la loi commune, à la loi républicaine.
Que la finalité soit la justice sociale ou l'ordre public, les institutions dites républicaines et les politiques de droit commun ont eu tendance à considérer que la politique de la ville était là pour prendre en charge ces quartiers et qu'elles n'avaient donc pas à se mobiliser en leur direction. Et c'est là qu'on en arrive à la troisième ligne de transformation, celle de la rénovation urbaine, devenue dominante à partir de la loi Borloo de 2003.
Le problème est que cette stratégie a été pensée sans lien aucun, voire en contradiction, avec les deux orientations précédentes : mobilisation citoyenne, d'un côté, mobilisation des institutions, de l'autre. La rénovation urbaine, au moins dans le cadre du premier programme national, a eu un tout autre objet que la mobilisation des ressources civiques, s'agissant de quartiers considérés uniquement sous l'angle du cumul de leurs handicaps et comme des ghettos à casser ; dans un nombre significatif de cas, les projets ont été imposés aux habitants contre leur consentement et vécus comme une réelle violence. En même temps, cela a été souligné par d'autres intervenants avant moi, il ne s'agissait pas non plus de mobiliser les autres politiques publiques, celles qui contribuent à la promotion sociale des habitants. C'est tout le débat, entre « l'urbain » et « l'humain », pour reprendre les catégories qu'affectionnent les politiques.
On le voit, il y a historiquement dans la politique de la ville trois grandes lignes de transformation, qui ont plutôt joué les unes contre les autres au lieu d'être pensées ensemble. J'en reviens à la question posée de la réforme de la politique de la ville, en rappelant que l'on sort tout juste d'un processus de réforme qui a mobilisé les acteurs pendant au moins trois ans et qui, d'une certaine façon, les a aussi paralysés pendant cette période. Dans ces conditions, faut-il réformer de nouveau la politique de la ville ?
La politique de la ville est engagée dans un processus de réforme permanente depuis trente-cinq ans. La particularité de la dernière en date, la réforme Lamy, est de ne pas choisir entre les trois lignes de transformation que j'ai décrites, tenant pour également légitimes l'enjeu de la mobilisation citoyenne, de la mobilisation du droit commun et de la mixité sociale au travers de la rénovation urbaine et des politiques de peuplement.
Le message que je voudrais faire passer, c'est qu'il y a un impensé dans cette réforme, comme dans les précédentes : comment articuler les trois réponses somme toute classiques à l'enjeu de la ségrégation ? Si l'on veut vraiment progresser dans cette articulation, on doit alors quitter le terrain de la réforme pour s'engager dans celui d'une révolution de la politique de la ville. Je mesure le défi car cela viendrait bousculer sérieusement des schémas de pensée, des habitudes de travail, mais aussi, il faut bien le dire, un certain nombre d'intérêts politiques.
Cette révolution de la politique de la ville, que l'on peut rêver à haute voix, consisterait à réconcilier les trois stratégies précédentes.
Comment réconcilier la stratégie n° 1 avec la stratégie n° 2, la mobilisation citoyenne et la mobilisation des institutions ?
Cela suppose que soient remplies deux conditions qui sont très loin de l'être en France : d'une part, que les institutions acceptent les interpellations de la société civile, c'est-à-dire sortent d'une forme d'autisme à l'égard de la société ; d'autre part, que des mécanismes de gouvernance évoluent afin que les acteurs publics, qui monopolisent jusqu'à présent les dispositifs de pilotage de la politique de la ville, acceptent de travailler avec la société civile sur un pied d'égalité, de considérer que les acteurs non publics ont une légitimité égale à la leur dans une perspective de coproduction de ce qu'on peut appeler le bien commun local. Nous en sommes, je crois, assez loin en dépit de quelques avancées permises par la réforme récente.
Comment, ensuite, réconcilier la stratégie n° 1 de valorisation des « quartiers ressources » et la stratégie n° 3, celle de la mixité sociale ? Cela voudrait dire que l'on renforce l'attractivité des quartiers, avant tout pour ceux qui y habitent, en faisant de ces quartiers de véritables lieux ressources pour la promotion de leurs habitants. Il s'agit en d'autres termes d'en faire des quartiers de choix. On rejoint, par un tel prisme, la préoccupation de mixité sociale car, l'un des problèmes classiques de la ségrégation résidentielle, c'est la tendance des résidents à fuir ces quartiers dès que leur situation personnelle s'améliore. Si vous parvenez à enrayer ce processus de fuite, vous contribuez à la mixité sociale et à la réduction de la ségrégation. C'est ce que j'appelle une mixité endogène.
D'une certaine façon, c'est ce que fait déjà la rénovation urbaine, mais elle le fait sans le dire, sans que ses acteurs assument véritablement le fait qu'ils travaillent, d'abord, pour les habitants qui sont là. Si les acteurs, au sens large, de la rénovation urbaine ne l'assument pas complètement, c'est que leur paradigme reste celui de la « bonne » mixité, celle que l'on parviendra à créer par un apport de population extérieures, en attirant des ménages des classes moyennes, et, il faut bien le dire, de préférence des classes moyennes blanches. Or, on constate de manière pragmatique que, sauf cas particulier, ces classes moyennes blanches ne reviennent pas dans ces quartiers, même une fois qu'ils ont été rénovés.
Comment, enfin, réconcilier les stratégies n os 2 et 3 ? J'introduis ici une perspective que l'on pourrait qualifier d'équité sociale ou de justice spatiale. On peut légitimement mener des politiques publiques incitant les gens à rester, en particulier les ménages structurants, parce que cela contribue à la mixité sociale. Néanmoins, dans une perspective d'équité, il faut aussi leur permettre de quitter le quartier quand c'est conforme à leurs aspirations. L'enjeu est ici de faciliter la mobilité à la fois urbaine, sociale, professionnelle et résidentielle de ces populations. Cela signifie qu'il faut pouvoir aider ces gens à quitter les quartiers, soit parce que la mobilité résidentielle est le résultat d'une promotion sociale et professionnelle, soit parce que l'on considère que la promotion sociale et professionnelle de ces populations est conditionnée par leur déménagement car le quartier n'a pas, en lui-même, toutes les ressources qui permettent cette promotion.
La question est ici celle du rééquilibrage entre la stratégie n° 3, la politique de rénovation urbaine et de mixité sociale, et la stratégie n° 2, celle de la mobilisation des différentes politiques publiques qui contribuent à la promotion des individus.
L'autre question posée ici est celle de l'échelle d'action, pour amener la politique de la ville à sortir du registre qui est historiquement le sien, celui de la proximité avec les habitants. Il y a vraiment un enjeu majeur, je crois, à s'intéresser à ce qui fait obstacle à la mobilité des habitants ; je veux parler des discriminations et de toute une série de ségrégations ou de microségrégations dont les quartiers populaires ne sont finalement que les symptômes. Je voudrais ainsi rappeler cette vérité première : la cause de la ségrégation et des discriminations se trouve non pas dans les quartiers, mais dans les autres territoires de la ville. C'est pourquoi il y a vraiment lieu de penser la politique de la ville à l'échelle de la ville.
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Merci, monsieur Kirszbaum, pour cette analyse systémique très articulée et qui donne à réfléchir.
Pour finir cette matinée, nous allons entendre Évelyne Yonnet, très impliquée dans la politique de la ville à Aubervilliers comme au Sénat.
Évelyne Yonnet , sénatrice de la Seine-Saint-Denis
Cher Jean-Pierre, merci de m'avoir invitée à participer à cet important colloque. Nos sociétés sont confrontées à des défis sans précédent : concentration urbaine importante, pollution, saturation du trafic, ghettoïsation, pauvreté, chômage élevé, pénurie de logements, criminalité en forte hausse... C'est pourquoi il paraît essentiel de comprendre les besoins d'aujourd'hui pour appréhender ceux de demain.
Les villes sont un moteur du développement économique et social des nations. L'urbanisation a permis d'améliorer la qualité de vie d'une grande partie de la population en facilitant l'accès à l'éducation, aux services sociaux, aux soins de santé pour tous, en particulier les enfants, à la vie culturelle, politique ou même religieuse.
À l'heure où les centres urbains concentrent 78 % de la population française, nos villes doivent repenser et renouveler leur modèle. À mon sens, la planification urbaine et les politiques de la ville qui ont caractérisé l'après-guerre en matière de logement et de mixité sont arrivées à leur terme. Il convient de les revisiter.
J'aurais souhaité aborder plus longuement ces sujets, mais, dans le temps limité qui m'est imparti, je me contenterai de parler d'Aubervilliers.
Aubervilliers se situe à cinq minutes de Paris : il n'est que de traverser une rue, et on y est ! Cette ville de 82 000 habitants, qui accueille 117 nationalités sur son territoire, est considérée comme la deuxième ville la plus pauvre de France après Roubaix. Très populaire, très industrialisée aussi et donc fortement touchée par le chômage depuis la fin de l'ère industrielle, elle voit sa population aller et venir, bouger, sans forcément s'y maintenir.
Dans cette ville, que nous aimons passionnément, de nombreuses actions sont menées, notamment dans le cadre de la politique de la ville.
Ainsi, nous avons deux énormes dossiers de renouvellement urbain : Villette-Quatre-Chemins et Cristino-Garcia-Landy, derrière le canal Saint-Denis - c'est encore bien Aubervilliers - avec, dans les deux cas, priorité donnée à l'éradication de l'habitat indigne.
Ceux qui connaissent cette ville pouvaient avoir le sentiment que l'on était plutôt dans le vieux Paris d'après-guerre qu'il fallait reconstruire et qu'un gros retard avait été pris en matière d'urbanisme. C'est ce dont témoignent logiquement les nombreux habitats insalubres, héritages des constructions d'avant-guerre ou d'après-guerre dont les propriétaires, assez impécunieux, ne pouvaient pas entretenir leur petit patrimoine.
Je citerai un troisième dossier, de grande ampleur, je peux en témoigner pour y avoir beaucoup travaillé, qui s'inscrit dans un plan national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) et qui concerne le centre-ville, un vrai centre-ville, je le précise, préservé grâce à l'ancien plan d'occupation des sols. Un PNRQAD, en sus de la politique de la ville, dont nous avons également bénéficié, cela voulait dire beaucoup d'argent de l'État, très peu de villes ayant été retenues.
Nous avons mis en place tout ce que proposait l'État. Nous avons reçu beaucoup d'argent. Nous avons essayé de tirer cette ville vers le haut. Ce sont des dossiers qui remontent à 2001 : nous sommes en 2016, nous commençons à peine à voir le jour. En effet, on oublie trop souvent de le dire, dès lors que l'on bénéficie de crédits d'État pour la politique de la ville, cela signifie que des êtres humains survivent dans un bâti dégradé et qu'il faut, avant d'entamer des travaux, d'engager des promoteurs, de réhabiliter ou de démolir et de reconstruire, se donner comme perspective de reloger tout le monde. Voilà pourquoi ces dossiers prennent un temps considérable.
Il est toujours compliqué de reloger des habitants désireux de rester dans leur quartier ou dans leur ville : la solution d'un relogement dans du logement social déjà construit, sans doute aussi dégradé que le précédent, est très délicate à manier. Alors il faut privilégier, encore et toujours, la concertation, la co-construction avec tous ces habitants, sur tous ces dossiers, avec le risque, une fois arrivés au projet de l'Anru, de devoir constater, comme cela nous est arrivé, qu'une partie de la population était partie ailleurs. Mais le projet était engagé, il a fallu aller jusqu'au bout.
Cela étant, je partage peu ou prou le sentiment d'Olivier Meneux : malgré tous les atouts d'une ville, bien que l'on souhaite cette fameuse mixité sociale, bien que l'on souhaite des commerces de qualité, bien que l'on souhaite des transports - enfin ! -, des Vélib' - enfin ! -, des Autolib' - enfin ! -, des espaces verts - enfin ! -, oui, j'ai le sentiment que rien ne se décrète, surtout pas la mixité sociale. Oh, vous pouvez en parler autant que vous voulez, elle ne se décrète pas, sauf à en arriver à une politique de peuplement qui consiste à mettre dehors les habitants pour les remplacer par d'autres.
Nous avons fait le choix, plus coûteux en temps mais plus fructueux, de l'adjonction à la population existante. Car les fameux « Parisiens » qui viennent acheter chez nous parce que c'est encore moins cher et que le territoire reste attractif s'en vont au bout de trois ans, pour des problèmes de scolarisation. Voilà la réalité. On peut publier tous les chiffres possibles, on peut dire tout ce que l'on veut, on peut y mettre autant d'argent que nécessaire, faire bouger une ville, c'est extrêmement long et difficile. D'autant que l'alternance politique vient compliquer un peu plus le suivi des dossiers sur le long terme.
Quoi qu'il en soit, la population, celle que nous accueillons dans nos territoires de banlieue, ne bouge pas parce qu'elle n'en a pas les moyens. Elle continuera d'habiter dans le logement social parce qu'elle ne sait pas où aller. Il faudra donc construire autour pour créer de la mixité, mais à l'intérieur du logement social, il n'y a plus de turnover car les gens ne bougent plus : cette mixité est impossible. Entre un habitat dégradé et un habitat social, le choix est très restreint.
Nous allons accueillir le campus Condorcet. Imaginez, nos gamins pourront demain, au sortir du lycée, devenir chercheurs en sciences sociales ou autres. Nous avons beau communiquer sur cet élan donné à la Porte d'Aubervilliers, il n'en demeure pas moins que les habitants voisins du Fort d'Aubervilliers ne s'y intéressent guère. Et nous parlons d'une ville d'une surface de cinq kilomètres carrés ! C'est très compliqué. Même dans la concertation, même dans l'explication, on ne bouge pas les gens comme cela. Il y a un attachement, une appartenance quasi identitaire à ces villes, notamment chez les jeunes.
La politique de la ville, c'est une bonne chose pour l'urbanisation ; nous en avions un grand besoin. Il n'empêche, la population reste. Je rejoins M. Kirszbaum, nos villes ne sont pas des ghettos, même si toute la politique, depuis des années, a consisté à mettre en avant « le quartier », les comités de « quartier », pour ne plus penser « ville », à oublier qu'il peut y avoir un centre pour que tout le monde se rassemble autour ou l'inverse. L'élaboration des PLU avait été précisément l'occasion de s'interroger : fallait-il ou non ramifier vers le centre ?
Toutes ces questions sont très complexes, mais je pense que la ghettoïsation va bien au-delà de ces violences urbaines, qui nous ont tellement stigmatisés. Franchement, à Clichy-sous-Bois, c'est un autre problème : on est sur du « dur », avec des gens qui vivent mal, des copropriétés dégradées, un manque de moyens de transport, trop peu d'espaces verts, une situation - sur une colline - qui exige d'utiliser une voiture. C'est une ville que je connais bien pour en avoir parlé maintes fois avec le regretté Claude Dilain.
Je le répète, la mixité sociale ne se décrète pas. Les gens viennent me trouver pour se plaindre qu'il n'y a plus de commerces. Mais si, il y a des commerces, simplement, ce ne sont pas ceux que mes interlocuteurs souhaitent, ce sont ceux que la population fréquente. Une ville, c'est un agglomérat de personnes qui vivent ensemble et dont certaines prennent le dessus sur les autres. On ne consomme plus de la même manière.
Cela me gêne toujours que l'on parle de mixité sociale, mais je crois en une possibilité de diversification de l'habitat. Aujourd'hui, on peut construire du PLAI, du PLS ou du PLUS dans un même bâtiment. Pourquoi ne pas faire des financements différents, au lieu d'ériger des barres à n'en plus finir ou des tours de logements sociaux, pour regrouper des populations différentes dans le même bâtiment ? Songez au simple fait de recréer des liens sociaux, de permettre aux personnes de se rencontrer. Dans les tours HLM, il n'y a aucun contact entre les personnes : on appuie sur le bouton de l'ascenseur, on ne se dit même pas bonjour et, si on peut se marcher sur les pieds, on le fait.
Ces grands ensembles des années soixante ont tué nos villes, il faut le dire. Nous sommes les héritiers de l'après-guerre : il fallait construire et reloger dans l'urgence. Aujourd'hui, ces logements, que certaines populations trouvaient très beaux dans les années cinquante, parce qu'il y avait une baignoire sabot et l'eau courante, ne correspondent plus à rien, si ce n'est, effectivement à la ghettoïsation ou au communautarisme parce qu'y sont logées des personnes défavorisées.
Un nouveau critère, que Mme la ministre a rappelé, va prendre toute son importance dans la politique de la ville. La réforme de la géographie prioritaire est effective depuis le mois de janvier 2015. Les moyens sont concentrés sur les quartiers les plus en difficulté, désormais identifiés, pour la première fois, autour d'un critère unique, objectif, transparent : celui du revenu de leurs habitants. Le critère de « revenu » s'est enfin substitué à celui de « quartier ».
Je crois, bien sûr, à la concertation, à la place accordée aux conseils citoyens, mais c'est un travail très long. Est-ce que nos populations, aujourd'hui, peuvent attendre ? Nos villes ne sont-elles pas devenues, malgré nous, des lieux où l'on ne fait que passer ?
On peut devenir propriétaire mais, souvent, cela ne dure pas plus de trois ans. Le niveau des établissements scolaires est l'une des causes qui poussent les ménages aux revenus moyens à partir.
Je le répète, tout cela est très compliqué et l'on ne peut pas se contenter de décréter les choses. Une ville, c'est comme un humain : cela respire, cela bouge, cela réfléchit, et pas toujours dans le sens escompté.
Aubervilliers regorge d'atouts, mais a bien du mal à s'en sortir parce qu'elle souhaite garder sa population tout en s'ouvrant à de nouveaux arrivants dans les copropriétés récentes. Comment faire ? Nous sommes tellement stigmatisés ! Peut-être avons-nous vocation à rester une ville populaire pendant très longtemps encore et à accueillir des personnes défavorisées, une immigration très importante. Peut-être ! C'est une vraie question.
Au demeurant, dans l'optique de la ville de demain, il me paraît essentiel que la mixité fonctionnelle prenne une place prépondérante dans la construction et l'élaboration des politiques publiques. L'imaginaire et la pensée française ont toujours su anticiper ou infléchir le cours du futur. La France ne peut être la France sans la grandeur de comprendre et d'anticiper le monde tel qu'il sera dans un siècle. Je conclurai en citant, à propos de Paris et de la France, ces vers de Victor Hugo, l'un de nos illustres prédécesseurs, ici, au Sénat.
« Frère des Memphis et des Romes,
« Il bâtit au siècle où nous sommes
« Une Babel pour tous les hommes,
« Un Panthéon pour tous les dieux ! [...]
« Toujours Paris s'écrie et gronde.
« Nul ne sait, question profonde !
« Ce que perdrait le bruit du monde
« Le jour où Paris se tairait ! »
Jean-Pierre Sueur , rapporteur
Chère Évelyne, il était très important de clore cette demi-journée consacrée à la politique de la ville et à la politique urbaine sur cette parole qui renvoie à la réalité sans méconnaître aucune des réflexions formulées, bien au contraire.