C. LA CRISE A DÉCLENCHÉ UN MOUVEMENT DE REFORMES CONDUITES EN ORDRE DISPERSÉ ET AUX EFFETS DIFFICILEMENT QUANTIFIABLES
1. L'accélération du mouvement de réformes
Le champ des politiques de l'emploi est en constante évolution . Selon la base de données Labref ( Labour market reform ) de la Commission européenne, qui recense l'ensemble des réformes du marché du travail conduites dans les Etats membres de l'UE, la fin des années 2000 , dans un contexte de profonde crise économique, a connu une forte accélération du rythme des réformes des politiques de l'emploi , qu'elles aient concerné les politiques actives, la protection de l'emploi ou, dans une moindre mesure, l'assurance chômage.
Alors que sur la période 2005-2007 on comptait en moyenne 2,4 réformes des politiques actives du marché du travail par an dans chaque Etat membre, ce chiffre est monté à 3,6 en 2008 et 2009 et a atteint 4,3 en 2012 et 4,2 en 2013 46 ( * ) .
Les travaux du COE illustrent sur un plan quantitatif global cette augmentation des réformes. Entre 2000 et 2007 , environ 100 mesures avaient été adoptées concernant la protection de l'emploi , tandis que plus de 400 réformes ont touché ce domaine de 2008 à 2013 . De même, les politiques actives du marché du travail ont fait l'objet de plus de 600 mesures durant cette dernière période, contre environ 400 sur les sept années précédentes 47 ( * ) . Ces données ne recensent pas uniquement les réformes structurelles mais bien l'ensemble des actes législatifs, réglementaires ou administratifs modifiant le fonctionnement du marché du travail, ainsi que les éventuels accords collectifs pouvant avoir une telle portée. Si elles ne permettent pas de distinguer les mesures selon leur ampleur, elles font apparaître une tendance indéniable .
2. Des réformes précoces ont permis de contenir la crise
Dans les années qui ont précédé la crise ont été l'occasion pour plusieurs pays européens, en particulier l'Allemagne et le Royaume-Uni, ou encore la Suède, ont conduit des réformes structurelles du marché du travail, destinées notamment à renforcer les incitations à la reprise d'un emploi pour les personnes au chômage et mettant l'accent sur l'activation des politiques de l'emploi (cf. infra ).
Toutefois, cette période de reprise conjoncturelle , qui a fait suite au ralentissement de l'activité économique du début des années 2000, a au contraire conduit d'autres pays comme l'Italie ou l'Espagne, à ne rien faire, pensant que la crise était derrière eux. Lorsque les choses vont mieux, rares sont les gouvernements qui en profitent pour procéder à des réformes structurelles.
Ce manque d'anticipation est un des facteurs qui explique les difficultés rencontrées dans ces pays pour retrouver le niveau d'emploi connu avant la crise . Comme l'a expliqué à votre commission Stéphane Carcillo 48 ( * ) , l'emploi n'est pas encore remis de la crise , ainsi que l'illustre le graphique suivant. Parmi les principales économies européennes, seules l'Allemagne et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni sont à ce jour parvenues à surmonter ses effets sur leur marché du travail et à les effacer.
Le décrochage du taux d'emploi avec la crise
Ecart, en pourcentage, du taux d'emploi avec son niveau au début de la crise (T4 2007)
Lecture : Au quatrième trimestre 2015, le taux d'emploi en Grèce était inférieur de 9 % à son niveau du quatrième trimestre 2007. Au quatrième trimestre 2017, il devrait être inférieur de 7 %.
Source : OCDE
La seconde récession , liée aux incertitudes pesant sur la soutenabilité des dettes souveraines de certains Etats de la zone euro, qui a frappé l'UE en 2012 (-0,5 %), a aggravé la situation des pays déjà fragilisés par la crise de 2008.
Ainsi
l'Italie
, après deux
années de récession en 2008
(
-1,1 %
) et
2009 (
-5,5
%
), puis deux années
de croissance économique faible en 2010 (
1,7 %
) et
2011 (
0,6 %
),
a entamé en 2012 un nouveau
cycle récessif de trois ans
, qui ne s'est achevé qu'en
2015.
L'Espagne
, qui avait subi une année de
récession en 2009 (
-3,6 %
) suivie d'une
année de croissance nulle,
a également subi trois
années successives de recul de son PIB de 2011 à
2013
.
Evolution du taux de croissance du PIB
dans les
principales économies européennes entre 2012 et 2015
Source
: Eurostat
En conséquence, dans ces pays la dégradation de la situation de l'emploi s'est poursuivie à partir de 2011 alors que certains des Etats qui avaient été les plus sévèrement affectés par la crise de 2008, comme les pays baltes, l'Allemagne ou le Royaume-Uni, sont parvenus à engager une diminution continue de leur taux de chômage.
En Espagne , le taux de chômage a atteint son pic en 2013 , à 26,1 % , avant de reculer à 22,1 % en 2015 ( -15 % ). L'Italie , qui avait connu une hausse relativement modérée de son taux de chômage pendant la première partie de la crise (+25 % entre 2008 [6,7 %] et 2011 [8,4 %]), a subi une accélération de la dégradation de son marché du travail entre 2011 et 2014 , cet indicateur augmentant de 51 % en trois ans avant de diminuer de 6 % entre 2014 et 2015.
Evolution du taux de chômage
dans les
principales économies européennes entre 2012 et 2015
Source
: Eurostat
3. Une incertitude persistante sur la mesure des effets des réformes
La grande majorité des Etats européens ont pourtant fini par répondre à la crise en engageant les réformes que certains d'entre eux avaient réalisées précédemment, comme le démontre l'évolution de la protection de l'emploi telle qu'elle est mesurée par l'OCDE.
Evolution de l'indice de protection
de l'emploi des
salariés permanents
Données de 2013 lorsque l'année n'est pas mentionnée, et 2014 pour le Royaume-Uni.
Source : OCDE
Les différentes déclinaisons de cet indicateur synthétisent, selon l'OCDE, « les procédures et les coûts qu'impliquent le licenciement de travailleurs à titre individuel ou de groupes de travailleurs et les procédures et les coûts induits par l'embauche de travailleurs sous contrats de durée déterminée et sous contrats de travail temporaire ». Il ressort des auditions de votre commission d'enquête qu'une tendance générale à l'assouplissement de la réglementation de la protection de l'emploi se dessine , tout particulièrement concernant le licenciement économique.
Toutefois, comme l'a souligné M. Carcillo 49 ( * ) , une réforme de la protection de l'emploi peut avoir des effets ambigus sur l'emploi , selon la position dans le cycle économique, car elle a pour conséquence de faciliter tout autant les créations que les suppressions d'emplois. Selon lui, une telle réforme conduite en période de ralentissement économique verra primer les destructions de postes . En revanche, le solde est positif pour l'emploi lorsque les réformes ont lieu quand l'économie redémarre ou qu'elle a atteint un rythme de croissance stable, bien qu'on constate un impact négatif sur l'évolution de l'emploi dans l'année qui suit leur adoption. Cela ne signifie pas pour autant, dans ce cas, que la croissance de l'emploi sera forcément négative, mais qu'elle évoluera temporairement à un rythme plus faible (-0,2 point) qu'en l'absence de réforme.
Impact des réformes assouplissant la protection
de l'emploi
selon le cycle économique
Estimation de la variation cumulée de l'emploi dans les entreprises quatre ans après la réforme, en pourcentage.
Lecture : En période de croissance, une réforme assouplissant la législation sur la protection de l'emploi augmente de 0,1 point au bout de trois ans et de 0,4 point au bout de quatre ans le niveau de l'emploi salarié. A l'inverse, une même réforme réalisée en période de dégradation de la conjoncture diminuera le niveau de l'emploi de 0,65 point au bout de trois ans et de 0,57 point au bout de quatre ans.
Source : OCDE
Votre commission d'enquête a néanmoins été mise en garde par Pierre Cahuc, professeur à l'école Polytechnique et chercheur au centre de recherche en économie et statistique (CREST), sur la portée à accorder à de tels indicateurs composites pour expliquer la situation de l'emploi 50 ( * ) . Il a notamment souligné que les corrélations qu'ils identifient « sous-estiment l'effet de la règle de droit » et des caractéristiques propres au système juridique et aux institutions de chaque pays, tout en relevant qu'il est « difficile d'établir le sens des causalités » entre une réforme du marché du travail et l'évolution de l'emploi. Il conviendrait donc de se méfier des arguments les plus « convaincants » reposant sur des indicateurs macroéconomiques et d'examiner l'impact, au niveau des agents économiques, des changements des règles de droit (cf. infra ).
Votre rapporteur se montre par ailleurs réservé quant aux conditions de mise en application concrète de ces principes.
Les processus politiques d'élaboration , d' adoption puis de mise en oeuvre d'une réforme s'étendent sur plusieurs mois, voire même plus d'une année, période durant laquelle l'état de l'économie et du marché de l'emploi évolue. Ainsi, une réforme peut être préparée et adoptée à la veille d'un retournement de la conjoncture, et son application être bouleversée par la dégradation de la situation économique : ce fut ainsi le cas, en France, de la loi du 13 février 2008 51 ( * ) ayant institué Pôle emploi. L'Italie est aujourd'hui confrontée à la même difficulté avec le fléchissement de sa croissance à l'entrée en vigueur du Jobs Act, qui avait été adopté dans un contexte plus favorable. Si cet élément théorique peut être pris en considération lors des réflexions qui précèdent une réforme, il ne saurait donc en être le facteur prédominant.
Il n'en reste pas moins que certains constats tirés de l'examen de ces indicateurs macroéconomiques et des travaux de votre commission d'enquête mettent en lumière une UE à plusieurs vitesses dans le domaine de l'emploi , en lien direct avec la performance économique hétérogène de ses Etats membres, et une aggravation de ce phénomène avec la crise.
* *
*
Aucun Etat européen n'a été épargné par la crise économique mondiale de 2008, dont l'impact négatif très fort sur l'emploi a été ressenti dans toute l'UE. L'ampleur des bouleversements économiques et sociaux et de la hausse du chômage qu'elle a entraînés, ainsi que la rapidité du retour à la création d'emplois, ont toutefois grandement varié, en raison de facteurs économiques exogènes (crise des dettes souveraines à partir de 2010), mais également de l'état d'avancement du processus de modernisation des marchés du travail de chaque pays.
Des corrélations apparaissent entre ces réformes , les caractéristiques des institutions et du cadre juridique des marchés du travail et la façon dont ceux-ci ont traversé la crise. A côté de l'Allemagne , dont le modèle social atypique a fortement contribué aux six années consécutives de diminution du chômage et de croissance soutenue qui viennent de s'écouler, le Royaume-Uni , bien que plus durement ébranlé sur le plan économique et social, est parvenu plus récemment à rétablir l'emploi à un niveau comparable à celui d'avant 2008 grâce à des réformes conduites sur la base d'une philosophie cohérente et d'un mandat clair obtenu par le Gouvernement dans les urnes.
L'Italie en revanche a tardé à réagir à la crise , après avoir été relativement peu touchée par sa première phase. Ce n'est qu'à la fin de l'année 2014 qu'a été adopté le Jobs Act, loi d'habilitation autorisant le Gouvernement à mettre en oeuvre par décret une réforme du marché du travail, alors que le taux de chômage en 2015 y était presque le double de celui de 2007.
Ces trois profils distincts permettent de percevoir l'impact de choix de politique publique divergents en matière d'emploi , tout en ayant plusieurs caractéristiques communes, en particulier une très forte segmentation du marché du travail. C'est à ce titre que votre commission d'enquête a décidé de les étudier pour essayer d' identifier les outils les plus efficaces , les méthodes qui ont fait leur preuve et les arbitrages entre des impératifs incompatibles qui font l'alchimie d'une réforme sociale réussie.
*
46
Source :
base de données Labref et
http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1143&intPageId=3193&langId=en.
* 47 Source : COE, op. cit., tome 1 : rapport général, p. 39.
* 48 Audition du 9 juin 2016.
* 49 Audition du 9 juin 2016.
* 50 Audition du 7 juin 2016.
* 51 Loi n° 2008-126 du 13 février 2008 relative à la réforme de l'organisation du service public de l'emploi.