Rapport d'information n° 798 (2015-2016) de M. Roger KAROUTCHI , fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 13 juillet 2016
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AVANT-PROPOS
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L'ENJEU DÉMOGRAPHIQUE : CONNAÎTRE
LA POPULATION DE DEMAIN
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L'ENJEU ÉCONOMIQUE : CONJUGUER
CROISSANCE ET SOLIDARITÉ
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L'ENJEU FINANCIER : RÉGULER LES
MARCHÉS
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L'ENJEU INDUSTRIEL : APPRIVOISER LA
ROBOTIQUE
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L'ENJEU TECHNOLOGIQUE : VALORISER L'ATOUT
NUMÉRIQUE
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L'ENJEU DE L'EMPLOI : FACILITER
L'EXPATRIATION DES TRAVAILLEURS FRANÇAIS
N° 798
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2015-2016
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 juillet 2016 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur
les entretiens de la prospective 2 ,
Par M. Roger KAROUTCHI,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Roger Karoutchi, président ; M. Gérard Bailly, Mme Corinne Bouchoux, M. Yvon Collin, Mme Annie David, MM. Alain Fouché, Philippe Kaltenbach, Mmes Fabienne Keller, Sylvie Robert, MM. Henri Tandonnet et Yannick Vaugrenard, vice - présidents ; Mme Pascale Gruny, MM. Jean-Jacques Lozach et Jean-François Mayet, secrétaires ; M. Philippe Bonnecarrère, Mme Nicole Bonnefoy, MM. Pierre Charon, Alain Chatillon, Pierre-Yves Collombat, Robert del Picchia, Francis Delattre, Mme Évelyne Didier, M. Louis Duvernois, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Bruno Gilles, Mme Dominique Gillot, MM. Loïc Hervé, Éric Jeansannetas, Philippe Leroy, Jean-Claude Luche, Franck Montaugé, Robert Navarro, Yves Rome, Jean-Yves Roux, Jean-Pierre Sueur et Alain Vasselle. |
AVANT-PROPOS
Mesdames, messieurs,
Créée par l'Instruction générale du Bureau du Sénat, la délégation à la prospective est une structure originale et unique au sein du Parlement français. Perpétuant une tradition ancienne de l'étude du temps long, menée précédemment par la délégation à la planification et le groupe sénatorial de prospective auxquels elle s'est substituée en avril 2009, elle a pour mission de réfléchir aux évolutions sociales, économiques et sociétales à l'oeuvre, en vue d'en informer le Sénat et d'aider à la préparation des futurs souhaitables pour les générations à venir.
À la suite des élections sénatoriales de septembre 2014, qui a conduit à un renouvellement important de ses membres, la délégation a arrêté le principe d'ouvrir un cycle d'auditions à caractère généraliste, en conviant un certain nombre d'experts à lui présenter leur vision de la société et de l'économie françaises pour les vingt ou trente prochaines années. Par cette approche didactique, l'objectif était de dégager ainsi des signaux faibles et des thèmes porteurs d'avenir à analyser et approfondir.
La délégation promeut la réflexion et le travail collectifs, au-delà des appartenances politiques, en se nourrissant de l'expertise de spécialistes reconnus dans leurs domaines de compétence respectifs. Au demeurant, on l'a dit, c'est l'une des caractéristiques du Sénat que d'avoir un rapport au temps spécifique. Il est donc pleinement dans son rôle lorsqu'il s'agit de dépasser les clivages pour se mettre au diapason de la société.
Depuis son invention par le philosophe français Gaston Berger, on sait que la prospective est une démarche par nature collective, dont le succès repose sur le croisement des savoirs et la réflexion partagée, afin d'identifier les racines de futurs possibles et cheminer ensemble vers un avenir souhaitable. En contrepoint d'une société actuelle qui reste marquée par le règne du court-termisme, pour ne pas dire la dictature de l'instant, la prospective se veut un éclairage humaniste et optimiste pour préparer l'avenir.
Un premier rapport, retraçant le contenu des rencontres et débats organisés au cours du premier semestre 2015, a été publié l'an dernier 1 ( * ) pour poser le socle de la démarche prospective engagée par la délégation. Ce second tome se propose d'aborder les grandes thématiques étudiées au cours de la session écoulée dont chacune constitue l'un des défis auxquels notre pays est déjà confronté et le sera plus encore demain.
Le défi démographique est, à l'évidence, à la base de tous les autres dont il conditionne l'ampleur et l'acuité. La rencontre avec Alain Parant, démographe, anciennement expert de l'Institut national d'études démographiques (Ined) et aujourd'hui conseiller scientifique de Futuribles international, a permis de prendre la mesure des grandes tendances actuelles, en France comme au niveau planétaire, et d'envisager les conséquences à en attendre sur le plan de l'alimentation, de l'emploi ou de la gestion de la pyramide des âges d'ici à la fin du siècle. Il s'agit là d'un élément de réflexion primordial pour accompagner nos analyses et insuffler les changements de législation qui s'imposent.
L'entretien avec Jean-Michel Naulot, ancien banquier d'affaires et ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a sensibilisé la délégation à l'avenir du système financier et bancaire et l'a alertée sur les risques importants auxquels il est susceptible d'être confronté à terme plus ou moins rapproché. Alors que les effets économiques de la crise des subprimes de 2007 sont encore perceptibles, il n'est pas à exclure que d'autres épisodes, dont on ignore seulement la date et la cause mais pas la vraisemblance, se produiront de nouveau. Pour ces motifs, la délégation a confié à Pierre-Yves Collombat le soin d'approfondir ce sujet, éminemment sensible, dans un rapport d'information qu'il présentera à la fin de 2016.
L'audition de Robin Rivaton, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol) et auteur, à ce titre, de deux rapports consacrés respectivement à la robotique et l'apport qu'elle pourrait fournir à la réindustrialisation de notre pays, a permis de clarifier quelques idées reçues. Nombreuses, en effet, sont les théories qui s'affrontent pour évaluer le nombre d'emplois susceptibles de disparaître du fait de la menace représentée par les outils robotiques. Il convenait donc de prendre le recul nécessaire pour mesurer la réalité de cette menace, jauger ses éventuelles implications et vérifier si pareil schéma ne s'est pas déjà produit par le passé sans que l'économie ait su le surmonter.
On peut inscrire dans la même inspiration la présentation, par Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités et de la fondation Internet nouvelle génération, de son rapport La nouvelle grammaire du succès : La transformation numérique de l'économie française , remis au Gouvernement à la fin de 2014. En effet, la révolution numérique est un sujet qui traverse véritablement l'ensemble des secteurs d'activités et suscite, chez les uns, un réel enthousiasme, chez les autres, de sérieuses craintes, notamment sur la pérennité d'un certain nombre d'emplois. La lecture des cent quatre-vingts propositions qu'il contient rend plutôt optimiste dès lors que, bien menée, en associant l'ensemble des acteurs économiques et de la société, la transformation numérique présenterait plus d'opportunités qu'elle ne comporterait de risques.
Enfin, la délégation s'est intéressée au cas particulier de l'expatriation professionnelle des Français, en entendant Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International, qui a publié, en 2014, un livre blanc de la mobilité internationale. Ce phénomène de l'expatriation est un vrai sujet, bien que trop rarement étudié, et qui soulève de nombreuses questions sur ses motivations, ses conditions, ses proportions et aussi sur ce qu'il révèle de la situation de notre pays, notamment à l'égard des jeunes générations.
Dans le cadre des précédents rapports qu'elle a publiés, la délégation s'est toujours efforcée de varier ses sujets d'étude afin de couvrir le spectre le plus large possible des tendances en devenir tout en favorisant l'interaction entre les différents acteurs et disciplines. Elle s'est ainsi intéressée, par exemple, au commerce électronique, à l'aménagement du territoire, à la pauvreté, aux emplois de demain ou aux maladies infectieuses émergentes.
C'est précisément dans cette logique que s'inscrit l'étude qu'elle vient de publier sur la gestion de la ressource en eau, dans un contexte de changement climatique et le souci de prévenir les conflits d'usage 2 ( * ) .
Enfin, parce qu'elle souhaite aussi assurer le suivi des dossiers qu'elle a engagés, la délégation organise régulièrement des ateliers de prospective sur les thèmes qu'elle a précédemment étudiés afin de mettre à jour les tendances observées en rassemblant les différentes parties prenantes au débat. Elle tiendra ainsi un colloque consacré au phénomène urbain en octobre prochain, dans le prolongement du rapport établi en 2011 par Jean-Pierre Sueur sur les villes du futur.
Telle est la démarche dans laquelle la délégation sénatoriale à la prospective se propose d'inscrire son action de long terme.
L'ENJEU DÉMOGRAPHIQUE : CONNAÎTRE LA POPULATION DE DEMAIN
Audition d'Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international (18 février 2016)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir en votre nom Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international, qui a longtemps travaillé à l'Institut national d'études démographiques (Ined).
Nous l'avons déjà constaté au cours des précédentes auditions, il n'est pas toujours aisé d'appréhender le futur, de connaître, par exemple, les effets de la crise financière ou du développement de la robotique dans les vingt, trente ou quarante prochaines années. Cela donne lieu à des appréciations diverses selon les chercheurs ou les scientifiques.
En revanche, malheureusement ou heureusement, je ne sais, les données démographiques sont, elles, relativement objectives. Elles dessinent des tendances lourdes de ce que sera la société française et le monde en général d'ici à la fin du siècle. Il s'agit là d'un élément de réflexion primordial pour accompagner nos analyses et insuffler les changements de législation qui s'imposent.
Si vous en êtes d'accord, monsieur Parant, je vais vous céder la parole pour une petite vingtaine de minutes afin de laisser le temps nécessaire aux échanges et aux questionnements de notre délégation à la prospective.
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à venir parler des phénomènes démographiques, qui, je le précise d'emblée, malgré une inertie bien réelle, contiennent toujours une part d'incertitude, a fortiori lorsque l'on raisonne à des horizons lointains. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, j'ai longtemps travaillé à l'Ined, que j'ai dû quitter victime de la limite d'âge, et je continue d'exercer mes talents à Futuribles international.
En son temps, Alfred Sauvy, dont je fus l'élève, avait soulevé le dilemme « croître ou vieillir ». Je l'ai quelque peu revisité sous la formule : « Croître ou décroître, mais vieillir. » Il n'est en effet pas certain que l'ensemble des pays du monde soit toujours en phase de croissance. D'où cette interrogation : dans un monde vieillissant, quelle pourrait être la place des jeunes ?
Le diaporama que je vais vous projeter se scinde en deux parties, pour bien distinguer la démographie mondiale de la démographie française.
On entend souvent parler d'une stabilisation à long terme de la population mondiale. Les dernières projections disponibles à l'horizon 2100 laissent entendre, au contraire, que nous en sommes encore loin. Autrement dit, la « bombe P » - P pour population -, pour reprendre le titre d'un célèbre ouvrage écrit en 1968 par les époux Ehrlich, a de beaux jours devant elle.
Entre 1950 et le début des années quatre-vingt-dix, nous sommes passés de quelques 47 millions de nouveaux Terriens à 93 millions, soit un quasi-doublement. Malgré une légère baisse de son taux annuel d'accroissement, la population mondiale continue d'augmenter d'environ 80 millions d'unités chaque année. Si l'Asie représente l'essentiel de cette croissance, elle connaît un tassement au cours des dernières années, contrairement à l'Afrique, en phase ascendante continue.
Une telle dynamique démographique au niveau mondial s'explique par deux facteurs : l'allongement des durées de vie et la fécondité.
Sur longue période, pratiquement tous les pays connaissent une augmentation des durées de vie. Les Terriens, quel que soit l'endroit où ils résident, vivent de plus en plus longtemps. La tendance générale est à un allongement relativement important des durées de vie, passées, entre 1950 et 2015, d'un peu moins de cinquante ans à pratiquement soixante-dix ans. L'Afrique, malgré des progrès intéressants, reste toujours à la traîne. Les femmes ont des espérances de vie un peu plus élevées que celles des hommes.
Cet allongement est toutefois inégal : les habitants des pays où l'espérance de vie est la plus faible ne connaissant pas forcément les progrès les plus rapides, alors que ceux des pays plus développés comme la France continuent de vivre de plus en plus longtemps. Les contraintes sont fortes : le phénomène de vieillissement démographique entraîne une pression sur les richesses créées de plus en plus importante et impose un certain nombre d'arbitrages ; reste à savoir dans quelle mesure ces derniers vont aller dans le sens d'un allongement de la durée de vie.
Par ailleurs, dans la mesure où il concerne des individus qui vivent en moyenne déjà relativement plus longtemps, l'allongement de la durée de vie résulte d'une combinaison de facteurs de plus en plus délicate à obtenir. Nous sommes entrés dans une phase de rendements décroissants en la matière puisque les niveaux atteints sont élevés, y compris en Afrique, continent qui a connu une croissance de la durée de vie grâce à l'importation à doses massives de techniques anti-mortelles, au coût relativement bas. Les réserves de survie vont être partout de plus en plus difficiles à mobiliser.
Deuxième facteur, la fécondité, qui est encore globalement supérieure au niveau de remplacement. L'allongement de la durée de vie de générations de Terriennes bénéficie à leurs propres enfants, notamment aux filles.
L'indice conjoncturel mondial de fécondité est en baisse. D'un niveau encore élevé jusqu'au début des années soixante-dix, il a ensuite diminué sur tous les continents. L'Afrique a connu une baisse plus tardive, au début des années quatre-vingt-dix, et reste largement déconnectée, avec encore près de 5 enfants par femme, contre 6,5 en moyenne auparavant. Ailleurs, la moyenne oscille entre 2 et 2,5 enfants par femme, exception faite de l'Europe entendue au sens large, qui en est à 1,5 enfant par femme en moyenne. La fécondité reste donc très inégale selon les différents endroits de la planète, avec une baisse globale et quelques remontées locales en Afrique, où elle est déjà élevée, ainsi qu'en Asie du Sud.
Si les femmes, de façon générale, ont moins d'enfants, elles ont tendance à les avoir plus tardivement. Il y a une différence relativement importante entre les continents les plus développés - Océanie, Europe, Amérique du Nord - et le reste du monde, où les femmes ont tendance à avoir leurs enfants plus jeunes. L'âge moyen à la maternité est environ de 30 ans dans les régions les plus développés, de 27 ans dans les régions les moins développées ; d'où des réserves de fécondité beaucoup plus faibles dans les premières que dans les secondes.
J'en viens aux perspectives élaborées par la Division de la population des Nations unies pour tous les pays du monde dans la population excède 90 000 habitants. La méthodologie se révèle de plus en plus complexe. L'un de mes anciens professeurs de démographie, Louis Henry, me disait ceci : « Ce n'est pas parce que la méthode est très élaborée qu'elle donne forcément de meilleurs résultats. » En l'occurrence, le problème réside dans le postulat de ressemblance, aux termes duquel les pays les moins avancés dans la voie de la transition démographique - le passage d'une fécondité et d'une mortalité élevées à une fécondité et une mortalité basses - sont appelés à suivre avec retard le chemin tracé par les pays les plus avancés. Or, depuis une quinzaine d'années, force est de constater une remontée de la fécondité dans les pays les moins avancés.
Aujourd'hui, la population mondiale atteint à peu près 7 milliards d'êtres humains. Pour cette présentation, j'ai retenu quatre projections, articulées sur les hypothèses de fécondité suivantes à l'horizon 2100 : en moyenne, 1,8 enfant dans la variante basse, 2,1 enfants dans la variante médiane, 2,8 enfants dans la variante haute, ce qui donne une grande incertitude puisque la population mondiale oscillerait entre 6,5 milliards et près de 18 milliards d'êtres humains ; la quatrième variante, celle à fécondité constante, n'est qu'une hypothèse d'école.
Pour ce qui est des projections de répartition de la population entre les grandes régions du monde d'ici à 2100, c'est l'Afrique qui va connaître la progression la plus importante, quelle que soit la variante retenue - fécondité basse ou fécondité hausse. J'écarte volontairement la variante médiane, celle qui est généralement assimilée à la variante la plus probable, donc celle pour laquelle il n'y aurait prétendument rien à faire. L'Afrique verrait sa part atteindre 36 % dans le cadre de la variante haute et 42 % dans la variante basse (contre 15 % aujourd'hui), quand celle de l'Asie passerait de 60 % actuellement à 46 % ou 41 %.
En termes de structure par âges, nous allons assister à ce que j'appelle l'« inversion des pyramides ». Je distingue trois grands groupes de pays : les régions plus développées, les régions moins développées et les pays les plus pauvres, au nombre de quarante-huit, dont trente-quatre en Afrique, dans lesquels les personnes vivent avec moins de 1,90 dollar par jour. Les projections montrent clairement que la base des pyramides se rétrécit et que leur sommet gonfle. C'est par là que se fera la croissance démographique. Pour utiliser une image forte, ce sont les plus âgés qui vont se reproduire plus vite que les plus jeunes.
J'en viens à la France. Je considère que notre pays est une exception démographique très relative, ce qui me place en décalage avec certains de mes confrères ; comme quoi, monsieur le président, les démographes peuvent ne pas partager la même vision des choses. Plusieurs facteurs m'amènent à cette réflexion.
Premièrement, les naissances sont encore nombreuses, mais moins que naguère et de plus en plus tardives. L'âge moyen des mères à la naissance des enfants est de 30,5 ans. L'âge moyen à la naissance du premier enfant dépasse 28 ans, contre 24 ans à la fin des années soixante-dix. La question est de savoir jusqu'à quel point peut augmenter l'âge moyen à la maternité sans que cela ait d'effet sur le niveau de la fécondité, étant entendu que l'aptitude physiologique à procréer diminue avec l'âge, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.
Deuxièmement, des années sont gagnées sur la mort, mais avec de substantiels écarts et pour une qualité de vie incertaine. J'ouvre une brève parenthèse pour rappeler le recul de l'espérance de vie constaté l'année dernière et justifié aux yeux de certains par des causes d'ordre climatique, ce qui ne me convainc pas totalement. Pour le dire simplement, toujours plus vieux peut-être, mais pas tous toujours plus vieux et en tout cas pas au même rythme. L'écart d'espérance de vie entre les hommes et les femmes atteint pratiquement sept ans en France. On tend à vivre un peu plus vieux en ville qu'en zone rurale profonde, pour des raisons d'accès aux soins de secours de première urgence. Le mariage conserve, paraît-il, puisque les mariés vivent plus longtemps que les non-mariés... à moins qu'un effet de sélection n'opère au détriment de certains nubiles. Surtout, des différences importantes s'observent entre les catégories socioprofessionnelles, mettant en évidence ce que l'on appelle l'inégalité sociale devant la mort.
Troisièmement, l'apport migratoire passé n'est pas négligeable, comme l'a montré une ancienne collègue de l'Ined, Michèle Tribalat, mais son attractivité présente reste problématique, au regard des difficultés rencontrées pour trouver du travail aux populations immigrées et pour intégrer leurs descendants.
Quatrièmement, le socle familial est majoritairement traditionnel - 67 % des enfants de moins de 18 ans vivent avec leurs deux parents -, mais il évolue sur fond de complexification des parcours matrimoniaux et de diversification des situations. D'où le phénomène de zapping matrimonial et les problèmes qu'il engendre, notamment en termes d'accumulation patrimoniale. Nous y reviendrons.
Cinquièmement, enfin, la France apparaît comme une mosaïque territoriale de « très pleins démographiques », zones à forte densité, qui voisinent avec de quasi-déserts humains.
Par conséquent, la situation démographique française est pour moi loin d'être idyllique. La croissance future sera assurément incertaine. Elle dépendra de l'évolution de la fécondité, des durées de vie, du solde migratoire. La seule certitude réside dans le fait que notre pays a un potentiel de vieillissement démographique relativement important.
La comparaison du taux de fécondité par groupe d'âges permet d'expliquer l'augmentation de l'âge moyen à la maternité. Actuellement, les jeunes filles de 15 à 19 ans ne font pratiquement plus d'enfants. Celles de 20 à 24 ans en font beaucoup moins que par le passé. Celles de 25 à 29 ans ont assuré le relais depuis la fin des années soixante-dix, mais leur taux de fécondité accuse une baisse depuis quelque temps. Le relais a été pris par les femmes âgées de 30 à 34 ans, dont la fécondité plafonne désormais et a même tendance à baisser. L'augmentation concerne dorénavant les femmes âgées de 35 à 39 ans. Mais leur impact sur la fécondité totale reste faible. On touche maintenant à la limite. J'avais déjà alerté, voilà une quinzaine d'années, sur la nécessité de mener une politique familiale ambitieuse. Je persiste et je signe tant les résultats, malheureusement, parlent d'eux-mêmes.
Le palier atteint par les naissances vivantes est nettement inférieur à celui qui était constaté à partir de 1946, lors du baby-boom, jusqu'en 1974, en dépit de la légère remontée apparue dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix et au début des années 2000. La diminution du nombre de naissances alors que la population augmente témoigne de la baisse de la fécondité. L'âge moyen des mères à la maternité a connu son niveau le plus bas en 1975 puis est remonté très rapidement d'un peu plus de quatre ans pour atteindre ce qui pourrait être un plafond au regard de simples considérations physiologiques.
L'écart constaté en termes d'espérance de vie à la naissance et à 60 ans entre les femmes et les hommes traduit un véritable échec de santé publique. Comme si d'aucuns avaient oublié que les hommes, aussi, étaient mortels. Il semble qu'au moment de la création de la PMI on ait oublié les pères. On n'a pas non plus anticipé la tendance des femmes, depuis une quarantaine d'années, à adopter le comportement des hommes, qu'il s'agisse de consommation d'alcool, de drogues, de tabagisme, de stress au travail. Il s'agit d'une véritable bombe à retardement démographique, avec tout ce que cela implique de répercussions en termes de mortalité. Ce n'est pas l'espérance de vie des hommes qui augmente tout à coup plus rapidement, c'est plutôt celle des femmes qui progresse un peu moins vite depuis quelque temps.
Un regard sur la courbe de l'espérance de vie à 60 ans montre que les gains, pour l'essentiel - 70 % -, s'observent au-delà de cet âge. Autrement dit, les réserves de survie se situent dans les âges élevés. Dans la mesure où les personnes atteignant la seconde moitié de leur vie se voient offrir la possibilité de vivre plus longtemps, cela ajoute du vieillissement démographique.
Alors que le nombre des décès annuels avait atteint un palier, autour de 550 000, il est en train de remonter. Il arrivera un moment où la courbe des décès croisera celle des naissances vivantes, vers 2030 ou 2040 selon la variante de projection prise en compte.
La pyramide des âges française au 1 er janvier 2016 prend la forme d'une meule de foin : un socle plus étroit que la partie centrale, compte tenu des effets du baby-boom ; une dissymétrie fortement marquée à droite dans la partie supérieure, illustrant la surmortalité des hommes à tous les âges. Les populations très âgées, notamment dépendantes, sont des populations de femmes. On s'est focalisé sur le choc démographique affectant les retraites, en oubliant celui sur la santé et la dépendance, dont le risque est affreusement minoré, notamment par certains de mes confrères.
La pyramide des âges de notre pays partage un profil commun avec celles du Royaume-Uni et de la Suède, mais se démarque de celle de l'Allemagne, de l'Espagne ou de l'Italie. On retrouve là l'incidence de la chute de la fécondité. L'Allemagne compte davantage de cercueils que de berceaux depuis 1975.
Qu'en est-il, pour la France, des projections sur la proportion de jeunes de moins de 20 ans et des 60 ans ou plus selon deux variantes extrêmes de vieillissement ? Dans le meilleur des cas, la proportion de jeunes de moins de 20 ans se maintient ; dans le pire des cas, elle continue à diminuer. J'entends par « pire des cas » un taux de fécondité à 1,8 enfant par femme, étant entendu que l'Insee se montre prudent dans ses projections démographiques, trop prudent certainement, pour des raisons qui permettent de minorer les effets du vieillissement démographique... et des mesures à prendre en conséquence pour garantir la pérennité du système de protection sociale, plus particulièrement des branches vieillesse et assurance-maladie.
En 2012-2013, les 60 ans ou plus ont dépassé, en proportion, les moins de 20 ans. Même dans le cadre d'un maintien de la fécondité à 2,1 enfants par femme jusqu'en 2060, la proportion des 60 ans ou plus frôle tout de même les 30 %. Si la fécondité tombe à 1,8 enfant en moyenne par femme, ce qui est plus que probable, cette proportion atteindrait pratiquement 34 %.
En 2026, la génération 1946, première génération du baby-boom, fêtera ses 80 ans. Toutes choses égales par ailleurs, à partir de cette date, la fraction la plus âgée de la population va connaître une progression accélérée ; l'incertitude est relativement grande quant au niveau mais pas quant à la tendance.
Ainsi que le montrent les pyramides des âges estimées et projetées de 2007 à 2060, la France va continuer de vieillir, y compris dans le cas d'une fécondité élevée. La croissance démographique s'est faite par le sommet de la pyramide des âges depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années cinquante. Il en sera de même dans le futur.
J'en viens à ce que j'appelle les effets propres du vieillissement démographique, effets induits, toutes choses égales par ailleurs, par la seule déformation de la structure par âge. Ces résultats sont tirés d'une étude réalisée par Futuribles en 2013, dans le prolongement d'une première étude réalisée en 1995 pour le compte de la Commission des communautés européennes. Il s'agissait, sur la base des projections d'Eurostat, d'évaluer les ajustements à opérer en matière d'assurance maladie et de retraites pour compenser l'effet du vieillissement projeté sur la période 2010-2050 selon deux variantes de vieillissement contrastées.
Pour absorber le choc du vieillissement démographique et ne pas toucher au système de santé actuel, autrement dit pour laisser inchangé le taux de remboursement selon l'âge, il faudrait majorer le taux de la cotisation maladie (entendu ici comme l'ensemble des prélèvements à opérer sur la richesse totale créée) entre 2010 et 2050 soit de 28 %, dans le cas d'un vieillissement minimal, soit de 48 %, dans celui d'un vieillissement maximal.
S'agissant de la retraite, quatre leviers sont envisageables.
Premier levier : faire assumer par les actifs l'intégralité du choc du vieillissement démographique, au travers d'une augmentation de 27 % à 42 % du prélèvement opéré sur la richesse créée.
Deuxième levier : faire assumer l'intégralité de ce choc par les retraités, ce qui sera en grande partie le cas à en croire les dernières projections du Conseil d'orientation des retraites en date de 2015, au travers d'un abaissement relatif des pensions par rapport aux salaires. Sur la base d'un niveau de vie actuel de 100 pour les actifs et pour les retraités, nous aurions, demain, 100 pour les premiers mais de 71 à 59 pour les seconds.
Troisième levier : reporter l'âge frontière entre activité et retraite, de 6,1 à 9,6 années, en dépit des allongements et des mesures déjà prises dans le cadre de la réforme de 2010.
Quatrième et dernier levier : augmenter la population active occupée de 41 % à 71 %. La charge du financement de la protection sociale retraite serait alors supportée par un nombre plus important de personnes, pour faire en sorte que la charge pesant sur chaque actif reste inchangée. On compte aujourd'hui 25 millions d'actifs occupés. Faites le calcul...
En Europe, l'Espagne et l'Italie connaissent depuis le début des années quatre-vingt un effondrement de la fécondité et seront condamnées à un effort massif d'ici à 2050 pour financer un vieillissement démographique rapide. Cela suppose de plus que doubler la population active occupée.
Malgré une fécondité plus élevée, la France se retrouve au même niveau que l'Allemagne, faute d'avoir entrepris des réformes similaires. Nous pouvons nous gargariser d'avoir une fécondité et une croissance démographique plus dynamiques, encore faudrait-il trouver du travail aux nouveaux venus.
L'emploi en France s'annonce donc comme le grand défi de demain. Ne l'oublions pas, la part des cotisations directement assises sur l'emploi dans les recettes totales de notre système de protection sociale dépasse 60 %. Le taux d'emploi est la proportion de la population en âge de travailler, de 15 à 64 ans, effectivement au travail : il est de l'ordre de 60 % dans notre pays quand, chez la plupart de nos principaux partenaires, il avoisine 70 %. En France, le taux d'emploi des 15-24 ans ne décolle pas. À l'autre extrême, la France est distancée chez les 55-59 ans par la Suède, l'Allemagne et le Royaume-Uni, et encore davantage chez les 60-64 ans, du fait de la barrière toujours présente de l'âge de la retraite à 60 ans. Malgré un léger rebond du fait de la mise en oeuvre des réformes de 2003 dans la fonction publique, la tendance de fond est à la stagnation.
Par ailleurs, l'évolution de la répartition des ménages ordinaires selon le nombre de personnes, depuis le recensement de 1962, reflète une montée de la solitude. La cohabitation est beaucoup moins répandue aujourd'hui qu'hier. Coexistence des générations ne signifie pas cohabitation. Les ménages comptant six personnes ou plus ont quasiment disparu, tout comme ceux de cinq personnes. Les ménages de quatre et de trois personnes accusent une diminution sensible. Les ménages de deux personnes sont en augmentation mais c'est surtout le ménage unipersonnel qui est en hausse. Si solitude résidentielle et solitude sociale ne sont pas synonymes, la première confine tout de même à la seconde dans les âges élevés. Compte tenu d'une variante de décohabitation basse ou haute, le nombre de personnes par ménage, qui était de 2,31 en 2005, pourrait passer à 2,08 ou 2,04 en 2030. Alors qu'on comptait un tiers de ménages d'une personne, cette proportion pourrait atteindre 43,2 %, voire 46 %, la proportion de personnes vivant seules passant de 14 % à 20,3 % ou 22,1 %.
Je conclurai mon exposé par une analyse de la dynamique des territoires à enjeux spécifiques. Trois types de territoires sont à distinguer.
Les territoires de la dynamique métropolitaine regroupent les aires urbaines comportant plus de 500 000 habitants et plus de 20 000 cadres des fonctions de gouvernance métropolitaines : Île-de-France, grandes métropoles régionales, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes, Strasbourg, Saint-Étienne...
Les territoires spécialistes de la valorisation des revenus sont ceux dont la principale source de revenus est « résidentielle » : revenus des retraites en grande partie, salaires des navetteurs et dépenses touristiques. C'est l'économie présentielle.
Les territoires en marge rappellent la « France du vide », formulation dont certains de mes collègues ne veulent pas entendre parler. Ce sont des territoires ruraux maillés de petites et moyennes villes en stagnation ou en déclin démographique entre 1999 et 2012.
Les incertitudes sont nombreuses. Les zones métropolitaines auront-elles l'aptitude à fonctionner dans le cadre de réseaux internationaux, européens a minima ? Si des potentialités existent, encore faut-il les transformer. Les territoires spécialistes de la valorisation des revenus parviendront-ils à se développer en cas de baisse du niveau des pensions ? Leur urbanisation rejaillira-t-elle de manière positive sur les territoires en perdition avec un regain à la marge ? Ces derniers seront-ils capables de connaître un développement intrinsèque ? Il faut en tout cas faire vite tant ils sont au bord du gouffre.
Telle est, mesdames, messieurs les sénateurs, ma vision, pas très optimiste certes, de la situation actuelle et de l'avenir. Elle s'inscrit dans la ligne suivie par Futuribles, celle d'un « catastrophisme éclairé », qui est, pour moi, le comble de l'optimisme : envisager le pire pour trouver les moyens à mettre en oeuvre afin d'empêcher qu'il ne se produise.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Moi qui fus le principal collaborateur de Philippe Séguin pendant de nombreuses années, je connais bien la notion de pessimisme actif.
Il est une évidence que vous avez rappelée et sur laquelle nous pourrions tous nous accorder : face à un avenir loin d'être prometteur, il y aurait du sens à mener une véritable politique familiale au sens large, qu'il s'agisse de quotient familial, d'allocations familiales, de places en crèche, de mesures éducatives.
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
En Europe, les différences entre les pays du Nord et les pays du Sud tiennent également au fait que, en Espagne et en Italie, notamment, les jeunes sont massivement touchés par le chômage, peinent à trouver du travail et à s'insérer dans la vie professionnelle. Quand on a 25 ou 30 ans, l'absence de perspectives d'emploi n'incite pas à fonder une famille.
Par ailleurs, vous n'avez, semble-t-il, pas du tout évoqué l'incidence extrêmement forte des flux migratoires. La France ne serait pas à ce niveau si elle n'avait pas connu d'importantes vagues d'immigration dans les années trente, cinquante, soixante qui ont contribué à revitaliser la population française.
Dans aucun de vos schémas prospectifs vous n'intégrez une éventuelle reprise de l'immigration dans l'hypothèse, nécessité faisant loi, d'un déclin démographique. Même si certains poussent des cris d'orfraie à l'évocation de cette question, elle mérite d'être posée.
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Si la crise en Espagne, en Italie et en Grèce a effectivement eu un effet sur le taux de fécondité, notamment des plus jeunes adultes, cet effet est très récent, il remonte à la période 2012-2014. La fécondité en Espagne et Italie a baissé plus tardivement qu'ailleurs, au milieu des années soixante-dix, mais est descendue à 1,3 ou 1,4 enfant en moyenne par femme dès les années quatre-vingt-dix.
Le taux élevé de fécondité observé en France ne s'explique pas uniquement par la politique familiale. L'Allemagne ou la Suède mènent aujourd'hui une politique familiale beaucoup plus combative, en termes de rémunération du congé parental par exemple. Pourtant, la fécondité ne suit pas. La Suède s'est décidée à agir en 1986, quand elle s'est retrouvée au point bas de 1,5 enfant en moyenne par femme. En 1991, elle était remontée à 2,1. Ce n'était qu'un effet d'aubaine. La fécondité est ensuite redescendue. L'exemple suédois est utile pour montrer qu'il existe des niveaux de fécondité durablement hors d'atteinte pour les pays les plus développés.
Le vrai problème, en Espagne, était le manque de logements. On pouvait y avoir des enfants même en étant dans une situation de dépendance à l'égard de ses propres parents à la seule condition de ne pas vivre sous le même toit qu'eux. Il fallait donc des logements et ce n'est pas un hasard si c'est en Espagne que la crise des subprimes a produit ses plus graves effets. Les jeunes qui avaient contracté un emprunt pour se loger se sont retrouvés dans l'incapacité de le rembourser au moment de la crise économique.
En Italie, vous pouviez avoir des enfants même si vous n'aviez pas de logement mais à la condition d'être marié. La situation a ensuite évolué.
La France a-t-elle encore une politique familiale ? On peut en discuter. Le niveau relativement élevé de la fécondité s'explique par deux phénomènes. D'une part, les droits des enfants naturels et des enfants légitimes sont quasi identiques depuis une trentaine d'années ; or la part des naissances hors mariage atteint 60 %. D'autre part, on compte peu de femmes infécondes, de l'ordre de 12 % à 13 %. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, ce pourcentage monte à 20 %-22 %.
L'immigration est intégrée dans les calculs. Dans les projections que j'ai évoquées pour la France, on retient le nombre de 150 000 entrées nettes dans la variante du vieillissement minimal. Les projections d'Eurostat sur lesquelles je me suis appuyé pour mettre en évidence les effets propres du vieillissement démographique prennent également en compte le facteur migratoire, à un niveau élevé, mais inférieur à celui qui est actuellement observé. Or je pense que l'ampleur du phénomène migratoire, au-delà même de la question des réfugiés, sera bien plus importante car l'Afrique est dans une impasse démographique totale.
La population de ce continent a été multipliée par quatre entre 1950 et 2015. Elle est de un milliard aujourd'hui et pourrait encore quadrupler d'ici à la fin du siècle. Comme l'a montré la Banque mondiale dans son dernier rapport, la croissance y est encore très faible, car assise sur les matières premières et peu sur les produits manufacturés, et toujours fortement dépendante des importations. Sans compter les problèmes de gouvernance et une fécondité qui repart à la hausse. Les schémas imaginés en s'appuyant sur les évolutions passées de l'Asie et de l'Amérique latine ne valent pas pour l'Afrique. Le taux d'alphabétisation des femmes y est relativement plus faible, les pratiques contraceptives efficaces peu répandues pour des raisons essentiellement cultuelles, d'ailleurs. Ce continent est en outre à l'écart de la division internationale du travail.
Le rythme de croissance de la population africaine n'a pas d'équivalent dans le passé. Deux hypothèses sont envisageables : un regain de la mortalité ; ou une émigration massive, mais vers où ? Les projections d'Eurostat n'intègrent pas ce scénario de l'impasse démographique africaine. Il n'en demeure pas moins que le facteur migratoire est pris en compte.
Pour la France, j'ai mentionné les travaux de Michèle Tribalat : elle estimait en 2011 la population d'origine étrangère - immigrés plus première génération née en France - à 12,3 millions - sur les quelque 63 millions d'habitants Français métropolitains -, compte tenu notamment de la forte vague d'immigration observée dans les années deux mille. La question clé reste celle de l'intégration des personnes immigrées et de leurs descendants dans un contexte de marché du travail aussi restreint. C'est un problème auquel, pour le moment, l'Allemagne n'est pas confrontée.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Cela ne va peut-être pas durer.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Les écarts constatés dans les projections démographiques mondiales en fonction de la variante retenue sont spectaculaires. Et vous avez bien fait de préciser, monsieur Parant, que les phénomènes migratoires étaient pris en compte car il est effectivement compliqué d'avoir une approche objective sur la question. Les causes des migrations ont évolué : l'insécurité, la pauvreté, le changement climatique, facteur de plus en plus déterminant, la pression démographique, que vous venez d'évoquer. Comment ne pas comprendre que les jeunes Africains n'acceptent pas les conditions de vie qui leur sont aujourd'hui proposées ?
S'agissant des schémas prospectifs élaborés en matière de retraites, je ne suis pas persuadé qu'ils intègrent un élément sur lequel nous avons pu débattre à l'occasion d'une précédente audition : l'automatisation de l'ensemble des métiers. Même si de nouveaux emplois seront créés et que la pression démographique restera élevée, on comptera probablement moins d'actifs demain, et ce quelles que soient les politiques publiques menées. Par conséquent, cette diminution attendue de la population active apparaît comme la variable fondamentale dans tous les calculs faits en vue d'assurer l'équilibre des caisses de retraites et accentue encore davantage les difficultés auxquelles nous devrons faire face.
Par ailleurs, vous avez bien rappelé cette évolution sociétale majeure qu'est le nombre de plus en plus important de personnes vivant seules. Vieillir seul coûte plus cher que de vieillir à deux. D'où une difficulté supplémentaire en matière de financement des retraites.
Voilà autant d'éléments qui soulignent le niveau de responsabilité que les politiques auront à assumer, bien au-delà d'ailleurs, faut-il le préciser encore une fois, des échéances électorales à venir. L'enjeu essentiel est là : serons-nous capables de dépasser l'immédiateté de l'action politique pour nous engager sur de véritables projets de société ?
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Vous allez encore plus loin que moi dans le catastrophisme !
Sur l'emploi et la proportion d'actifs occupés, cela fait quelque temps que j'ose le dire sans être forcément suivi, nous devons nous attendre à des temps difficiles.
Dans La machine et le chômage , publié en 1980, Alfred Sauvy mettait en avant un phénomène de « déversement » des emplois dû à l'évolution du progrès technique, déversement du monde agricole vers un secteur industriel, puis de l'industrie vers un secteur tertiaire entendu au sens large et englobant, par exemple, l'agroalimentaire. Nombre de métiers industriels se sont fortement tertiarisés. C'est ce que j'appellerai la réserve ultime. Il reste encore en France de nombreux besoins non satisfaits, des offres d'emplois de base non pourvues, notamment en matière de services à la personne.
Contrairement aux pays du Nord, en France, la formation continue est insuffisamment mise en valeur et notre système éducatif loin d'être optimal. Au demeurant, favoriser l'adaptabilité tout au long de la vie ne résoudra pas la difficulté principale : identifier les emplois dont nous aurons besoin demain et anticiper la transformation des emplois actuels. Avec l'émergence des nouvelles technologies de l'information et de la communication, les métiers de soudeur ou de robinetier d'aujourd'hui n'ont rien à voir avec ceux d'hier, d'où des difficultés accrues pour recruter faute d'une bonne adaptation de l'offre de formation.
Il existe effectivement une incertitude sur le volume d'emplois futurs et le nombre d'actifs occupés, mais l'échéance est tout de même lointaine. À un horizon de dix ou quinze ans, les besoins seront largement insatisfaits. J'invite donc les politiques à se relever les manches pour prôner des mesures qui donneraient, enfin, de bons résultats, en particulier en termes de taux d'emploi des plus âgés et des plus jeunes.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Disons-le clairement, avec de plus en plus d'allocataires, de moins en moins d'emplois, la faute à l'amélioration fabuleuse de la productivité et la robotisation, la question centrale est : comment entretenir tous ces vieux ? Faut-il continuer à travailler le plus longtemps, le plus intensément possible ? À l'évidence, nous sommes dans une impasse. Peut-être est-ce dû à un biais de raisonnement, au fait que nous ne posions pas bien le problème. Dans le schéma actuel, on demande aux actifs de remplir les caisses, pour leur redistribuer l'argent une fois qu'ils ne le seront plus. Quid du niveau de rendement des placements effectués ? Ma foi, l'économie ne donnera que ce qu'elle pourra donner. Prenez l'assurance vie : les taux s'effondrent et certains fonds sont proches de la rupture.
Puisque problème de redistribution il y a, ne faudrait-il pas appréhender le capital accumulé au fur et à mesure du vieillissement en termes non pas de valeur monétaire mais de valeur d'usage, de qualité de vie ? Il s'agirait de développer une approche différente, de sortir du raisonnement assis sur la seule redistribution monétaire par le travail, qui, me semble-t-il, conduit à une impasse totale dans la mesure où il va concerner de moins en moins de personnes. Comment résoudre une telle aporie ?
Je m'inscris dans la ligne d'un catastrophisme éclairé. Il n'y pas de raison qu'on ne trouve pas de solution, surtout avec les nombreuses avancées technologiques. Je le redis, j'ai l'impression que c'est parce que l'on pose mal le dilemme que l'on n'arrive pas à progresser. Si je suis confus, j'en suis désolé, mais formaliser le problème n'est pas simple.
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Le problème, ce n'est d'avoir du mal à le formaliser, c'est d'avoir du mal à l'accepter.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
C'est déjà mieux !
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Une nuance toutefois : en France, la capitalisation représente à peine 6 % du financement de la protection sociale.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Dans d'autres pays, c'est beaucoup plus !
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Certes. La France continue de faire reposer son modèle sur une redistribution assise sur des prélèvements instantanés.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Cela nous a été présenté comme la solution miracle. Maintenant, un peu moins.
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Dans les années quatre-vingt-dix, j'ai eu l'occasion de débattre de cette question de la capitalisation avec Denis Kessler qui, pour des raisons démographiques, prédisait l'effondrement du système français de retraite par répartition et mettait en avant les rendements moyens passés élevés des placements financiers mais ne se risquait pas à me garantir a priori les mêmes rendements futurs. Un ancien directeur de l'Ined, Jean Bourgeois-Pichat, a publié à la même époque, dans la revue Population, deux articles soulignant la difficulté de la transition d'un système de répartition vers un système de capitalisation, une transition faisant supporter une sorte de double peine aux actifs du moment.
Ce n'est pas parce que la retraite par capitalisation y est faiblement développée que la France n'est pas concernée. Rappelons que 60 % du CAC40, comme d'autres places boursières en Europe et ailleurs, sont la propriété de fonds de pension américains.
La Suède a réformé son régime de retraites en mettant en place un dispositif dit de « comptes notionnels », dans lequel le montant des retraites est indexé sur l'évolution de l'espérance de vie et de la croissance économique. Ce fut une véritable révolution copernicienne. Nous, nous n'en sommes qu'à des ajustements paramétriques.
Il y a une quinzaine d'années, j'avais plaidé pour une transmission accélérée des patrimoines, une piste de réflexion brillamment développée par André Masson avec son idée de « viager mutualisé ». Aujourd'hui, le patrimoine est détenu à 80 % par les 60 ans ou plus. L'âge moyen de l'héritier au décès de son deuxième parent, qui est l'élément déclencheur de la transmission patrimoniale, est de 60 ans. D'où l'idée de favoriser une transmission plus rapide, au bénéfice notamment des jeunes qui en auraient besoin pour acquérir un logement, même si certains d'entre eux, j'y reviendrai, n'ont pas toujours, en la matière, un comportement très conséquent.
Comment fonctionnerait ce viager mutualisé ? Je possède un patrimoine. Je le liquide, une partie sous la forme de capital pour faire bénéficier les jeunes générations, une partie sous la forme de rente, pour compléter ma pension de retraite et assumer les frais liés au grand âge et à la dépendance.
Pour ma part, je suis favorable à tout ce qui peut favoriser la mobilité des personnes dans le grand âge, je ne suis pas un partisan du maintien à domicile à tout-va.
Il faudrait pour ce faire une révolution des mentalités. Le viager n'est pas une idée populaire.
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
Sauf au cinéma !
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
Dans le viager classique, il a des gagnants, qui touchent même parfois le jackpot, et des perdants. Le viager mutualisé joue sur la loi des grands nombres pour minimiser les risques. D'ailleurs, la Caisse des dépôts et consignations a récemment lancé un produit de ce type.
Pour l'instant, la France ne s'inscrit pas dans cette logique de transmission rapide. Ce pourrait aussi être un moyen de développer le logement. Soit on taxe les transmissions patrimoniales, soit on favorise le logement. Il faudrait pouvoir lever certaines rigidités françaises en matière de logement et construire là où les besoins existent, dans les zones de tension.
Je disais que les jeunes n'avaient pas un comportement forcément très conséquent. Qui dit zapping matrimonial dit, souvent, garde partagée, donc fardeau financier, et ce à un moment de la vie où l'on a des salaires modestes ou, pire, des difficultés pour entrer sur le marché du travail. Si vous ajoutez le fait que les plus anciens rechignent à transmettre leur patrimoine, faites le calcul : la génération de trentenaires aujourd'hui est mal partie pour accumuler du patrimoine, du moins massivement.
Dans les enquêtes européennes sur les modes de vie, les valeurs et les aspirations de la population, les seniors se montrent de moins en moins enclins à transmettre leur patrimoine rapidement. Ils estiment avoir déjà beaucoup donné à leurs enfants - les « enfants rois » - et entendent bien profiter à plein de ce patrimoine au cours de la retraite.
Il faut agir vite sur le patrimoine, y compris dans le domaine de l'assurance dépendance. La prestation spécifique dépendance (PSD) faisait l'objet d'une récupération sur la succession, pas l'allocation personnalisée d'autonomie (Apa), qui l'a remplacée : la PSD bénéficiait à 180 000 personnes, l'Apa, à 1,3 ou 1,4 million. Jusqu'à quel point va-t-on pouvoir financer la dépendance, dans un contexte de montée de la solitude et de retour de flamme de certains comportements, aussi bien chez les plus âgés que chez les plus jeunes ? La génération « kangourou » a pris le pas sur les Tanguy. On retourne vivre chez ses parents, même quand on a des enfants, ce qui n'est pas toujours bien vécu. Notre pays ne prend pas suffisamment en compte ces évolutions sociétales en matière de retraite ou de politiques sociales.
Pour livrer une opinion toute personnelle, je pense que l'on juxtapose trop de concepts philosophiques dans nos choix politiques. De quoi la politique familiale est-elle le nom quand une partie de la population est écartée du bénéfice des prestations familiales ? Quelque part, ces exclus peuvent se dire que la République ne veut pas de leurs enfants. Sous le prétexte de faire du social, pratiquement 90 % des allocations familiales sont versées sous condition de ressources. Autrement dit, ce n'est plus une politique familiale au sens où elle a été conçue.
Dans une vraie politique de redistribution, on inclut les prestations familiales dans le revenu imposable. Mais on ne mixe pas une politique sociale avec une politique familiale. Idem en matière de retraite. Les femmes ayant élevé des enfants ont droit à des trimestres de cotisation gratuits. Certains avantages sont supprimés pour pallier les difficultés de financement de la branche retraite. Pourquoi mixer politique sociale et politique vieillesse, politique de l'emploi et politique vieillesse comme dans le cas de la gestion par l'âge ? Ce n'est pas satisfaisant et il faudrait y remettre un peu d'ordre en stipulant : une politique égale une philosophie. Sinon, cela fait plus de mécontents que d'heureux.
Éric Jeansannetas , sénateur de la Creuse
La dynamique des territoires à enjeux spécifiques que vous nous avez présentée ne concerne que la France métropolitaine. Je souhaiterais avoir votre regard sur la France ultramarine, où démographie et pyramide des âges ne suivent pas les mêmes tendances.
Alain Parant, démographe, conseiller scientifique de Futuribles international
À l'exception de Mayotte, qui bénéficie d'un apport important de population, l'outre-mer a vu sa fécondité s'effondrer. Ce problème démographique n'est pas nouveau puisqu'il est apparu dès les années quatre-vingt. J'avais essayé d'alerter à l'époque mais je n'ai pas été entendu. Les outre-mer cumulent les difficultés : vieillissement accéléré, sous-emploi massif, retour de métropole des néo-retraités. Ces derniers, par leur pouvoir d'achat, vont permettre de mettre un peu d'huile dans les rouages. Mais cela ne va pas durer longtemps et la contestation sociale, que l'on sent déjà monter, risque d'être très forte.
Je signale par ailleurs que les données démographiques ultramarines nous sont transmises en décalage, faute de recensements effectués aux mêmes époques. Qui plus est, elles ne sont pas aussi riches.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous remercie, monsieur Parant, pour cette audition passionnante.
L'ENJEU ÉCONOMIQUE : CONJUGUER CROISSANCE ET SOLIDARITÉ
Audition de James Kenneth Galbraith, économiste (26 mai 2016)
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir ce matin James Kenneth Galbraith, professeur d'économie américain, francophone et, comme me l'a confié de nombreuses fois notre collègue Pierre-Yves Collombat, qui est à l'origine de cette rencontre, révolutionnaire devant l'éternel, hétérodoxe et très contestataire. Monsieur le professeur, je vous remercie vivement d'avoir accepté de venir débattre avec nous d'un sujet pour le moins compliqué. Je salue également la présence parmi nous de collègues membres des commissions des finances et des affaires économiques que nous avons conviés à cette réunion.
La rencontre de ce matin s'inscrit dans le cadre de l'étude que mène Pierre-Yves Collombat sur l'avenir et les risques du système financier et bancaire. Lors d'une précédente audition, Jean-Michel Naulot, ancien banquier, nous avait annoncé que la crise financière de 2008 n'était qu'une répétition générale, avant que ne survienne une crise encore plus dure dans les années à venir. Monsieur le professeur, vous êtes un universitaire et économiste reconnu, vous avez publié un certain nombre d'ouvrages et vous êtes incontestablement l'un de ceux que l'on écoute, que l'on soit d'accord ou non avec vous, pour savoir ce qui risque de se passer.
Notre délégation a une mission importante au sein du Sénat : celle d'alerter et d'informer sur un certain nombre d'événements susceptibles de se produire à l'avenir. Je laisse à l'initiateur de cette rencontre, Pierre-Yves Collombat, que je remercie, le soin de préciser le contexte.
Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var
Je tiens tout d'abord à vous remercier, monsieur le président, d'avoir permis cette audition. Nous ne sommes pas des pythonisses mais l'objet de notre travail est tout de même d'essayer de voir comment la situation peut évoluer. En particulier, se maintiendra-t-elle telle qu'elle est aujourd'hui ? Si oui, jusqu'à quand ? Après avoir misé sur la Chine et sur les « Brics », sans vrais résultats, pouvons-nous espérer des États-Unis une reprise et que faut-il en attendre ? Allons-nous au contraire vers un nouveau crash financier et une nouvelle crise généralisée ? Monsieur le professeur, vous êtes un observateur bien placé pour répondre à toutes ces questions.
Subsidiairement, j'ai cru comprendre que donner une priorité au redressement du système bancaire ne fera pas repartir la machine. Il faut au contraire d'abord faire repartir l'économie et mobiliser des moyens équivalents à ceux qui ont été utilisés au moment du New Deal avant de pouvoir redresser le système financier et retrouver un régime de croisière. Voilà l'opposé de la politique menée en Europe. C'est pourquoi j'aimerais connaître votre sentiment sur cette stratégie de fond.
James Kenneth Galbraith, économiste
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis ravi d'avoir ce matin l'occasion de partager avec vous certaines idées, dont la plupart ont été développées dans un livre publié voilà deux ans et qui s'intitule, en français, La Grande crise. Comment en sortir autrement . Je dirai également quelques mots sur la situation en Europe, dans le prolongement de mon dernier ouvrage Crise grecque, tragédie européenne , qui paraît aujourd'hui et qui couvre mon travail du premier semestre de l'année 2015 à Athènes. Je vais commencer par la situation générale de l'économie et aborder notamment les conséquences de la grande crise financière de 2007-2009.
Tout d'abord, en quoi consiste cette crise ? Pour certains économistes et dévots de l'économétrie, elle n'est qu'un événement comme un autre, un choc de croissance somme toute classique, un déséquilibre temporaire que l'on n'aurait pas pu anticiper. Les promoteurs de telles idées n'ont pu qu'être déçus au cours des dernières années. Si l'économie retrouve un certain équilibre, la situation reste très inconfortable pour ceux qui ont la responsabilité du bonheur commun. La relance, s'il y en avait une, n'est pas satisfaisante, selon ce que l'on aurait pu attendre de notre expérience acquise depuis l'après-guerre.
Dès lors, cette crise a-t-elle une autre signification, signale-t-elle un changement profond dans les conditions de notre vie économique ? Auquel cas nous serions confrontés à des questions fondamentales. En tout état de cause, la prudence dicte de prendre en compte pareille hypothèse. Il existe une lacune dans la discipline d'économie conventionnelle : celle de la question des ressources, surtout énergétiques. Les économistes de l'après-guerre ont pris l'habitude de négliger cette question et de se comporter comme si les ressources étaient librement disponibles, de les considérer comme un don de la nature. Voilà la pensée qu'on inculque depuis quarante ans à l'université américaine aux étudiants en économie. On leur enseigne également la théorie de la « malédiction des ressources naturelles », selon laquelle, à l'inverse, les pays qui en sont dépourvus, comme le Japon, seraient par nature plus actifs, plus entrepreneuriaux, et donc plus riches. Aujourd'hui, nous pouvons le dire, cette approche est obsolète. Si les États-Unis ont connu une relance supérieure à celle de l'Europe après la crise financière, c'est notamment grâce à la « bulle » de schiste qui a créé une différence sur le coût des ressources entre les deux continents. De plus, les difficultés du Japon proviennent en partie de la catastrophe de Fukushima.
Existe-t-il une règle générale sur laquelle nous pouvons nous appuyer ? Je pense pouvoir répondre par l'affirmative. De surcroît, elle est relativement simple. Les ressources deviennent plus chères car davantage de ressources sont nécessaires pour les extraire. Le haut niveau de développement que nous avons atteint s'explique par les investissements que nous avons consentis dans le passé. Il nous faut dépenser davantage en termes réels pour maintenir en fonction l'ensemble de ces investissements, c'est-à-dire l'ensemble de nos capitaux accumulés. Décarboner l'économie, s'adapter au changement climatique suppose de mobiliser les ressources nécessaires : capital, recherche et heures de travail. Il est donc inévitable de dépenser moins ailleurs, que ce soit pour les nouveaux investissements, le développement ou la consommation de masse. Pour les coûts de production, la différence n'est pas très grande. Cependant, une proportion même assez petite peut faire la différence entre une économie de croissance, une économie de stagnation, voire une économie en déclin.
Il faut choisir entre le renouveau et le maintien d'un certain niveau de consommation, c'est-à-dire la reproduction simple de la situation précédente, surtout dans un contexte d'accroissement de la population couplée à une hausse en proportion de la population hors travail - chômeurs, retraités, jeunes.
En pareil cas, d'aucuns entendent poursuivre une politique d'austérité. Cette approche est, à mes yeux, erronée, dans la mesure où elle mène au gaspillage des ressources actuelles dont nous avons besoin. Elle peut être assimilée à une politique de la passivité, de la non-action, au moment même où il faudrait agir. Il importe d'investir pour renouveler nos sources d'énergies et promouvoir les énergies soutenables et renouvelables. Cela n'est pas neutre financièrement, car, parallèlement, nous devons continuer à offrir aux populations un haut niveau de services, en termes de transport, de communication, de santé, d'éducation, d'enseignement. Il serait inconcevable d'en revenir aux normes de confort en vigueur au XVIII e ou XIX e siècle.
Troisième point, il faut économiser sur les moyens de consommation qui ne sont pas strictement nécessaires, augmenter la consommation commune et minimiser les excès, surtout ceux qui sont dangereux, maintenir une distribution de la consommation qui soit plus égalitaire qu'avant. Parmi les activités considérées comme trop dangereuses, je citerai l'armement, les banques et le charbon.
Quatrième point, il faut protéger les plus vulnérables. Les assurances sociales deviennent encore plus importantes dans la situation actuelle. Souvenons-nous que ce sont elles qui nous ont aidés à sortir de la Grande Dépression des années trente. Les États-Unis n'ont pas attendu le retour à la prospérité pour mettre en oeuvre le New Deal et poser les bases de l'État providence.
Cinquième point, j'y insiste, il faut choisir de minimiser les dépenses les moins utiles et les plus dangereuses, comme l'armement. De même, le système financier est devenu depuis vingt ou trente ans beaucoup trop coûteux en ressources réelles, à l'image du charbon et du pétrole. Misons sur la musique, la science et la culture. Les politiques actuellement menées en Europe et aux États-Unis n'opèrent pas de distinctions pourtant essentielles. Elles entraînent une réduction du niveau de vie des individus sans protéger les plus vulnérables, sans préserver les systèmes essentiels et faire de provisions pour un avenir soutenable, pour une planète sur laquelle nos descendants pourront vivre.
En définitive, quelle est l'alternative à privilégier ? Ce n'est ni une politique de croissance à outrance ni le keynésianisme des années trente ; c'est une politique intelligente, adaptée à la situation actuelle, à nos besoins et à nos contraintes, une politique qui s'inscrit néanmoins dans l'esprit de John Maynard Keynes, qui a prononcé cette phrase célèbre : « Quand les conditions changent, il faut changer d'avis. » Je crois fondamental d'abandonner toute idéologie ou dogmatisme qui dirige la politique économique, notamment en Europe, avec pour résultat l'obligation, pour les pays du Sud, surtout la Grèce, de rembourser les dettes et la privatisation de tous les biens communs et publics, y compris les plages grecques. Cette politique renforce le chômage et l'émigration de la population active. Elle est promise à un échec fondamental qui va changer la nature de cette Europe qui s'est construite depuis cinquante ans.
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Devant pareil optimiste, je donne sans attendre la parole à Pierre-Yves Collombat.
Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var
« Pessimisme de la raison et optimisme de la volonté », disait quelqu'un... Quand je lis Les Échos , j'ai l'impression que les États-Unis vont nous sortir de la crise, que tout est reparti, que le chômage a disparu, ou quasiment. Tout cela est-il fondé ?
Sur le plan structurel, la politique, menée notamment en Europe, donne la priorité au sauvetage du système financier, au motif qu'il n'y aurait pas d'autre possibilité. Vous semblez penser le contraire.
James Kenneth Galbraith, économiste
Les États-Unis ont aussi donné la priorité au sauvetage du système financier, et c'est problématique. Notre système financier est très concentré, trop puissant et sans la moindre responsabilité à l'égard de la loi et de la justice. Les fraudes incommensurables qui nous ont menés à la crise n'ont suscité aucune réaction. Malgré cette erreur de notre politique d'après-crise, les États-Unis ont profité de deux avantages par rapport à l'Europe : d'abord, la bulle de schiste, que j'ai déjà mentionnée, d'où un coût des ressources provisoirement allégé, mais, surtout, un système d'assurances sociales qui a fonctionné de façon très efficace juste après la crise, avec une augmentation rapide des dépenses du secteur public avoisinant 9 % du Pib en 2009. Je parle de la sécurité sociale, des assurances chômage, des assurances santé, tout ce système méprisé mais qui fonctionne depuis cinquante ans à une échelle continentale. En Europe, en revanche, la stabilisation automatique opérée par la protection sociale a joué dans les pays riches du Nord mais pas dans ceux du Sud - Espagne, Italie, Grèce -, ce qui plonge l'Europe dans une crise sans fin pour l'instant. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les pays menacés de banqueroute puissent soutenir l'activité économique de leur population. La Grèce a perdu un quart de ses revenus depuis cinq ans.
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Après la crise de 2007-2008, un certain nombre de réformes ont été menées au niveau du système bancaire et financier international. Aujourd'hui, ce dernier est-il plus solide ou encore plus fragile, car toujours déconnecté de l'économie réelle ?
James Kenneth Galbraith, économiste
Il m'est un peu difficile de répondre. Je ne vois pas de résurgence de cette espèce de bulle complètement frauduleuse qui a touché le marché des hypothèques et des titres avant 2007. Cependant, il reste toujours des problèmes de dettes souveraines, de dettes dans le tiers-monde, dans le secteur énergétique et ailleurs. Nous pouvons également citer le problème des dérivés, des credit default swaps : nous avons du mal à les identifier et, partant, les institutions les plus vulnérables de ce point de vue.
Je crois que nous ne pourrons jamais dire que le système financier, tel que nous l'avons construit, est hors de danger. Dans la crise relativement profonde des marchés internationaux et des taux de change observée depuis un an, une grande banqueroute est certainement possible. Après 2008-2009, les États-Unis ont été confrontés à une difficulté supplémentaire, qui est l'impossibilité de considérer au niveau politique un second sauvetage financier. Il a déjà été extrêmement ardu de faire passer le projet de loi présenté à la fin de 2008. Le Congrès n'ira de nouveau dans cette direction que sous la menace d'une catastrophe totale.
Yannick Vaugrenard, sénateur de la Loire-Atlantique
À la suite d'un certain nombre d'auditions que la délégation à la prospective a réalisées, la conclusion que nous pouvons en tirer est que la crise financière de 2008 peut se répéter. Il s'agit juste de savoir où et quand. La réponse que vous venez de nous apporter semble aller dans ce sens. Selon vous, une possibilité d'accord politique au niveau international pour éviter cette financiarisation de l'économie, qui a atteint un niveau inédit, est-elle possible ? Deuxième point, la révolution numérique imposera probablement une évolution sociétale considérable. Pensez-vous que l'ensemble des politiques publiques prenne ce phénomène suffisamment en compte et comment faire pour que tel soit le cas ? Troisième point, il semble que le creusement des inégalités affaiblisse la croissance alors que leur diminution la soutient. Qu'en pensez-vous ? Enfin, vous avez cité Keynes tout à l'heure : « Quand les conditions changent, il faut changer d'avis. » Cette affirmation est vraie sur le plan économique mais pas sur le plan philosophique.
James Kenneth Galbraith, économiste
Mon père a eu cette phrase : « Les économistes économisent surtout leurs idées. Ils font en sorte que celles qu'ils ont retenues à l'université leur servent toute la vie. »
Je suis favorable à la mise en oeuvre d'un contrôle du système financier et d'une définanciarisation de l'économie. Cela a été fait une fois, entre les années trente et soixante-dix. Le système bancaire a alors été placé sous le contrôle des États, surtout ici en France. J'ai conduit une étude sur le système bancaire et financier dans la France d'après-guerre. Il intégrait les opérations des banques en visant des objectifs publics de reconstruction et de gouvernement du pays. Mis en place avec, notamment, la Caisse des dépôts et consignations, le Crédit foncier et le Crédit agricole, il a fonctionné jusqu'à un certain point.
Dans un contexte où le développement de l'économie doit prendre une autre direction, ce genre d'instruments est utile. Les banques actuelles ne servent que les objectifs fixés par leurs dirigeants. Il est injustifiable que les gouvernements de nos pays, de nos continents, soient dirigés par nos banques. Cette situation mènera à la ruine.
Comment réformer le système ? Je ne prétends pas avoir toutes les solutions. Dans un monde bouleversé par la révolution numérique, les banques sont devenues, aussi incroyable que cela puisse paraître, des institutions conçues pour échapper au droit national, régional et continental. J'ai réalisé une étude s'échelonnant sur une vingtaine d'années sur l'évolution des inégalités dans le monde. Ma conclusion est que les inégalités sont liées de façon très étroite à l'évolution du système financier. Ce sont les industries de haute technologie, financées par les banquiers, qui ont donné les milliardaires de la Silicon Valley. Les statistiques aux États-Unis le montrent très clairement, ceux qui ont profité le plus sont ceux qui ont su capitaliser sur les innovations technologiques et sur le pouvoir financier.
Quelles sont les conséquences de cette révolution numérique ? Les économistes ont été beaucoup trop optimistes sur la capacité du marché privé à remplacer les emplois en train d'être détruits par les avancées technologiques. La situation actuelle fait penser à celle qu'a connue le transport à cheval au moment de l'arrivée de l'automobile. Sauf que, aujourd'hui, il s'agit de trouver du travail à des êtres humains, à ceux qui sont ou vont être déplacés. De nouvelles institutions dédiées à cet objectif sont à créer. Toute révolution technologique apporte des opportunités énormes à la population, du moins à celle qui est en activité et a une source de revenus personnelle. D'où la nécessité d'augmenter la proportion du revenu national dédiée à l'environnement, à la culture et aux soins des personnes âgées, autant de secteurs qui ne peuvent être automatisés avec les ordinateurs et les smartphones. Comme le secteur privé ne le fera pas spontanément, cette responsabilité revient à des institutions publiques ou qui relèvent du secteur non lucratif.
Philippe Dominati, sénateur de Paris
Vous soulignez l'efficacité de la protection sociale aux États-Unis, qui fonctionne très bien avec 9 % du Pib, et sa faiblesse en Europe, notamment en France, où près du double y est consacré. Est-ce parce que ce secteur est ouvert à la concurrence en Amérique du Nord quand il est régi par un État monolithique chez nous ? Ma seconde interrogation concerne les ressources naturelles. La recherche et l'exploitation du pétrole et du gaz de schiste par fracturation ont permis aux États-Unis d'être exportateurs en ce domaine. Cet investissement répond-il à votre théorie ?
James Kenneth Galbraith, économiste
Je précise que les 9 % en question représentent l'augmentation des dépenses d'assurances sociales dans le Pib pour une année et pas le total du budget qui y était consacré en 2009-2010. Cette hausse a été décidée pour soutenir la population américaine, notamment les chômeurs et les retraités. Ainsi, la majorité d'entre elle n'a pas connu de chute profonde de ses revenus personnels, même si, bien sûr, elle a vu la valeur de ses biens immobiliers et de son épargne baisser. Cette décision a permis de stabiliser de manière assez efficace le niveau d'activité économique agrégé au niveau de l'ensemble des États-Unis, à la différence de l'Europe.
Quant à la fracturation hydraulique, on ne sait pas exactement où cette méthode va mener ni combien de temps elle pourra être utilisée. De nombreux problèmes sont à déplorer. La construction de nouveaux puits a, il me semble, presque cessé après la chute du prix du pétrole. De nombreux autres sont stoppés temporairement, mais pourront être remis en production dès qu'ils redeviendront rentables. Quant à savoir combien de temps cette bulle va durer, la question est d'ordre géologique. Je le sais d'autant mieux que j'habite moi-même le Texas. Je connais des personnes qui travaillent sur cette question mais elle reste sans réponse. Certains sont optimistes, d'autres pessimistes. Tout le monde le sait, il s'agit d'une solution limitée dans le temps, sur une échelle de quelques décennies.
Anne-Catherine Loisier, sénatrice de la Côte-d'Or
Que pensez-vous de la séparation entre banque de dépôt et banque d'affaires ? Qu'en est-il aux États-Unis ? Au sujet des inégalités, quel jugement portez-vous sur le projet de revenu universel ?
James Kenneth Galbraith, économiste
Je suis favorable à la séparation des banques d'affaires et des banques commerciales, dont l'origine remonte au Glass-Steagall Act . Elle permet aux banques commerciales de bénéficier des assurances sur les dépôts et du soutien du gouvernement, et de « laisser tomber » les banques d'affaires si elles font banqueroute. Je ne pense pas que ce soit une solution complète au regard de la situation actuelle. Aux États-Unis, les banques sont trop grandes, ce qui rend inenvisageable une réelle régulation de ce genre de Béhémoth. Déconcentrer le système bancaire et réduire l'échelle de ces institutions seraient de bonnes idées. Le sénateur Sanders a d'ailleurs développé l'idée d'une concurrence entre petites institutions pour lutter contre la monopolisation du système financier. Je ne suis pas non plus convaincu par cette théorie. À l'âge informatique, que vous ayez un grand nombre de petites institutions ou un petit nombre de grandes, elles auront la même activité.
À la différence de mon ami Yanis Varoufakis, qui y est favorable, j'ai des doutes sur le revenu universel, à la fois d'ordre économique et politique. Économiquement, il importe de privilégier en priorité un système d'assurance pour les retraités, les malades, les jeunes ainsi qu'un accès universel à l'éducation et l'enseignement supérieur. Politiquement, une société qui fonctionne de façon satisfaisante doit imposer à ses membres d'exercer une activité, ce qui paraît difficilement conciliable avec une garantie de revenus. Cette idée circule depuis cinquante ans aux États-Unis. Je me souviens d'une discussion à ce sujet à la Convention nationale des démocrates en 1972. Elle rencontre de nombreuses résistances politiques et il est difficile de défendre ceux qui, bien que aptes au travail, ne font rien contre ceux qui travaillent. Je ne préfère pas mener cette bataille.
Alain Vasselle, sénateur de l'Oise
Je prolongerai le propos de notre collègue Philippe Dominati sur la protection sociale. Vous avez expliqué qu'au moment de la crise, en 2009, les États-Unis avaient apporté un soutien à ceux en difficulté en augmentant de 9 % du Pib les aides en leur direction. J'aimerais que vous soyez plus explicite : le système de protection sociale français est-il moins performant et moins réactif que celui des États-Unis ? L'image que nous avons, ici, en France, du système américain est celle d'un système beaucoup moins solidaire que le nôtre, donné souvent comme exemple dans le monde.
Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var
Il existe une différence fondamentale entre les deux systèmes : aux États-Unis, c'est l'État qui paye alors que notre système est paritaire, c'est-à-dire financé par les entreprises et les bénéficiaires.
James Kenneth Galbraith, économiste
Le paradoxe est apparent : notre système est moins performant mais il a répondu plus efficacement à la crise. M. Collombat vient de le mentionner, les dépenses de l'État en termes d'assurances sociales et de chômage n'ont pas été financées immédiatement par des impôts ni par des entreprises. L'État américain a consacré 9 % du Pib en plus pour compenser la chute de l'économie privée alors en cours. Il s'agit d'une injection assez radicale, destinée à stabiliser le malade puis à le récupérer. Toutefois, il n'existe pas, à mon sens, une très grande différence entre le fonctionnement du système aux États-Unis et celui de l'Allemagne et, peut-être, de la France. Le problème de l'Europe réside dans la construction d'une économie continentale complètement intégrée mais sans protection et stabilisation à pareille échelle. Toute une partie de l'Europe s'est retrouvée plongée dans la crise sans possibilité de se stabiliser. La Grèce est dans cette situation depuis 2010. Elle ne représente que 2 % du Pib européen, l'Espagne, presque 10 %, et l'Italie, 20 %.
La crise des institutions européennes doit ses origines à la domination des idées néo-libérales, ultra-orthodoxes, « néo-von-hayekiennes », promues, entre autres, par M. Schäuble, que j'ai eu l'occasion de rencontrer au cours de cette fameuse période s'échelonnant entre janvier et juillet 2015. Laisser ces idées diriger l'économie du continent est une invitation très claire à la catastrophe, qui ne tardera pas.
Franck Montaugé, sénateur du Gers
Sur la question de la place de la finance dans la gouvernance mondiale, la taxation des transactions financières, via la mise en oeuvre de la taxe Tobin, vous semble-t-elle un enjeu toujours pertinent ? Sinon, que pouvons-nous faire ?
Autre écueil fondamental : les paradis fiscaux, qui permettent l'extraction de sommes considérables hors des circuits officiels. Gabriel Zucman, professeur à l'université de Berkeley, propose la mise en place - utopique ? - d'un cadastre financier, qui permettrait de localiser les moyens financiers et de suivre leurs mouvements à la trace. Qu'en pensez-vous ?
Au sujet de la transition énergétique, considérez-vous que le nucléaire est un moyen d'y participer ? Qu'en est-il de la fixation du prix de la tonne de carbone sur le marché des quotas, qui reste le point nodal dont découlent nombre de décisions ?
Enfin, chacun sait que c'est la démocratie technique qui mène le monde, plus encore aujourd'hui qu'hier. Quid de la relation du citoyen à l'évolution des technologies, de son implication ?
James Kenneth Galbraith, économiste
Je le confesse, je ne suis pas un expert de la transition énergétique mais je considère que priorité doit être donnée à la décarbonisation. Pour la mettre en oeuvre, il faut prendre des risques. Le nucléaire en est certainement un. Quant à la démocratie technique, je ne vois pas à quoi cela correspond exactement.
Franck Montaugé, sénateur du Gers
La problématique est la suivante : comment associer les citoyens, sans qu'ils en soient forcément experts, à ces questions qui conditionnent leur vie en société et leur avenir ?
James Kenneth Galbraith, économiste
C'est une question très importante, mais la seule idée que je peux porter en la matière consiste à insister sur la nécessité de faire évoluer nos systèmes d'éducation et d'enseignement, pour permettre à la population d'appréhender les enjeux actuels. Aux États-Unis, les CV et les parcours scolaires ne sont pas du tout adaptés au monde moderne. Aussi curieux que cela puisse paraître, le Texas est toujours agité par le débat sur l'enseignement de l'évolution et de la création dans les écoles. Ici, vous êtes un peu plus avancés, du moins je l'espère. Tout ce qui peut permettre d'ouvrir la discussion et d'inviter au débat doit être encouragé.
Par ailleurs, j'ai passé une partie de ma carrière à militer pour l'ouverture de la Réserve fédérale américaine, la Fed. J'étais membre de l'équipe de la Commission bancaire de la Chambre des représentants aux États-Unis entre 1974 et 1980, au moment où ont commencé les auditions publiques ouvertes entre le Congrès et le Président de la Fed. Ce système perdure depuis maintenant quarante ans. Comme quoi des actions lancées à l'âge de vingt-trois ans peuvent parfois avoir des conséquences à la fois durables et remarquables. Je n'y aurais pas pensé à l'époque. Grâce à cette ouverture vers le Congrès et le grand public, la qualité des dirigeants de notre Banque centrale s'est grandement améliorée depuis lors.
En Europe, vous avez malheureusement construit une banque centrale complètement fermée sur elle-même, aux mains, si je puis m'exprimer ainsi, de quelques « mollahs », autour du « califat » de M. Draghi. C'est une invitation à être gouvernés par des personnes médiocres. Je ne dis pas que ce soit le cas de M. Draghi, mais force est de constater que les objectifs et motivations de toutes ces personnes ne sont pas clairs. En 2011, un certain président de la Banque centrale européenne pour faire plier le gouvernement d'Irlande, l'avait menacé en ces termes : « Une bombe explosera à Dublin. » Voilà qui aurait été inconcevable si la Banque centrale avait une responsabilité envers le Parlement européen et le grand public. Je crois que l'avantage d'une démocratie répandue, technique comme vous dites, c'est qu'elle oblige les dirigeants à être plus « responsables » ; ce n'est pas mauvais en soi.
Je connais bien James Tobin pour avoir été son étudiant. Je ne pense pas que la taxe Tobin, qui a pris depuis des décennies une importance symbolique, soit une solution. Contrairement à ce que certains pensent, elle ne pourrait résoudre que quelques-uns des nombreux problèmes actuels. Une régulation efficace du système financier ne passera pas par l'instauration de mécanismes automatiques. Il faut des personnes qui savent ce qu'elles font, indépendantes, autonomes et qui puissent intervenir auprès des banques pour empêcher les conspirations frauduleuses. Il est dans la nature humaine de chercher le profit. De plus, les banquiers ne sont pas des anges. Des policiers sont nécessaires dans ce secteur, comme dans les autres.
Bernard Lalande, sénateur de la Charente-Maritime
Vous nous avez dit tout à l'heure qu'il fallait adapter la production de ressources à l'accroissement de la population et des besoins, ce qui nécessite de focaliser les investissements sur ce delta entre ressources et besoins. Cette approche suppose-t-elle d'engager des investissements plutôt que de verser des dividendes ? Implique-t-elle une stabilisation des coûts salariaux dans l'entreprise, de façon à adapter la formation des individus à cette nouvelle gestion des ressources ?
James Kenneth Galbraith, économiste
Je répondrai par l'affirmative sur les deux points. Il faut avoir un planning des investissements et plafonner certains revenus. Depuis les années soixante-dix, profitant de modifications structurelles sur le plan fiscal, les dirigeants des grandes entreprises ont pu s'accorder des rémunérations extravagantes par rapport à celles de leurs prédécesseurs. Auparavant, les entreprises se finançaient par leurs propres moyens et la première tâche de leurs dirigeants était donc de maintenir les revenus entrepreneuriaux. Après 1980, aux États-Unis et dans le monde entier, les directions et les actionnaires ont été beaucoup mieux rémunérés, et les entreprises obligées de s'endetter pour investir. Cette construction institutionnelle est beaucoup moins stable et représente un aspect important du problème.
Annie David, sénatrice de l'Isère
Monsieur Galbraith, le discours que vous nous avez délivré est assez inhabituel et il m'a beaucoup plu. Je pense, notamment, au dernier point que vous venez de soulever : le transfert en termes de financement qui s'est effectué au sein des entreprises, au détriment de l'investissement et au profit des actionnaires, lequel a complètement déséquilibré un système qui aurait dû permettre à tous de vivre décemment des richesses créées.
Je voulais aussi revenir sur la révolution numérique. Ne pensez-vous pas que les richesses qu'elle va permettre de dégager, ainsi que les nouveaux emplois qu'elle va créer, même si elle en détruira d'autres, peuvent permettre d'envisager une diminution du temps de travail ? En France, nous travaillons trente-cinq heures par semaine ; je crois possible d'aller jusqu'à trente-deux heures. La révolution numérique ne devrait-elle pas être mise au profit du progrès social et du plus grand nombre ?
James Kenneth Galbraith, économiste
C'est une question aussi intéressante qu'importante. La révolution numérique ouvre de nombreuses possibilités, notamment celle d'augmenter le niveau de vie en permettant à chacun de communiquer facilement et à moindre coût avec le monde entier. Parallèlement, les moyens de communication sont monopolisés et privatisés à un niveau inédit. Ainsi, les entreprises réduisent le coût du travail et le nombre des emplois dont elles ont besoin, d'où une réduction de l'activité économique et une augmentation du chômage.
Avant de penser à tirer avantage de la technologie, il importe de disposer d'institutions capables d'assurer des revenus suffisants aux ménages. C'est le problème que nous n'avons pas encore résolu et qui va s'approfondir. Les dirigeants des universités, des écoles et des services de santé sont soumis à la pression d'utiliser des moyens automatisés et de réduire leur personnel. Le loisir est-il la solution ? Cela dépend du type de société. En France, vous avez des villes très agréables. La population peut se consacrer davantage aux loisirs, sans risque de détérioration de ses conditions de vie. Pour les Américains, je n'en suis pas sûr. J'ai l'impression que, pour une grande partie de la population, le travail, c'est la vie sociale. Les Américains aiment être au bureau parce que l'alternative est de se trouver dans une petite maison en banlieue avec un chien, un chat et une voiture. En outre, aux États-Unis, les salariés ont à peine deux semaines de congés par an.
Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var
Même si tous les propos qui ont été tenus ce matin ne nous y incitent pas forcément, efforçons-nous d'être optimistes. Votre avant-dernier livre, s'intitule La grande crise : Comment en sortir autrement. Je vous pose donc la question !
James Kenneth Galbraith, économiste
Le seul fait de poser la question est déjà un signe de progrès. C'est un début. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce fut pour moi un grand honneur d'être parmi vous et de participer à cette discussion. J'ai fait mes études en français voilà quarante-huit ans en Bretagne. Je suis très heureux d'avoir l'occasion de m'en servir un peu.
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Encore merci, monsieur le professeur.
L'ENJEU FINANCIER : RÉGULER LES MARCHÉS
Audition de Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers (26 novembre 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir, en votre nom, Jean-Michel Naulot, ancien banquier d'affaires éminent, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers (AMF), que j'ai moi-même eu plaisir à croiser dans une vie antérieure.
Nous devons sa présence parmi nous ce matin à Pierre-Yves Collombat, qui a souhaité engager une réflexion prospective sur l'avenir et les risques du système financier et bancaire. Une réflexion qui se veut donc dynamique, pas statique, pour ne pas risquer d'empiéter sur les compétences de la commission des finances. Cela fait en effet des années que l'on parle de la crise financière et des errements du système, sans que, pour autant, on en ait la maîtrise ou, au moins, une vision suffisamment claire.
Partant de ce constat, le travail que Pierre-Yves Collombat s'est proposé d'engager s'annonce dense et nous serons amenés à débattre des conclusions qu'il aura tirées. Je ne suis pas persuadé que celles-ci feront consensus au sein des membres de la délégation, mais au moins disposerons-nous d'une base de réflexion sérieuse et approfondie sur le sujet.
De par ses responsabilités successives, Jean-Michel Naulot a exercé des fonctions à la fois de gestion et de contrôle, d'opérateur et de contrôleur. Voilà deux ans, il a publié un livre qui a fait sensation venant de quelqu'un d'aguerri au milieu financier. Son titre est loin d'être rassurant : Crise financière. Pourquoi les gouvernements ne font rien . C'est peut-être ce qui a tout de suite attiré l'oeil de Pierre-Yves Collombat, lui qui a toujours l'esprit critique aiguisé. Je lui laisse d'ailleurs immédiatement la parole.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je tiens d'abord à vous remercier, monsieur le président, d'avoir accepté ma suggestion de recherche prospective. Je dois dire, monsieur Naulot, que j'ai lu votre ouvrage avec beaucoup de plaisir. Vous avez réellement fait un effort de clarté, ce qui n'est pas si courant dans ce genre de publication.
Je voudrais partir d'une de vos citations, qui résume assez bien le sujet et le problème. Vous écrivez ainsi, aux pages 64 et 65 de votre ouvrage : « Le risque systémique n'a rien de commun aujourd'hui à ce qu'il était au siècle dernier. L'écart est à peu près le même que celui qui existe entre la guerre conventionnelle et la guerre nucléaire. La finance mondiale est devenue une énorme centrale nucléaire bâtie en dehors de toutes normes de sécurité. Pour au moins trois raisons : l'interconnexion des opérations, la masse des capitaux, la dangerosité du combustible. » Voilà un bon point de départ pour notre réflexion ! Je suis d'ailleurs preneur d'éléments chiffrés sur cette masse des capitaux, en particulier les différentes catégories qui la composent, et le rôle que jouent les produits dérivés.
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil et de l'intérêt que vous portez à mes travaux. Je commencerai par dire que je suis loin d'être un « ultra ». Initialement, d'ailleurs, j'avais choisi comme sous-titre à mon livre : Pourquoi les gouvernements font si peu . Mais l'éditeur n'a pas trouvé cela assez vendeur et s'est décidé pour Pourquoi les gouvernements ne font rien .
Je tiens à le souligner, j'ai pris énormément de plaisir à exercer, pendant trente-sept années, le métier de banquier d'affaires, au sein d'établissements français : Indosuez, le Crédit agricole, Natixis. Je l'ai fait avec passion, aux côtés, pour l'essentiel, de groupes du CAC 40. Le fait d'apporter son assistance à des groupes d'une telle envergure, particulièrement dans les périodes de crise, vous donne le sentiment d'être réellement utile.
Je me suis, par exemple, beaucoup occupé de PSA Peugeot-Citroën. Au cours de l'été 2008, PSA était entouré de vingt-six ou vingt-huit banques, je ne me souviens plus exactement. Six mois plus tard, en janvier 2009, on n'en comptait plus que quatre et demi, pour être très précis, et uniquement des banques françaises. C'est dire la violence des réactions, dans le monde de la finance, quand les difficultés surgissent. En pareil cas, on ne peut plus compter que sur très peu d'amis. Cela n'a pas eu beaucoup d'écho à l'époque mais, pendant la crise de 2000-2003, ce ne sont pas moins de cinq ou six groupes du CAC 40 qui ont failli faire faillite. Idem en 2007-2009.
L'un des aspects du métier de banquier d'affaires que j'ai particulièrement apprécié, c'est ce que les Anglo-Saxons appellent le team spirit . Cet esprit d'équipe, on le retrouve aussi un peu en politique, quand tout le monde s'entend bien.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
...et ne dure jamais longtemps !
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
À partir de la fin de 2003, j'ai eu la chance d'intégrer le Collège de l'Autorité des marchés financiers. L'occasion m'en fut donnée par le président de l'Assemblée nationale de l'époque, Jean-Louis Debré, qui me connaissait bien et avait pu mesurer mon scepticisme au sujet de la finance au cours des années précédentes. J'y ai accompli deux mandats absolument passionnants, au sein d'équipes remarquables. À partir du printemps 2007, j'ai présidé la commission des marchés financiers, qui est une commission de place. Cela m'a donné un écho très intéressant de ce qu'il se passait réellement sur la place financière, indépendamment des contacts que j'avais par ailleurs.
Je compte, parmi mes vieux amis, Michel Barnier, qui fut commissaire européen au marché intérieur et aux services financiers. J'ai beaucoup discuté de ces sujets avec lui, suivant de très près ce qu'il se passait à Bruxelles. J'ai quitté l'AMF à la fin de l'année 2013. C'est au cours de ma dernière année de mandat que j'ai écrit ce livre. Libéré d'un devoir de réserve encore plus contraignant que celui que j'avais connu comme banquier, retrouvant avec un très grand plaisir une totale liberté d'expression, je me suis efforcé de bannir la langue de bois pour dresser, à destination notamment des jeunes et des étudiants, un tableau aussi fidèle et complet que possible, balayant l'ensemble des sujets liés à la finance, les thématiques actuelles, les grands chantiers en cours, les problèmes récurrents.
Ce livre n'est aucunement un règlement de comptes à l'égard du monde de la finance. Il exprime bien au contraire une angoisse qui me taraude depuis de longues années. En 1995, j'avais publié une tribune dans Le Figaro , pour alerter sur le fait que l'on était en train de construire un « gigantesque casino mondial de la finance ». Avec le recul, aujourd'hui, je me dis vraiment que, à l'époque, je ne faisais que dénoncer l'épaisseur du trait, tant les problèmes actuels n'ont rien à voir, par leur gravité, avec ceux de 1995. Ils se sont même amplifiés depuis 2007.
La crise de 2007 mérite d'ailleurs que j'en dise un mot car les éléments qui la caractérisent sont aujourd'hui encore très présents. J'ai grandement ressenti le fait que celle-ci n'avait pas du tout été anticipée. Prenez les déclarations faites à l'époque par les analystes financiers, les dirigeants de banques, les responsables politiques.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Celles de la ministre de l'économie de l'époque, Christine Lagarde, sont restées célèbres !
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
Absolument.
Le VIX, qui est l'indice de volatilité du marché financier américain, reflète le niveau de stress des investisseurs. Au mois de juin 2007, c'est-à-dire deux mois avant ce fameux 9 août 2007 qui marqua le début de la crise systémique - j'étais alors de permanence à l'AMF et chacun sentait le sol trembler sous ses pieds -, cet indice se situait à son plus bas historique, c'est-à-dire un peu au-dessous de son niveau actuel. Un an plus tard, il sera à son plus haut. À l'évidence, les marchés ne jouaient plus leur rôle d'anticipation des risques.
Deuxième élément étonnant : au printemps 2007, les marchés connaissaient une situation de surliquidité. Comme aujourd'hui. N'écoutez pas ceux qui vous disent qu'il y a un problème de liquidités dans les marchés, de distribution de crédit. Les multinationales n'ont actuellement aucun problème de financement, les marges, pour les mieux notées d'entre elles, sont du même ordre que celles du printemps 2007. Abondance de liquidités, donc. Or le lendemain, même pas le surlendemain, de la faillite de Lehman Brothers, le monde a fait face à une pénurie de liquidités : tout s'est arrêté. Au cours des trois mois suivants, tout nouveau crédit se décidait au niveau du président, et encore, à l'arraché.
Cet élément est important. Comment expliquer ce paradoxe d'une pénurie brutale de liquidités alors que le système financier connaissait un excès de liquidités ? En réalité, c'est cette surabondance de liquidités qui l'a fragilisé, car, dès lors que les possibilités de rendements se raréfient, on cherche à placer les liquidités là où elles subsistent, c'est-à-dire, généralement, dans des activités à risque. Comme le disait un de mes amis de conviction libérale, « quand l'argent ne coûte rien, on ne peut faire que des bêtises ».
Troisième élément : la transmission de la crise financière à l'économie dite « réelle », comme en 2001-2003 du reste, mais de manière beaucoup plus intense. Tout est allé extrêmement vite. Il ne se passait pas quinze jours sans que les prévisions de profits des groupes faites par les analystes financiers soient réajustées à la baisse.
Compte tenu de la situation actuelle, mon discours n'est pas franchement optimiste. Les analogies que j'ai pu établir entre la crise de 1929, celle de 2007 et la situation actuelle me conduisent à penser que les signes caractéristiques d'une crise systémique restent prégnants aujourd'hui : une dette élevée, des liquidités abondantes, un retard dans la régulation. Le problème est de savoir quand la bulle va éclater ; comme aurait dit Keynes, il ne manque qu'une petite aiguille pour venir la crever.
Aujourd'hui, comme en 1929 et 2007, la dette privée atteint des niveaux très élevés. Or peu de monde en parle, il n'est question que de la dette publique. Les pays vertueux en matière de dette publique sont souvent ceux, Allemagne à part, qui affichent une dette privée très élevée : Canada, Australie, Pays-Bas, Danemark. Un regard sur le passé montre que c'est souvent la dette privée qui provoque les crises, comme en 1929, comme en 2007. Le niveau de dette publique en zone euro, avant la crise de 2007, avant celle de 2010, était extrêmement raisonnable. En 2007, la dette publique française ne représentait que 64 % du PIB.
De nos jours, le niveau de la dette, publique comme privée, atteint des sommets. Contrairement à ce que prétendent certains journaux, la dette publique des États-Unis est très importante : si l'on ajoute à la dette fédérale, 105 % du PIB, la dette des collectivités locales et celle des États, le total monte à près de 125 %. La dette globale, publique et privée, est considérable. La situation est analogue au Royaume-Uni et au Japon, qui bat tous les records. Le niveau de la dette dans la zone euro est historique, inédit. Voilà qui est tout de même extrêmement préoccupant.
Deuxième phénomène inquiétant : l'abondance de liquidités. Ne l'oublions pas, les banques privées créent de la monnaie à l'instar des banques centrales. De 2000 à 2007, le régulateur prudentiel a poussé les banques à créer énormément de monnaie. À l'époque, 90 % de la création monétaire venaient des banques. D'où un effet de levier massif. Récemment, les modalités de calcul des ratios prudentiels des banques ont été durcies. Celles-ci créent beaucoup moins de monnaie.
En ce qui concerne la « monnaie banque centrale », la base monétaire, elle peut prendre trois directions. Soit l'économie réelle, via les banques. Soit la Banque centrale européenne (BCE). Je lisais ce matin un article sur le site de L'Agefi selon lequel la BCE devrait probablement annoncer un durcissement de son taux, négatif, auquel elle rémunère les réserves déposées par les banques. Ce taux, actuellement fixé à -0,2 %, passerait à -0,4 %, voire -0,5 %. On commence vraiment à marcher sur la tête ! L'objectif est d'empêcher les banques d'aller placer leurs liquidités à la BCE. Lorsque la monnaie ne va qu'un tout petit peu vers l'économie réelle et moins à la BCE, elle va dans la troisième direction que sont les actifs financiers - financement des hedge funds , etc. C'est ce qui se produit depuis quelques années.
Troisième et dernière caractéristique de la période récente : le retard dans la régulation. C'est le point essentiel de mon livre, ce qui m'a mis dans une franche colère ces dernières années. Par rapport à la feuille de route fixée lors du G20 qui s'est tenu le 2 avril 2009, l'Europe a fait à peu près le tiers du chemin - hommage en soit rendu à mon ami Michel Barnier, qui s'est battu courageusement -, les États-Unis, le quart. J'étais admiratif de ce que faisait Obama au cours de sa première année de mandat, mais j'ai rapidement déchanté : tout s'est arrêté avec le vote de la loi Dodd-Frank en juillet 2010 et les transpositions qui ont suivi.
Finalement, l'un des points les plus inquiétants, c'est l'influence des lobbies financiers, que j'ai vu constamment à l'oeuvre, notamment à Bruxelles, et qui freine les velléités d'action des gouvernements et des parlementaires européens. Ils sont cependant dans leur rôle et exercent, pour certains, leur mission avec beaucoup d'habileté.
Fort de mon expérience de régulateur, j'ai résumé les neuf manières d'exercer ce « travail de conviction » auprès de l'autorité politique.
Premièrement : pratiquer la connivence. Ce que j'appelle le « lobbying mondain » : invitation à déjeuner, en week-end ; au début, on ne parle jamais de finance, le sujet n'est abordé que très progressivement. C'est la raison pour laquelle, lorsqu'il a été nommé, j'avais conseillé à Michel Barnier de refuser toute invitation dès le départ, et c'est ce qu'il a fait.
Deuxièmement : profiter du déséquilibre des rapports de force. Il se trouve que les régulateurs britanniques sont deux à trois fois plus nombreux que leurs homologues allemands ou français au sein des différents groupes de travail et autres task forces . En plus, on y parle l'anglais, donc vous comprendrez qu'ils excellent dans l'art de la sémantique, toujours prompts à proposer, ici, un changement de mot, là, un ajout de virgule. C'est un véritable travail d'orfèvre et, reconnaissons-le, ils sont d'une compétence redoutable.
Troisièmement : gagner du temps. Systématiquement, les lobbyistes s'attachent à retarder la sortie des textes en posant toutes sortes de questions. Michel Barnier avait pour habitude d'appeler cela « le temps de la démocratie ». Je lui préférais la formule « le temps des lobbies ».
Quatrièmement : détourner de leur objet les études d'impact. Avant la mise en oeuvre de tout texte réglementaire, aux États-Unis comme en Europe, est lancée une étude d'impact, une consultation de place. Normalement, cette consultation doit permettre au régulateur de vérifier qu'il n'a pas fait d'erreurs dans son texte. Mais naturellement les lobbies utilisent cette procédure pour tenter de remettre en cause l'essentiel.
Pour ne pas avoir à appliquer un texte, il n'y a rien de mieux que de le dénaturer en le complexifiant au maximum. Au début de son premier mandat, le président Obama avait chargé l'un de ses conseillers, Paul Volcker, de préparer un texte sur l'interdiction du prop trading , la spéculation pour compte propre des banques. Après son examen par le Congrès, il était passé de trente-neuf pages à trois cents pages. Paul Volcker avait donné cette explication : « Il fallait répondre aux questions posées par les lobbyistes. Et après , avait-il ajouté, ils disent que c'est trop compliqué, qu'ils ne peuvent pas l'appliquer . »
Cinquièmement : faire preuve d'une innovation financière sans limites. Le phénomène s'est accéléré depuis 2007, par exemple dans le domaine du trading à haute fréquence. J'ai en mémoire un exemple particulièrement parlant : l'AMF avait refusé d'accorder son agrément à un fonds collectif lancé par une très grande banque de la place, qu'elle jugeait illisible, trop complexe et risqué pour les investisseurs ; trois semaines après, elle l'a vu revenir sous l'appellation EMTN - Euro Medium Term Note -, c'est-à-dire une obligation structurée échappant à toute réglementation. Voilà le jeu auquel se livrent parfois les professionnels et qui rend notre métier difficile.
Sixièmement : se prévaloir de la transparence. Il faut se méfier de ceux qui ne cessent de plaider en faveur de l'éthique, de la transparence, car c'est souvent un moyen détourné pour ne pas agir sur l'essentiel. Les Anglo-Saxons sont très férus de transparence.
Septièmement : avancer le risque d'une atteinte à la liquidité du marché. C'est le refrain entonné, dans neuf cas sur dix, pour freiner toute velléité de réforme. Cela a commencé en 2009-2010 avec le problème des ventes à découvert.
Huitièmement : défendre le market making quel que soit le sujet de la réforme. Il faut le savoir, la qualification de market maker - être contrepartie des activités clientèle - ouvre la voie à toutes sortes de dérogations réglementaires.
Neuvièmement : préserver la compétitivité de place. Ce qui m'a le plus marqué au cours de mes dix années à l'AMF, c'est le fait que, sur chaque projet de réforme des structures bancaires et des marchés financiers, les professionnels, mais aussi les gouvernements, brandissent le risque de porter atteinte à la compétitivité des banques.
Je le dis très modestement, je m'étais fixé une ligne rouge à ne pas franchir : la compétitivité de place doit passer après la prise en compte du risque systémique. C'était pour moi essentiel. Je me dois, par exemple, de rappeler que quatre banques françaises détiennent aujourd'hui l'équivalent de quarante fois le PIB français en encours notionnels de produits dérivés dans leur hors-bilan. D'aucuns rétorquent que, si les banques françaises ne le font pas, les banques américaines vont le faire. C'est ce type de raisonnement qui tue toute évolution de la réglementation.
La douzaine de chantiers sur lesquels travaillent les régulateurs depuis la crise représentent un travail considérable. Je vais donc me contenter de les citer. Il y a bien sûr la réforme des banques, qui comprend elle-même plusieurs chantiers. De nouvelles règles prudentielles visent notamment à augmenter les ratios de fonds propres. C'est une simple remise à niveau après les excès des années 2000. La mise en place progressive de l'Union bancaire s'articule autour de trois volets que sont la supervision, la résolution et la garantie des dépôts. On peut relever que cette dernière s'élève, en France, à 100 000 euros au lieu de 250 000 dollars aux États-Unis. La Commission européenne propose de mutualiser cette garantie. Il a été décidé de mettre à contribution, en cas de difficultés d'une banque, les dépôts supérieurs à cette garantie de 100 000 euros, soit un seuil relativement bas.
Pour ce qui concerne la réforme des structures bancaires, actuellement en discussion au Parlement et au Conseil européens, ma conviction est faite : il faut interdire le prop trading - opérations pour compte propre des banques systémiques - et acter la séparation des activités les plus risquées. Je crains que cela n'aboutisse pas.
Les hedge funds , tout comme le trading à haute fréquence et les produits dérivés, nous exposent à un risque qui peut être systémique. Le problème de la liquidité des chambres de compensation en cas de crise n'est toujours pas réglé. Pour la régulation des marchés de matières premières, des réformes simples auraient pu être décidées. On a préféré multiplier les dérogations. En 2007-2008, tous les prix suivaient la même courbe de variation, on se demande pourquoi : multiplication par deux, division par trois en très peu de temps. Lorsqu'il était ministre de l'agriculture avant de devenir commissaire européen, Michel Barnier m'avait dit vouloir s'atteler en priorité aux conditions de fonctionnement des marchés de matières premières. Aujourd'hui, le bilan est malheureusement très décevant tant les lobbies ont été actifs.
La Mifid II est l'abréviation de la directive sur les marchés d'instruments financiers, sur laquelle la Commission travaille depuis 2010. La Mifid I, qui dérégulait complètement les marchés des actions, a été publiée en novembre 2007, alors que nous étions déjà en pleine crise. Au moment de sa prise de fonctions, en 2004, le commissaire Charlie McCreevy avait affirmé qu'au cours de son mandat il faudrait « faire un effort permanent pour s'assurer que les marchés ne sont pas trop régulés » . Ce fut un succès total... La Mifid II est censée entrer en application en janvier 2017, certains parlent même de janvier 2018. Huit années, cela illustre bien ce que j'appelais le « temps des lobbies ».
Je voudrais souligner l'ampleur prise par le phénomène du shadow banking . Il représenterait, selon le chiffre officiel que je rappelle dans mon livre, 25 % de la finance mondiale. Je pense que la vérité est plus proche du tiers, voire pas loin de la moitié. La semaine dernière, Benoît Coeuré a cité le chiffre de 38 %, ce qui m'a surpris de la part d'une autorité officielle, membre du directoire de la BCE.
Enfin, je ne peux manquer de souligner, même très brièvement, les dysfonctionnements du marché du carbone, sujet important en cette période de Cop21.
J'en viens aux questions de gouvernance.
En 2008-2009, les communiqués du G20 étaient à ce point remarquables que je les avais presque appris par coeur : d'une très grande précision, je sentais que chaque mot avait été soigneusement pesé. Un bémol, cependant, sur celui du 2 avril 2009. Le G20 avait prévu le contrôle, en matière de hedge funds , des gérants « et » des fonds. Au dernier moment, les Anglais ont fait remplacer « et » par « ou » ; résultat : seuls les gérants, tous basés à Londres, font l'objet de contrôles, et personne ne se penche sur les fonds, majoritairement situés dans les paradis fiscaux.
Cela étant, les textes étaient tout à la fois contraignants et d'une grande clarté, et traduisaient une réelle volonté politique. Je repense à cette période comme à un rayon de soleil dans une atmosphère fort pénible. Force est de constater, depuis, que les communiqués du G20 ne font plus référence aux questions financières. Le G20 se concentre sur les enjeux géopolitiques et a délégué son travail au Conseil de stabilité financière. La grande différence, c'est que ce dernier est composé essentiellement de représentants des banques centrales, même si les gouvernements sont présents. Il est aujourd'hui présidé par Mark Carney, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, le même qui, l'année dernière, s'était dit prêt à développer, si nécessaire, le shadow banking pour développer la place de Londres.
Je me suis posé la question : puisque le G20 ne joue plus son rôle, ne faudrait-il pas envisager la mise en place d'un organisme indépendant, qui puisse faire un rappel à l'ordre sur les chantiers en cours ?
Le Comité de Bâle réunit les experts des banques centrales autour de la régulation prudentielle. Les normes arrêtées sont ensuite validées au travers de directives. Ainsi, le 26 juin 2004, le Comité de Bâle a adopté un dispositif, dit de « pondération des risques », qui a révolutionné la régulation des banques et qui subsiste aujourd'hui. Aucun débat n'a eu lieu. La directive est entrée en application en 2006 et personne, en dehors des cercles d'experts, n'en discute aujourd'hui. Ne serait-il pas normal que le commissaire assiste aux réunions les plus importantes ? Michel Barnier avait exigé d'être présent à celles de l'autorité comptable internationale, l'IASB, même si elles étaient très techniques.
Le Comité européen des risques systémiques (CERS) constitue un outil de surveillance très important. Sa création avait été recommandée dans un rapport de 2008 rédigé par Jacques de Larosière. Il est chargé de faire de la prospective sur les risques. Une structure analogue existe aux États-Unis, disposant d'un effectif extrêmement restreint : quinze personnes, dont dix ont le droit de vote. Elle est présidée par le secrétaire américain au Trésor, autrement dit l'exécutif, entouré de Janet Yelen et des présidents des autorités de régulation.
En Europe, le CERS réunit une centaine de personnes. La BCE, par l'intermédiaire de Mario Draghi, en assure la présidence. Estimant qu'elle prévient déjà parfaitement tous les risques, elle cherche à réduire ce comité à sa plus simple expression. Là aussi, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, l'autorité politique est complètement absente. Ce Comité européen des risques systémiques devrait être présidé soit par le président du Conseil européen, soit par le commissaire aux marchés financiers, en tout cas par une autorité politique. Il faut une représentation plus importante de l'autorité politique, ne serait-ce que pour lui permettre d'en savoir davantage sur ce qu'il se passe réellement dans le monde de la finance.
Par ailleurs, vous avez certainement entendu parler du projet d'Union des marchés de capitaux (UMC). C'est l'objectif de la mandature en matière de régulation financière à Bruxelles. Là encore, la question de la gouvernance se pose : les gouvernements européens ont-ils véritablement eu leur mot à dire ? Y a-t-il eu débat ? La première fois que Jean-Claude Juncker l'a évoqué, c'était en juillet 2014, quatre mois avant que la nouvelle mandature soit en place. Juncker s'était auparavant occupé de la place luxembourgeoise. Pour l'épauler, il peut compter sur le commissaire européen à la stabilité financière, aux services financiers et à l'Union des marchés de capitaux, qui n'est autre que Jonathan Hill, très lié tout de même à la City.
Tous deux ont décidé de réviser, si nécessaire, certains des textes établis par la mandature précédente, que je trouve déjà fort insuffisants. Pour leur projet d'UMC, ils souhaitent en fait s'inspirer du modèle anglo-saxon. Actuellement, en Europe, les trois quarts du financement viennent des banques et le reste du marché. L'idée est non pas d'inverser ce rapport, Juncker et Hill prônent un ratio de 60-40, mais de donner beaucoup plus d'importance aux marchés, par le développement de la titrisation, des placements privés, etc. De par mon expérience, je peux dire que l'évolution ne pourra être que marginale. En outre, il revient aux banques, qui connaissent les risques sur les contreparties, de faire leur métier, faute de quoi on affaiblit le système.
Dernière remarque à propos de la gouvernance : les trois institutions européennes qui arrêtent les textes législatifs dans le cadre du trilogue ne laissent que peu de place aux parlements nationaux. La persistance des risques financiers ne devrait-elle pas inciter les parlementaires à s'exprimer ?
Pour répondre à votre question, monsieur Collombat, si j'ai comparé la finance mondiale à une « énorme centrale nucléaire bâtie en dehors de toutes normes de sécurité », c'est parce que j'ai ressenti les choses de cette façon en tant que banquier. Je suis convaincu que, avec quelques mesures simples, sur chacun des dossiers que j'évoquais, il est possible de corriger la situation actuelle. Ayons bien à l'esprit que les financements interbancaires ont cessé dès le lendemain de la faillite de Lehman Brothers. Je me répète, dès lors que la confiance disparaît et que les liquidités sont surabondantes, le système est fragilisé.
L'ensemble des produits dérivés, gérés par dix-huit grandes banques internationales, représente un montant de 720 000 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 80 000 milliards de dollars qui passent par les marchés organisés. Au total, cela fait 800 000 milliards de dollars, soit dix fois le PIB mondial. En 2007, les montants étaient exactement les mêmes. Ces produits dérivés sont échangés à 90 % entre établissements financiers : l'interconnexion, elle est là. Comment peut-on les considérer comme des instruments de couverture au service de l'économie réelle quand la part avec les entreprises ne s'élève qu'à 7 % ou 8 % ?
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Ma question va peut-être vous paraître quelque peu naïve mais arrêtons-nous un instant sur la notion même de liquidités. Chacun le sait, il y a la monnaie créée par les banques centrales et celle qui est fabriquée par les banques, notamment lorsqu'elles accordent des prêts. J'en suis arrivé à la conclusion que se fabriquent également ce que j'appellerais des « quasi-monnaies », c'est-à-dire des titres différents et des créances différentes qu'on s'échange finalement comme de la monnaie. Mais, comme leur liquidité est moindre, il arrive un moment où tout coagule et bloque le système. Est-ce que je me trompe ?
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
C'est effectivement ce qu'il se passe en matière de shadow banking . Si tous les échanges et prêts de titres peuvent être comparés à de la monnaie, ils sont en fait beaucoup plus fragiles. Ceux-ci se sont développés de manière exponentielle depuis la précédente crise. La vente à découvert est déjà un exercice qui n'est pas évident : on vend un actif que l'on ne possède pas, qu'il faut emprunter ; on le rachète plus tard, souvent dans la journée. Les trois quarts des opérations se font intraday . Depuis 2008, les prêts de titres se sont développés de manière exponentielle.
Il est écrit en toutes lettres dans un rapport du FMI qui date de l'automne 2012 : « À un instant donné, un même titre peut être revendiqué par deux acteurs et demi. » D'après les estimations - il n'existe aucun relevé officiel -, ces « prêts-emprunts » de titres représenteraient autour de 20 000 milliards de dollars. Pour donner un ordre de grandeur, la finance internationale, c'est un peu plus de 300 000 milliards de dollars. Cette quasi-monnaie est d'une grande vulnérabilité.
Aux États-Unis, les ETF, qui sont des fonds indiciels cotés en bourse, représentent des encours de 3 000 milliards de dollars. C'est à peu près le montant des hedge funds , l'effet de levier en moins. À la différence des autres OPCVM, ils se caractérisent par le fait qu'il est possible d'en sortir à tout moment, un clic de souris suffit. Il se trouve que ces ETF prêtent l'intégralité de leurs titres. Vous imaginez bien ce qu'il pourrait se passer.
Les pensions funds , c'est-à-dire les fonds qui gèrent les retraites dans les pays anglo-saxons, sont un petit peu plus réglementés que les mutual funds , qui sont des fonds ordinaires. Mais tout cela est assez peu réglementé aux États-Unis, ce qui me fait craindre que la prochaine crise ne vienne de là. Voilà un point de vulnérabilité par rapport à l'Europe, où le système est beaucoup mieux sécurisé.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Je vous remercie, monsieur Naulot, de toutes ces informations précises. Elles ont le mérite d'être d'une grande clarté et, pour certaines d'entre elles, viennent conforter ce que nous percevions déjà.
Parmi les chiffres que vous avez cités, j'en ai trouvé un particulièrement frappant : les banques françaises détiennent l'équivalent de quarante fois le PIB en produits dérivés et, à l'échelle de la planète, l'ensemble de ces produits représente 800 000 milliards de dollars, soit dix fois le PIB mondial. Autrement dit, la question, aujourd'hui, est de savoir non pas s'il y aura de nouveau une crise financière, mais quand elle aura lieu et d'où elle partira.
Voilà qui est tout de même assez préoccupant. J'entends bien la réponse qui vous a été faite à ce sujet. En même temps, il est compréhensible que les banques françaises hésitent à agir seules, car elles se feraient alors avoir, pour parler simplement. Il n'est pas envisageable que la France, ni l'Europe d'ailleurs, agisse seule et se décide, par exemple, à interdire le trading à haute fréquence ou la titrisation. Dès lors, pouvons-nous imaginer une forme de gouvernance mondiale de l'ensemble de ces activités liées à la finance et de moins en moins à l'économie réelle ? C'est à mes yeux la question centrale. Elle est éminemment politique. Mais, faute d'action en ce sens, on court à la catastrophe.
D'autre part, vous avez évoqué le Comité de Bâle. Que pensez-vous de Bâle III ? Souvent, les banques françaises se réfugient derrière les normes édictées dans le cadre de Bâle III pour ne pas prêter suffisamment, notamment aux PME et aux entreprises de taille intermédiaire. Est-ce vraiment le cas ou ne s'agit-il que d'un prétexte ?
Par ailleurs, il a beaucoup été question de la crise pétrolière de 1974. N'oublions pas les aspects monétaires et ce fameux 15 août 1971, lorsque Nixon annonça la fin de la convertibilité du dollar en or. Cela a entraîné une instabilité monétaire. Pour éviter la spéculation actuelle, la solution pourrait-elle être d'instaurer la convertibilité du dollar ou des monnaies internationales, je ne sais, avec l'or ou d'autres matières premières ?
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
Voilà trois énormes questions !
Bien sûr, je crois à une gouvernance mondiale et, d'abord, à une gouvernance européenne, même s'il convient de bien séparer les chantiers en cours. Dans le domaine de la régulation, rien ne pourra se faire sur le plan national. Les marchés de capitaux étant ouverts les uns sur les autres, il faut une gouvernance européenne, voire mondiale.
Si personne ne commence à donner l'exemple, on risque d'attendre longtemps. C'est exactement le cas de la taxe sur les transactions financières. Je comprends très bien que tous les banquiers s'y opposent. La problématique est pourtant tout simple : corriger l'hypertrophie de la finance.
J'ai été un praticien passionné des produits dérivés, et ce dès 1984. Cela peut donner le meilleur comme le pire. Je me souviens qu'à l'époque on a pu, par ce biais, couvrir les exportations de LVMH à Tokyo. Un outil très utile, donc. Le problème, c'est que toute innovation financière est aussitôt détournée de ce pour quoi elle a été conçue. Prenons l'exemple du marché des matières premières, dont l'accès était interdit aux banquiers à la suite de la crise de 1929. Goldman Sachs a convaincu le régulateur américain qu'il fallait y apporter de la liquidité ; aujourd'hui, 85 % des transactions sur les matières premières sont faites par des financiers.
Je suis heureux, monsieur le sénateur, que vous m'interrogiez sur Bâle III et le financement des PME, car le sujet est véritablement important. En juin 2004, je l'ai rappelé, le Comité de Bâle a introduit le système de la « pondération des risques », une vraie révolution dans l'allocation des financements. Ce dispositif, mis en place à l'occasion de Bâle II, est une véritable « boîte noire », comme je l'explique dans mon livre.
À partir de 2005-2006, je vais vous dire ce qu'il se passait puisque j'étais moi-même banquier. Je caricature à peine. Quand j'accordais un crédit de 100 millions à une multinationale du CAC 40 très bien notée, j'inscrivais dans la déclaration réglementaire 12 millions ou 15 millions au lieu de 100 millions. Pour une autre multinationale du CAC 40 moins bien notée, j'inscrivais 60 millions ou 65 millions. Comme il ne pouvait être question de multiplier la marge appliquée à l'entreprise moins bien notée par quatre, par cinq ou par six, la « calculette » du comité de crédit attribuait généralement le crédit à l'entreprise la mieux notée.
C'est de là que vient le pouvoir des agences de notation. Puisque, du jour au lendemain, les banques ont pu diviser le montant de leurs fonds propres réglementaires d'un tiers, de moitié, quelquefois davantage, le système a contribué à accélérer très fortement la création monétaire par les banques. Le régulateur prudentiel porte ainsi une responsabilité terrible dans la précédente crise.
Cette « boîte noire » a introduit un biais réglementaire dans l'allocation des ressources. Une PME, aujourd'hui, est de fait pénalisée. De plus, elle n'offre pas les mêmes promesses en termes de rentabilité sur les opérations annexes au crédit. Les banquiers appellent cela le side business . Si c'est un hedge fund qui sollicite un crédit, il aura la priorité, car ce crédit n'engage qu'une très faible consommation de fonds propres pour la banque en raison des garanties offertes via les titres empruntés.
C'est l'allocation des ressources qui est en jeu. Il faudrait que l'autorité politique, notamment les parlementaires, s'intéresse à ce système profondément inéquitable. La politique monétaire et celle de supervision microprudentielle ressortissent du domaine des banques centrales, mais l'autorité politique ne peut se désintéresser de l'allocation des ressources, de la supervision macroprudentielle. À l'heure actuelle, les multinationales n'ont aucun problème de financement, les marges n'ont jamais été aussi faibles. Le problème est ailleurs. Jusqu'en 2005, avant qu'un banquier ne fasse crédit, il analysait la qualité des dirigeants, la stratégie, les ratios financiers. C'était tout simple. Aujourd'hui, les banquiers vous le diront, la « calculette », si elle ne prend pas toujours la décision, joue un rôle très important.
Ce nouveau système est allé tellement loin que le régulateur prudentiel a été obligé d'apporter un certain nombre de correctifs. Une pondération standardisée, pour les seules toutes petites PME, a été imposée. Je plaide pour un retour à une pondération standardisée globale, fixée par le régulateur et fort peu discriminante. Qu'il faille tenir compte du fait qu'une multinationale présente moins de risques qu'une petite entreprise, d'accord. Mais cela ne doit pas aboutir à de telles inégalités.
Pour en revenir à ce qu'il s'est passé en 1971-1973, je n'aurais pas la prétention de répondre ni bien ni complètement à votre question. Pour moi, le fait que les Américains aient décidé d'abandonner toute contrainte dans la gestion, toute discipline, c'est le « péché originel ». Le déficit commercial américain reste à des niveaux astronomiques.
Je suis membre d'un jury de thèse sur la création monétaire qui reprend notamment les idées de Jacques Rueff, lesquelles sont, à mon avis, d'une grande actualité sur la nécessité d'un retour à un ordre monétaire international. Mais il ne faut pas rêver. Dans les années trente, la France était à ce point plongée dans la crise qu'un retour à l'équilibre n'était pas possible. En 1935, Jacques Rueff qui conseillait Pierre Laval, alors chef du gouvernement, avait dénoncé les risques d'une « déflation sauvage ». Il l'avait lui-même reconnu : « Notre politique était rationnelle mais absurde . » Dans le monde actuel, la flexibilité complète des monnaies en permanence est la norme, il n'y a qu'en zone euro où des États souverains ont des parités fixes.
Henri Tandonnet , sénateur de Lot-et-Garonne
Le pacte de stabilité rime-t-il encore à quelque chose au regard de ce que font les banques à côté ?
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
C'est un peu le jeu des vases communicants. D'un côté, la banque centrale européenne finance allègrement les États. Je ne sais si c'est conforme à l'esprit ni même à la lettre des traités... De l'autre, les gouvernements européens s'efforcent de respecter des pactes de stabilité très rigoureux. J'ai le sentiment qu'on risque de le payer très cher d'ici peu de temps. Si l'Europe promouvait une politique d'investissement beaucoup plus agressive, tout serait mieux équilibré.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Pour résumer votre pensée, je dirais que la Fed ou la BCE jouent un rôle de pompier incendiaire. Mon intime conviction, la voici : le système est allé tellement loin, il est tellement bloqué politiquement que plus aucune régulation sérieuse n'est possible avant l'inéluctable catastrophe.
Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers
Malheureusement, je partage votre conclusion. Les trains sont lancés, rien de plus ne se fera en matière de régulation financière. À la prochaine crise, on risque de prendre conscience des réformes à engager, mais comment fera-t-on dès lors qu'on ne pourra plus s'appuyer ni sur la politique budgétaire ni sur la politique monétaire ?
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous remercie, monsieur Naulot, de tous ces éclairages. Nous l'avons tous compris, la situation est bien pire que ce que nous pouvions imaginer, même si aucun d'entre nous n'était globalement très optimiste. Nous vivons en quelque sorte sur un volcan, en apparence très tranquillement. Cela souligne d'autant plus l'intérêt du travail qu'engage Pierre-Yves Collombat. Nul doute que nous ne manquerons pas de vous contacter de nouveau.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je rappellerai un proverbe moyen-oriental : « L'excès de malheurs fait rire. »
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Ce sera le mot de la fin !
L'ENJEU INDUSTRIEL : APPRIVOISER LA ROBOTIQUE
Audition de Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (28 janvier 2016)
Yannick Vaugrenard , vice-président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser le président Karoutchi, retardé et qui nous rejoindra dans quelques instants.
Je suis heureux d'accueillir en votre nom Robin Rivaton, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), que je remercie vivement d'avoir accepté notre invitation.
Monsieur Rivaton, nous avions pris connaissance, voilà quelques mois, des deux rapports particulièrement inspirants que vous aviez présentés, au nom de la Fondapol, sur la robotique et l'apport que ses progrès technologiques pourraient fournir à la réindustrialisation de notre pays.
Notre collègue Alain Fouché y avait d'ailleurs fait lui-même référence dans le rapport d'information qu'il a consacré, en juin 2014, aux emplois de demain.
Plusieurs de nos membres ont également fait savoir l'intérêt qu'ils portent à ces questions. Je pense notamment à Annie David ou à Philippe Kaltenbach, mais je sais que ce sujet central et déterminant pour l'avenir fait partie de ceux que nous souhaitons approfondir dans le cadre des travaux de réflexion que nous menons au sein de la délégation à la prospective.
Si vous en êtes d'accord, je vais vous céder la parole pour une petite vingtaine de minutes afin de laisser le temps nécessaire à nos échanges et nos questions que je pressens nombreuses.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à venir débattre de ce sujet essentiel qu'est la robotique.
Je commencerai mon intervention par définir rapidement ce que recouvrent la robotique et ses technologies puis je m'attacherai à en évaluer les impacts économiques et sociaux, qui sont au coeur de la réflexion. Nombreuses en effet sont les théories qui s'affrontent pour évaluer le nombre d'emplois susceptibles de disparaître du fait de la menace représentée par les outils robotiques.
Il convient donc de prendre un peu de recul pour mesurer la réalité de cette menace, jauger ses éventuelles implications et vérifier si pareil schéma ne s'est pas déjà produit par le passé.
Le premier robot, qualifié comme tel au sens de la définition internationale, est apparu en 1961 sur les chaînes de montage d'une usine de General Motors, à Détroit, aux États-Unis. De conception extrêmement simple, il servait à démouler des pièces détachées fondues dans des moules en plastique.
En cinquante-cinq ans, les robots se sont à ce point développés qu'ils ont peu à peu colonisé un très grand nombre de domaines. À l'époque, le robot était assimilé à un automate : muni d'un bras articulé, il pouvait se déplacer, entretenait un rapport physique avec son environnement par sa faculté d'interagir avec de nombreux objets. Désormais, le champ de la robotique s'est largement étendu et sa définition ne correspond plus du tout à ce qui prévalait initialement, d'où un développement exponentiel de la robotique relayé abondamment dans la presse.
Inventé au début du vingtième siècle pour désigner un automate capable de répondre à des ordres humains et d'interagir avec son environnement, le mot « robot », étymologiquement, tire son origine du tchèque « robota », qui signifie « travail forcé ». L'image du robot-esclave, de l'humanoïde qui apparaît dans tous les films de science-fiction, reste encore dans l'imaginaire collectif comme le robot ultime. Nous en sommes encore très loin aujourd'hui.
Depuis les premiers bras articulés apparus dans les usines à partir de 1961, auxquels on associait simplement un outil - fer à souder, pince, pistolet à peinture -, les robots ont gagné en puissance, en polyvalence, en vitesse d'exécution, en précision. En même temps qu'ils devenaient plus rapides et plus puissants, les robots étaient également plus dangereux. C'est donc logiquement qu'ils ont pendant longtemps été confinés dans des cages pour les séparer des opérateurs humains.
L'industrie automobile est la première à avoir permis la diffusion de la robotique, notamment chez les constructeurs japonais. Ce sont eux qui l'ont développée massivement à partir des années 1970-1980, jusqu'à en devenir eux-mêmes des spécialistes, autrement dit des roboticiens. Ils allaient même partager leur savoir-faire à l'étranger.
En France, nos deux grands constructeurs nationaux ont eu très largement recours à la robotique dans les années quatre-vingt. Sur certains sites industriels, l'évolution a été violente sur le plan social puisqu'elle s'est traduite par la substitution de la machine à l'homme. Ailleurs, notamment au sein des ateliers de ferrage, les équipements robotiques ont été réclamés par les syndicats eux-mêmes, pour effectuer des tâches très difficiles sous des températures élevées, excédant parfois soixante degrés.
La robotique industrielle s'est ainsi développée bon an mal an, avec cette ambivalence entre, d'un côté, l'automatisation d'un certain nombre de tâches vraiment très difficiles et, de l'autre, le remplacement pur et simple de l'opérateur humain, ce qui a rendu son acceptation sociale plus délicate.
Après la construction automobile, la robotique a essaimé dans d'autres secteurs, la sidérurgie, la plasturgie, en vue d'effectuer des opérations relativement calibrées. Au cours des années quatre-vingt-dix, elle fait son apparition dans la logistique, pour palettiser et filmer les marchandises. Commencent alors à apparaître, sur les lignes de production, des chariots autoguidés capables de circuler de manière intelligente et d'apporter les pièces à un opérateur situé à un endroit précis de la chaîne.
C'est au tournant des années deux mille que la notion de robotique va renvoyer à une définition plus large, et donc plus complexe. On appelle robots, non plus seulement des outils industriels entretenant un rapport physique à l'espace et interagissant avec leur environnement, mais également des algorithmes, des logiciels, des lignes de code. Aujourd'hui, les « robots de trading » sont entrés dans le langage courant et les « robots-journalistes » font de plus en plus parler d'eux. Tout récemment encore, un journal s'est fait l'écho d'un programme informatique capable d'écrire des discours politiques en s'appuyant sur une base de données regroupant des milliers de précédents.
Cette extension du champ de la robotique, bien éloigné de la définition initiale, introduit, chez les décideurs et nos concitoyens, une certaine confusion quant à la compréhension des enjeux inhérents à ces nouvelles technologies.
Dans le secteur tertiaire est apparue une robotique des services professionnels et une robotique des services domestiques. La première intègre, par exemple, les voitures autoguidées, capables de se déplacer toute seules, suffisamment autonomes pour prendre, en fonction de l'environnement qui les entoure, des décisions non programmées. Elle englobe également les machines mises au point pour faire du gardiennage, de la surveillance périmétrique de certaines zones - hangars, entrepôts, voire aéroports. Un drone automatisé est ainsi considéré comme un robot.
Au milieu des années deux mille, des progrès considérables ont été obtenus dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler la robotique médicale. Il s'agit d'outils extrêmement perfectionnés, mais non autonomes, car manipulés par un opérateur humain qui garde le contrôle des opérations. Ces outils permettent d'amplifier les mouvements, ou à la rigueur de les atténuer, et de travailler à l'échelle du micron. En l'espèce, le robot est non pas une machine automatique capable de prendre des décisions mais un simple outil - scalpel ou autres -, très sophistiqué, certes, mais rien de plus.
Telles sont les étapes qui ont conduit à une définition de la robotique extrêmement élargie, mais dont l'objectif ultime reste le même : l'androïde de services à domicile, sur lequel les Japonais investissent massivement depuis une quarantaine d'années, avec des progrès somme toute assez mesurés. En ce domaine, le robot le plus avancé est le Asimo de Honda : absolument fantastique, d'une extrême complexité, il est même capable de courir ; cela aura pris bien du temps pour arriver à un tel résultat tant la marche bipède est difficile à dupliquer. Si l'horizon mythique de l'androïde domestique est encore loin, il n'en demeure pas moins que les robots ont investi la plupart des secteurs de l'économie.
J'en viens à mon second point : la réaction économique et sociale au développement de la robotique. Encore une fois, il convient de distinguer ce qui relève de la robotique industrielle et des autres domaines.
À l'évidence, un pays dont les usines ne seraient pas équipées de robots industriels, autrement dit de machines suffisamment complexes et sophistiquées, se verrait dans l'incapacité de fabriquer, même avec les meilleurs ouvriers du monde, des produits susceptibles de se vendre dans le cadre d'une concurrence mondialisée.
C'est justement le problème français. La France compte 125 robots pour 10 000 ouvriers dans l'industrie manufacturière ; l'Espagne, 141. Ce ratio permet de relativiser l'idée communément répandue selon laquelle l'Espagne afficherait des productions plus bas de gamme que la France. L'Espagne n'a jamais cessé d'investir en robotique industrielle, même pendant les pires années de la crise, en 2008-2009. Les États-Unis, qui ont continué d'accroître leur parc d'installation, comptent 152 robots pour 10 000 ouvriers ; la Suède, 174 ; l'Allemagne, 282 ; le Japon et la Corée du Sud, plus de 400.
Notre pays accuse donc un retard considérable, d'autant que l'âge moyen d'un robot dans le parc français oscille entre douze et treize ans, quand il est inférieur à huit ans chez nos voisins allemands. Du point de vue technologique, cela équivaut à un saut de génération.
Avec des machines aussi anciennes, nous sommes condamnés à avoir une production de moindre qualité. Ce n'est pas une critique contre le travail humain, loin de là, mais force est de constater qu'une partie des opérations ne peuvent plus être effectuées par des opérateurs humains. Prenons l'exemple d'un panneau solaire, qui comporte des milliers de soudures faites en série : une seule erreur, et le panneau est bon pour la poubelle. Statistiquement, et c'est normal, avec un opérateur humain, il y aurait forcément quelques ratés ; avec un robot, aucun. Voilà ce qui différencie les productions haut de gamme.
Les observations en dynamique montrent que la France a réduit sa base de robots installés là où l'ensemble des autres pays est en train de très fortement l'augmenter. Et pas uniquement des pays développés. Le piège serait de penser que la robotisation va nous permettre de reconcurrencer des pays à bas coût. Ainsi, la Chine est le premier marché mondial d'automatisation et de robotisation. S'y installe aujourd'hui plus de la moitié du parc de robots. Les dirigeants chinois consentent d'énormes efforts pour inciter les usines à se robotiser, conscients qu'ils sont que c'est un moyen de les conserver sur leur territoire.
L'enjeu essentiel est là : mieux vaut une usine robotisée quasiment à 100 %, même peu pourvoyeuse d'emplois, car au moins elle crée de la valeur ajoutée sur un territoire et produit des recettes fiscales.
La France s'est très largement fait déposséder de son industrie, cela n'aura échappé à personne. Notre incapacité à investir pour maintenir un outil industriel de qualité, un outil robotique notamment, est très liée à cette situation. La robotique permet de répondre à des exigences de qualité, à l'instar de la production de panneaux solaires que j'évoquais, et de flexibilité. Le jour où il faut augmenter la cadence, il suffit de faire tourner la chaîne robotique deux ou trois fois plus vite, plus longtemps, toute la nuit si nécessaire : passer à un cycle de production continue permet très largement d'encaisser les chocs de demande. À l'inverse, il est toujours possible de s'adapter aux variations à la baisse du carnet de commandes.
Prenons-en conscience, l'industrie est capable aujourd'hui d'avoir des usines 100 % robotisées. Ce n'est pas forcément optimal sur le plan économique du fait des surcoûts engendrés, car de nombreuses petites tâches pourraient être encore réalisées par les humains. Mais une fois l'investissement réalisé, la productivité obtenue est absolument incroyable. J'ai eu la chance de visiter récemment une usine 100 % robotisée du groupe Fanuc, au Japon, le plus grand fabricant de robots industriels au monde. Fanuc est parvenu à conserver au Japon toute sa production de robots alors même que les coûts de production y sont très élevés. Fanuc se hisse à la quatrième place des entreprises les plus rentables de l'archipel. Nul doute que l'absence de robotique industrielle dans nos usines est l'une des grandes causes de notre échec.
La robotique et ses avancées soulèvent une autre question qui nourrit nombre de commentaires et d'expertises : est-ce la fin du travail ? La perte de 500 000 emplois dans l'industrie en sept ans s'explique en partie par un déficit de compétitivité mais aussi par l'automatisation. Demain, le secteur des services - 80 % des emplois totaux - ne connaîtra-t-il pas le même sort ? Les robots-journalistes, les robots de trading , de services financiers, toutes ces machines ne nous conduiront-elles pas vers une réduction du niveau de travail disponible, vers la fin du travail ?
La plus célèbre enquête sur le sujet est celle de Frey et Osborne. Publiée en septembre 2013, elle soulignait que 47 % des emplois aux États-Unis étaient à risque de destruction dans les vingt prochaines années. C'est le niveau communément admis aujourd'hui.
À bien y regarder, ce débat sur la fin du travail a surgi dans l'histoire des dizaines de fois, pour ne pas dire des centaines. En 1960, le président Kennedy avait demandé la création d'une commission pour étudier les effets destructeurs de l'automatisation. Malgré tout, je suis convaincu que c'est grâce à l'automatisation et aux gains de productivité qu'elle a entraînés que nous avons pu atteindre un tel niveau de vie.
Il n'en est pas moins vrai que, avec l'essor des technologies actuelles, dans le domaine industriel comme dans le numérique, 45 % à 50 % des tâches pourraient être automatisées sans aucun problème. Les capacités cognitives des machines en termes de traitement de l'information sont très largement suffisantes pour écrire des discours, des articles, des résumés de rencontres sportives, pour traduire des textes. Le métier de traducteur est condamné à disparaître très prochainement. Même la profession de juge est menacée. D'après l'étude de Frey et Osborne, c'est celle qui pourrait être automatisée le plus facilement, tant il est simple de faire avaler à une machine l'ensemble de la jurisprudence.
Il convient de bien distinguer, sur le plan sémantique, les tâches des emplois. Si près de la moitié des premières sont automatisables, seuls 5 % des emplois pourraient être totalement automatisés. C'est dire combien l'emploi a peu de chance de disparaître massivement, d'un seul coup.
Entre 1970 et 2000, la société française a quasiment détruit la moitié de ses emplois du fait de la tertiarisation. Elle s'est pourtant adaptée sans trop de problèmes. Le taux de chômage est toujours très élevé, certes, mais ce phénomène est beaucoup plus lié à des questions de politique économique que d'automatisation.
Si la société s'est montrée capable d'encaisser de tels chocs, pourquoi en serait-il autrement demain ? D'autant que des gisements d'emplois considérables restent inexploités. À mon avis, plus l'automatisation gagnera du terrain, plus les exigences de relations humaines seront élevées.
En 2035, il sera possible d'ouvrir un restaurant entièrement automatisé. D'ores et déjà, il existe des fabricants qui fabriquent des machines qui fabriquent des hamburgers, et je peux vous dire que le résultat est très convaincant. Pour autant, le seul restaurant 100 % automatisé dans lequel les clients accepteront d'aller, ce sera le fast-food. L'homme est un animal social, qui a besoin de tisser du lien, de communiquer. D'ailleurs, que faisons-nous quand, au téléphone, nous nous retrouvons avec un robot à l'autre bout du fil, sinon appuyer frénétiquement sur la touche dièse pour enfin être mis en contact avec un opérateur humain ?
J'en suis intimement convaincu, l'automatisation ira de pair avec un renchérissement de la qualité de la relation humaine en milieu professionnel parce qu'il nous sera insupportable de vivre dans un monde 100 % robotisé. Je reprends l'exemple du Japon, pays fortement robotisé par certains aspects, avec une robotique industrielle extrêmement développée, mais très peu automatisé dans ce qui relève de la relation personnelle. Vous trouverez toujours un guichet, un comptoir, un accueil où quelqu'un se rendra disponible pour vous renseigner ou vous vendre quelque chose. C'est très important pour les Japonais.
Je suis tout aussi convaincu que la stratégie française est très mauvaise en la matière. Nous sommes défaillants en robotique industrielle alors que c'est là que se trouvent les gains de productivité. En revanche, nous sommes toujours prompts à remplacer les opérateurs humains par des guichets ou caisses automatiques, ce qui ne crée quasiment aucune valeur, ni pour le client ni pour l'entreprise. Il ne s'agit que d'une simple substitution, qui, au final, détruit de nombreux emplois pour un résultat somme toute modeste.
Nous nous sommes complètement trompés de combat. Notre grande erreur, ce fut de délaisser la robotisation industrielle au profit de l'automatisation des services à la personne.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous présente mes excuses pour mon retard et je remercie Yannick Vaugrenard de m'avoir suppléé.
Monsieur Rivaton, j'ai lu avec intérêt votre ouvrage La France est prête . Au-delà de la beauté de son titre, c'est un livre qui m'a interpellé parce que, à sa lecture, on comprend que la France, justement, ne l'est pas du tout.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
J'ai écouté vos propos avec attention, monsieur Rivaton, d'autant que votre audition s'inscrit dans le prolongement d'une table ronde organisée par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les questions de robotique et au cours de laquelle plusieurs acteurs sont venus témoigner du développement de cette discipline dans leurs secteurs d'activités respectifs.
J'ai conscience que l'automatisation d'un certain nombre de tâches permet de libérer du temps pour améliorer l'accompagnement humain. C'est le cas, par exemple, dans les bibliothèques équipées d'automates de classement qui fluidifient le retour des ouvrages : les bibliothécaires peuvent alors consacrer davantage de temps aux usagers. Encore faut-il que le projet politique du gestionnaire de l'équipement concerné aille dans ce sens. La robotique n'a pas pour seule finalité de faire des économies sur les emplois, elle doit s'attacher à encourager une autre manière de profiter de la présence humaine en vue d'une meilleure qualité de vie.
De même, dans le domaine médico-social, des recherches sont en cours pour développer des robots d'accompagnement de personnes vieillissantes ou handicapées, munis de détecteurs de présence et de chute. Si aucune machine ne pourra complètement remplacer l'être humain, les chercheurs tentent de développer les interactions entre le robot humanoïde et la personne humaine, autrement dit une forme d'empathie du premier à l'égard de la seconde, laquelle serait d'ailleurs conduite elle aussi à adapter son comportement.
Pour ce qui est de la médecine, vous l'avez bien indiqué, les robots chirurgicaux ne sont en aucun cas des substituts du médecin mais contribuent à améliorer la qualité des soins. Cela suppose, dès la phase de fabrication, l'implication des équipes médicales, la formation des professionnels qui, derrière un écran, devront manipuler un joystick à la place du scalpel ou de la pince. Cela ouvre également de nouvelles opportunités en termes de qualification, à la fois pour ceux qui fabriqueront ces robots de grande précision et pour ceux qui les utiliseront et en assureront la maintenance et l'entretien.
La généralisation de la robotique est source tout à la fois de destruction et de création d'emplois, sous réserve qu'elle soit suffisamment prise en compte dans l'évolution de l'offre de formation et d'orientation à destination des jeunes générations.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Votre intervention, monsieur Rivaton, me laisse tout à la fois enthousiaste et inquiète.
Enthousiaste parce que, effectivement, la robotique est source de progrès indéniables et mérite d'être encouragée en ce qu'elle permet d'accomplir des tâches difficiles, qui mettent à mal la santé de certains salariés.
Inquiète aussi car, à mes yeux, le temps ainsi libéré n'est pas suffisamment mis à profit pour permettre aux salariés concernés de se réorienter, pourquoi pas de se former à la manipulation et au pilotage de certains de ces robots. J'ose croire que l'on trouve toujours, même dans une usine complètement robotisée, un, deux ou trois opérateurs humains derrière un banc électronique pour éviter tout risque d'incident.
Vous soulignez les destructions d'emplois d'ores et déjà constatées en France et le retard pris en matière de robotisation industrielle. Nous connaissons tous des entreprises françaises qui ont délocalisé leurs usines à l'étranger, notamment en Chine. Je suppose qu'elles ont dû investir sur place dans la robotisation pour être compétitives. Mais alors, pourquoi n'ont-elles pas choisi d'utiliser cet argent en France pour automatiser leur production plutôt que de partir dans d'autres pays et détruire des emplois sur le territoire national ? J'exprime là autant un regret qu'une incompréhension.
Compte tenu de notre incapacité à investir dans la robotique - je reprends vos propres termes -, il me paraîtrait intéressant d'engager une réflexion prospective pour creuser les pistes susceptibles de donner à la France une capacité à réinvestir dans son outil de production, afin de le moderniser, de le robotiser et, avez-vous souligné, de gagner en compétitivité. Je m'attarderai sur ce dernier aspect car d'aucuns mettent souvent en avant le coût trop élevé du travail en France pour justifier les délocalisations au nom d'une meilleure compétitivité. Si la robotisation permet véritablement d'être plus compétitif, il serait intéressant que tous les partenaires sociaux, y compris le Medef, soient incités à étudier les moyens d'encourager l'installation de robots dans les entreprises.
Mon enthousiasme à l'écoute de vos propos se double donc d'une inquiétude quant aux conséquences sur l'emploi et d'un regret, celui que la robotisation ne profite pas suffisamment à la société tout entière. Puisque un certain nombre de tâches sont automatisées, pourquoi ne pas songer à diminuer le temps de travail ? Qui pourrait dire que ce ne serait pas une avancée positive ? Je vois que vous souriez...
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
Le retard colossal que la France accuse en matière de robotique industrielle avec d'autres pays, sur le plan tant quantitatif que qualitatif, est très inquiétant.
Automatiser le travail, le rendre plus facile, plus productif, est une constante dans l'histoire de l'humanité. Tous les gains de productivité obtenus se sont traduits, in fine , par une meilleure qualité de vie et une diminution du temps de travail. C'est une tendance lourde qui n'est pas près de s'infléchir.
Certains peuvent avancer que l'on ne travaille pas assez, il est une réalité qui s'impose à nous : plus il y aura de machines, moins on aura besoin de travailler pour produire. En conséquence, la logique, pour sortir d'un chômage de masse, est de réfléchir à un partage du temps de travail, pas forcément sur la semaine mais peut-être sur la durée d'une vie.
Notre vie quotidienne est d'ores et déjà transformée par la robotique, qu'il s'agisse d'acheter un billet d'avion ou d'utiliser les services bancaires. Je peux admettre que, en théorie, nos concitoyens soient attachés au contact humain. Mais si l'arbitrage doit se faire entre le contact humain et le prix, ils iront vers ce qui coûte le moins cher. D'où le nombre accru de caisses automatiques, de plateformes où l'usager devient son propre fournisseur de services, comme sur les sites internet des banques, avec parfois des gains financiers promis à ceux qui les utilisent.
Loin de s'inverser ou au moins de ralentir, cette tendance est au contraire appelée à s'accentuer. Peut-être que le Japon a, traditionnellement, une différence d'approche en termes de relations humaines. Pour ce qui est de la France, je ne sens aucun frein au développement de la robotique, quand bien même il est très destructeur d'emplois, justement parce que, en cas d'arbitrage, priorité est donnée au coût le plus bas.
Monsieur Rivaton, comment analysez-vous la place prise par la robotique, le numérique et internet ? Au-delà de la question des emplois menacés de destruction, c'est bien notre manière de vivre, de travailler, de faire des études, de passer des examens, de prendre des loisirs, qui s'en trouve affectée. Or ces évolutions ne sont pas toujours suffisamment mesurées et prises en compte.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
On ne compte plus le nombre d'études qui, depuis trois ou quatre ans, prédisent la fin de l'emploi. Moshe Vardi, un grand scientifique américain affirmait, en 2013, que la moitié des emplois disparaîtrait dans les vingt prochaines années. Roland Berger, en 2014, annonçait que le taux de chômage français en 2025 serait de 18 % compte tenu du chômage technologique. Tout récemment, des instituts aussi sérieux que le World Economic Forum ou l'OCDE ont produit des analyses tout de même bien différentes.
Selon le World Economic Forum, l'un des meilleurs organes de prévisions, en 2020, la perte nette d'emplois liée à l'automatisation s'élèvera à l'échelle du monde à deux millions ; à rapporter aux quatre milliards d'emplois existants, deux milliards si on enlève l'économie informelle. Ces deux millions d'emplois menacés se situent dans les fonctions de support administratif : paie, comptabilité, une partie des ressources humaines.
Il convient donc d'être extrêmement prudent par rapport aux prévisions apocalyptiques et savoir que d'autres études moins « sensationnalistes » existent même si elles font beaucoup moins que les précédentes la une des journaux et des magazines.
Il est toujours intéressant de se pencher sur l'influence de la robotique dans la vie quotidienne et sur la façon dont une organisation réagit à l'installation de robots en son sein. Cela crée, d'abord, des frictions et des freins. La robotique est un investissement coûteux, qui n'est pas accessible à toutes les entreprises. Une fois les résistances aplanies, on entre dans la période d'adaptation aux nouvelles machines, pendant laquelle l'organisation est de facto moins productive, voire inefficace. Une fois que l'opérateur humain s'est approprié la machine, vient le cycle vertueux des gains de productivité.
En 1987, Robert Solow énonçait son fameux paradoxe : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de la productivité. » En fait, on était encore en période dite « basse » et il fallait laisser le temps à la société tout entière de s'adapter et de faire évoluer son organisation. En la matière, le coeur du problème, c'est la formation des utilisateurs.
Par ailleurs, je signale que les entreprises qui, aujourd'hui, investissent massivement en Chine pour moderniser leur outil de production, améliorer leurs process de fabrication et monter en qualité sont des entreprises non pas occidentales, mais chinoises.
Quant au débat sur le temps de travail, il tourne souvent au conflit idéologique. Comme je le note dans un livre à paraître prochainement et dont le numéro du Point qui sort aujourd'hui se fait l'écho des bonnes feuilles, en 2014, un Français adulte travaillait en moyenne 902 heures par an. En 1933, Keynes affirmait qu'au tournant de l'an 2000 on travaillerait deux à trois heures par jour. On s'est beaucoup moqué de lui, mais ses prévisions étaient d'une réelle acuité : divisez 902 heures par 365 et vous obtiendrez exactement deux heures et vingt minutes.
Toutes les statistiques le montrent, sur très longue période, l'automatisation libère du temps pour faire autre chose. Après, tout est une question d'équilibre par rapport aux autres : il ne faut ni décrocher trop rapidement ni être trop en avance, car ce peut être annonciateur d'un retard futur. C'est un peu ce dont la France souffre aujourd'hui. Avec 902 heures travaillées par an et par adulte, nous sommes les champions du monde. Dans le même temps, nous avons moins de robots que les autres pays développés.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je vous remercie, monsieur Rivaton de votre intervention. Pour une fois que je suis d'accord avec un intervenant... Au niveau de la politique nationale, nous n'avons pas d'autre choix que d'essayer de rattraper notre retard en matière industrielle. Sauf que, à la différence des Chinois, nous n'avons pas de politique industrielle. Et pour cause : on nous « bassine » depuis des lustres sur l'idée que « l'industrie, c'est pour les sous-développés » et que « le summum, c'est le remue-méninge, la création, le tertiaire ». On voit aujourd'hui les résultats de cette politique.
Notre façon d'aborder les choses est pétrie de contradictions. D'un côté, tout le monde défend la robotique, persuadé que son développement va permettre d'augmenter la productivité et de diminuer la pénibilité et le temps de travail. De l'autre, le discours à la mode stigmatise les 35 heures - abomination suprême... -, prône le recul de l'âge de départ à la retraite et le sacrifice de nombreux emplois au nom de la compétitivité.
Apparemment, cela ne choque personne. Le problème politique fondamental, ce n'est pas le temps de travail, c'est le partage de la richesse. L'erreur de raisonnement est de penser qu'il suffit de ne laisser personne exclu du marché du travail. Mais que se passera-t-il le jour où il n'y aura plus assez de travail pour tout le monde ? Il faudra bien inventer autre chose.
On a su apporter des réponses à la paupérisation gigantesque qu'a engendrée la première modernisation industrielle. Après deux guerres mondiales, on s'est tout de même aperçu qu'il valait peut-être mieux essayer de redistribuer la richesse autrement. Aujourd'hui, la question ne se pose plus. J'y insiste, c'est cela le vrai problème. Nous, parlementaires, qui faisons de la politique, ferions mieux de nous la poser plutôt que de laisser les choses aller. Aristote, déjà, disait : quand les plectres - c'est un instrument de musique - joueront tout seuls, il n'y aura plus d'esclaves. Sous-entendu : tout le monde sera philosophe.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Le débat sur la robotique est un débat économique, social, mais également philosophique.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
La question posée par Pierre-Yves Collombat est éminemment transversale et devrait logiquement dépasser l'ensemble de nos débats et échanges, y compris lorsqu'il s'agit parfois de considérations techniques.
Vous dites, monsieur Rivaton, que le juge, au même titre que le traducteur ou le rédacteur de discours politiques, pourrait être remplacé par un robot. Je ne suis pas d'accord. Le magistrat juge non pas seulement un fait, mais la personne qui l'a commis.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Et ce dans un contexte particulier.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Absolument. Entre en ligne de compte l'aspect humain.
De même, nous avons tous entendu prononcer des discours politiques standardisés lors de certaines inaugurations ou remises de médailles. Mais lorsqu'il s'agit d'aller au fond du fond des choses, c'est une autre paire de manches. Depuis toujours, la maîtrise par l'homme du progrès - technique, dans un premier temps, puis technologique - est un élément essentiel, qui a entraîné une diminution du travail, voire plus de travail du tout. L'apparition de la machine à vapeur et l'essor du chemin de fer ont fait disparaître cochers et maréchaux-ferrants. Le plus important à mon sens, c'est la maîtrise de ce progrès et la place laissée à l'humain.
Puisque, au bout du bout du compte, se pose la question de la forte diminution du temps de travail et même de la fin du travail, pourquoi ne pas soulever celle d'un revenu minimum généralisé ? En tout état de cause, il faut en mesurer les conséquences économiques et sociales et nous ne saurions être le seul pays à suivre cette voie.
Après La France est prête, vous vous apprêtez à sortir un nouveau livre Aux actes dirigeants ! Qu'attendez-vous en particulier des dirigeants politiques ?
Jean-François Mayet , sénateur de l'Indre
À l'instar de tous les progrès de l'humanité, les robots suscitent d'abord la peur, la crainte, voire le fantasme, et poussent l'homme à philosopher. Que faudra-t-il faire quand les robots accompliront toutes les tâches à notre place ? Verser un salaire à celui qui ne travaille pas ? Certains s'ennuieront tellement qu'ils en seront peut-être eux-mêmes contraints à payer pour travailler... Pourquoi pas ?
Je suis de ceux qui pensent qu'il faut profiter du progrès sans trop se poser de questions. D'abord parce que, en en profitant, on se forme. Moi je suis très content de pouvoir aller retirer de l'argent aux distributeurs automatiques de billets plutôt que de faire la queue au guichet d'une banque. Il est tout de même extraordinaire de pouvoir organiser ses vacances en quelques clics !
Les pays les plus robotisées sont ceux qui ont le moins de chômage, en dehors de l'Espagne, je vous l'accorde. Qu'un robot puisse devenir juge, je peux le comprendre, à partir du moment où il est en mis en capacité d'intégrer l'ensemble des paramètres requis, non seulement la jurisprudence, mais également le profil du justiciable, son environnement, son passé. Au moins ce robot-juge ne sera-t-il pas soumis à quelque pulsion que ce soit. Il jugera des faits à partir d'un stock d'informations constamment mis à jour.
C'est ce message d'optimisme que je voulais faire passer ce matin.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
À très long terme, c'est clair, l'automatisation permettra de libérer du temps pour les individus. Mais il arrive un moment où il nous faut nous confronter au court terme ; à cet égard, j'y insiste, la statistique le montre : nous ne travaillons pas assez.
Deuxième problème : dès lors que, sur un certain nombre de tâches, la concurrence entre l'homme et la machine est en train de tourner à l'avantage de la seconde, faire peser sur l'emploi un taux de fiscalité supérieure à ce qui se pratique dans les autres pays ne peut que défavoriser encore plus des emplois menacés par la robotique. Les allégements de charges décidés depuis des années sur les bas salaires ne sont ni plus ni moins que des tentatives pour rendre l'individu plus compétitif face à la machine.
Les entrepôts d'Amazon sont tellement robotisés - Amazon détient même une filiale, Kiva, spécialisée dans la robotique - qu'ils comptent quatre fois moins d'employés que leurs concurrents directs. Ces emplois disparus étaient plutôt peu qualifiés, occupés par des personnes ayant un bas niveau d'études et qui y trouvaient une porte d'entrée sur le marché du travail.
Nous touchons là à un vrai problème de politique de genre, car les métiers de force, faiblement qualifiés, sont majoritairement destinés aux hommes. Les métiers tournés davantage vers la relation humaine, mais tout aussi peu qualifiés, sont largement féminisés : eux ne sont pas encore menacés par la robotisation. Je reviens à ce que j'expliquais tout à l'heure : la société ne supporterait pas la déshumanisation de la relation à l'autre et la perte d'empathie. Au-delà de cette question de l'emploi pour les jeunes hommes peu qualifiés, il est à l'évidence inconcevable de faire peser des prélèvements aussi lourds sur le travail.
Au final, tout est une question de temps. L'horizon ultime, est-ce la fin du travail ? La société est-elle capable d'avoir assez de temps pour se réinventer, imaginer de nouveaux emplois et les formations qui vont avec ?
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
C'est un problème politique.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Le temps, c'est tout de même une denrée rare en politique. La politique, c'est un rapport au temps spécifique, c'est la gestion du temps, et rien que cela.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Si vous ne posez pas le problème de la rémunération et de la répartition de la richesse, vous ne réglerez pas le problème.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Encore une fois, tout est une question de temps, il faut avoir du temps pour mener le changement. Le manque de temps, c'est la promesse de l'échec, pour une petite organisation comme pour une grande.
La question est de savoir si l'on aura assez de temps pour s'adapter avant que la moitié des emplois ne disparaisse. En trente ans, de 1970 à 2000, on a réussi à mener le changement. On pourra recommencer, il n'y a aucun problème.
Pour en revenir à la réflexion sur l'arbitrage que font les consommateurs entre le contact humain et le prix, je ne conteste pas ce qui a été dit. Il n'empêche, si la Fnac est aujourd'hui en train de reprendre du poil de la bête et voit les clients revenir dans ses magasins, c'est parce qu'elle privilégie la qualité de services.
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
Il y a des caisses automatiques à la Fnac, je suis le premier à les utiliser.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Certes. La Fnac des Halles dispose de deux caisses automatiques et de six caisses non automatiques : je peux vous dire qu'on observe davantage de clients devant ces dernières. Voilà à peine trois ans, tout le monde prédisait la faillite de la Fnac. Deux ans plus tard, l'entreprise va bien mieux. Aux États-Unis, le commerce de proximité - le retail - continue de bien se porter, malgré la forte concurrence du e-commerce.
Ma conviction, c'est que l'on est sur un temps de plusieurs décennies. Cela n'enlève rien à l'importance de l'action politique mais laisse de la marge pour pouvoir penser un changement qui ne soit pas radical, révolutionnaire, lequel n'aurait aucun sens.
Cela me permet de rebondir sur la profession de juge. En théorie, un robot-juge est capable de tenir compte de l'environnement d'un individu, de l'ensemble de ses trajectoires par le biais du big data prédictif et de prendre la décision qui s'impose. Comme dans toute statistique, il y aura toujours une part d'aléas. Mais cette dernière est également présente, et beaucoup plus d'ailleurs, chez l'être humain. Pour le dire simplement, il suffit que le juge se soit levé du mauvais pied, ait raté son train ou rayé sa voiture, et il ne rendra pas du tout le même jugement. Vous vous faites une idée sur une personne dans les trente premières secondes ; le juge n'échappe pas à cette règle.
Au demeurant, quand bien même il serait possible d'avoir un robot-juge cent fois plus performant qu'un humain, personne n'acceptera jamais d'être jugé par une machine. Cela vaut aussi pour la médecine. Watson, l'ordinateur le plus intelligent du monde, fait des diagnostics sur le cancer beaucoup plus efficace que n'importe quel oncologue. Mais imaginez à quel point il serait terrible d'apprendre par une machine qu'on souffre du cancer.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Ça n'est pas tout à fait exact : les gens vont fréquemment se renseigner sur internet.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Ils font un peu d'automédication, certes, mais c'est tout de même bien différent : ils demandent alors leur avis à d'autres personnes pour essayer de comprendre leur pathologie.
Il nous faudra toujours, pour certains métiers, un intermédiaire humain, capable de nous expliquer ou de justifier ce que dit la machine. C'est ma conviction.
Je prendrai un autre exemple pour vous montrer l'importance du contact humain. L'essor d'internet et des nouvelles technologies a favorisé les voyages - neuf Français sur dix ont déjà pris l'avion - et baissé leur coût : prix des billets d'avion, compagnies low cost , dépose bagages automatiques, système Parafe pour passer rapidement les frontières. Il a entraîné la disparition d'une grande partie des agences spécialisées. Force est de constater aujourd'hui un regain des agences qui se positionnent sur un segment plus haut de gamme, dans lesquelles les gens viennent passer du temps pour organiser leur voyage. Et cela fonctionne très bien : une agence de ce type lancée à Paris a déjà atteint 20 millions d'euros de chiffre d'affaires en l'espace de deux ans.
Aux actes dirigeants ! se veut un livre sur la méthode. Pourquoi le changement réussit-il sans aucun problème dans un certain nombre de pays, dans des entreprises, parfois même dans des collectivités territoriales, et pas au niveau national ? À mon sens, le problème vient d'un manque de méthode. Avant d'envisager le changement, il faut d'abord faire un diagnostic, proposer une vision, connaître la direction à prendre. Ce n'est qu'ensuite qu'il convient de tracer une route, une route ponctuée d'obstacles.
De par ma modeste expérience, j'ai pu constater que, au niveau de la politique nationale, la méthode faisait souvent défaut. Là encore, j'en reviens à la question cruciale du temps. Les pays qui ont su mener un changement radical avaient défini une méthode extrêmement claire, précise, après avoir travaillé très en amont sur le diagnostic, un diagnostic partagé avec le plus grand nombre.
Avoir des solutions différentes pour les mêmes problèmes, c'est une chose. Mais ne pas s'accorder sur les problèmes du pays, c'en est une autre. La France est l'un des rares pays où l'on n'est pas capable de dégager un diagnostic commun, une vision partagée. Je vous mets au défi de me donner les visions des dernières campagnes présidentielles. La réduction des déficits publics n'est pas une vision ; c'est un objectif.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Sur la méthodologie, vous avez raison : en France, c'est surtout la politique du doute qui prédomine. Dès l'instant que quelque chose de nouveau apparaît, on doute, on cherche à savoir ce qui ne va pas, à expliquer pourquoi cela ne va pas marcher, plutôt que de s'enthousiasmer, d'être optimiste sur les progrès potentiels.
Dans le même temps, on trouve des documents qui précisent des stratégies nationales en matière de recherche, d'enseignement supérieur, de culture scientifique et technique. Ces documents préconisent la politique du « oui ». Je défends la société du « oui » plutôt que la société du « comment » ou du « pourquoi cela n'a pas marché ».
Vous parliez du temps. Il s'agit non pas uniquement du temps de travail, mais également de l'allongement de la durée de la vie. Nous devons réfléchir aux moyens de prendre en considération cette partie de la vie supplémentaire pour qu'elle soit une vie réussie et pas simplement une vie à moitié. J'ai pris tout à l'heure l'exemple de la robotique et du numérique au service de l'accompagnement des personnes à leur domicile. C'est un champ de développement économique et social extrêmement important, sur lequel de nombreux chercheurs et innovateurs doivent se pencher.
Vient ensuite la question de l'acceptabilité philosophique ou financière. C'est aussi un levier important. Peut-être le savez-vous, l'un des précurseurs des centres commerciaux, le groupe Mulliez, est en train de travailler aux centres commerciaux du XXI e siècle. Ce seront non plus des lieux d'achat mais des show-rooms où les gens se rendront pour regarder, prendre des conseils ; ce n'est qu'une fois revenus chez eux qu'ils commanderont sur internet. Le stockage des marchandises se fera ailleurs. Le premier centre de ce nouveau genre ouvrira aux portes de Roissy dans une dizaine d'années.
Lorsque vous expliquez que, grâce au big data et aux algorithmes prédictifs, une machine est capable de prendre en considération l'environnement, c'est exactement ce qui est en train de se faire aujourd'hui pour suivre les parcours de radicalisation : de nombreuses données sont mises à la disposition d'analystes et de chercheurs transdisciplinaires qui travaillent sur cette question. En l'espace de six mois, il n'y pas eu de révélations, mais un certain nombre d'objectifs a pu être mis en évidence. Pareille puissance d'analyse n'était pas du tout envisageable sans l'apport de la machine.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur le fait que l'être humain n'est pas disposé à accepter le diagnostic numérique. Non seulement les gens vont consulter internet pour avoir des informations sur leur pathologie, leurs symptômes, mais, quand il n'est pas possible en France d'effectuer certaines analyses, notamment génétiques, pour des raisons éthiques, les gens envoient leurs échantillons de cellules dans d'autres pays via l'outil numérique. Ils font tout à fait confiance.
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Ce genre de tests reste du domaine de l'analyse médicale.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Il comporte aussi une part de diagnostic. Il convient évidemment d'apporter les adaptations, les sécurisations, les accréditations nécessaires, mais, dans le domaine de la médecine également, d'autres horizons sont possibles.
Gérard Bailly , sénateur du Jura
Grâce à vous, monsieur Rivaton, j'ai beaucoup appris ce matin. D'abord, que la robotisation n'avait pas entraîné de chômage dans les pays qui l'ont développée. Il était important de le rappeler. La France est un pays où le salaire est très « chargé » même s'il est légitime d'apporter une bonne protection sociale à nos concitoyens. Comment analysez-vous le fait que notre pays ne soit pas allé plus vite dans la voie de la robotisation et n'occupe pas le peloton de tête en la matière, surtout que nous avions, plus que d'autres, des raisons de robotiser davantage sans avoir à craindre une hausse du chômage ?
Pensez-vous que le développement de la robotisation conduirait à instaurer une fiscalité spécifique ?
Franck Montaugé , sénateur du Gers
Après cet exposé d'une grande clarté, je constate que la dispersion de ce que j'appellerais les augures en matière de conséquences de la robotisation ou de la numérisation sur les emplois est extrêmement large. Devant tous ces chiffres, nous sommes quelque peu perdus. Il n'en demeure pas moins que l'époque est à un bouleversement profond des cadres sociaux, industriels, économiques.
Pour les dirigeants politiques, dont nous sommes, il y aurait un réel intérêt scientifique à avoir une approche prospective des futurs possibles quant aux effets du développement de ces techniques, en termes notamment de pertes d'emplois, de changement de la nature même du contrat social, comme cela vient d'être évoqué par Yannick Vaugrenard.
Jean-Jacques Lozach , sénateur de la Creuse
Monsieur Rivaton, le titre de votre dernier ouvrage est assez volontariste. C'est une sorte d'interpellation, d'apostrophe en direction de ceux qui ont des responsabilités publiques. Pourriez-vous être un petit peu plus précis et concret quant à son contenu ?
Vous avez répondu au niveau des principes, des préceptes, défendant l'idée d'un investissement massif dans la robotique industrielle plutôt que dans les services à la population. Précisément, quelles en seraient les implications en termes de formation et d'organisation du travail ?
Par ailleurs, n'oublions pas que la robotique est une industrie en soi. Les robots, il faut les fabriquer et cela crée de l'emploi. La France a toujours été en retard en matière de machines-outils par rapport à nos voisins. Y a-t-il une adéquation entre la fabrication et l'usage ?
Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol
Mon dernier livre ne traite pas spécifiquement de la robotisation.
Si de nombreux robots ont investi nos services pour remplacer les emplois de caissière ou de guichetier, c'est en partie parce que le salaire minimal est extrêmement chargé en France. Nous entrons là dans des considérations politiques. Dans l'industrie, le coût du travail ne représente qu'un quart environ des coûts totaux, loin derrière les matières premières, le foncier, les taxes.
Dans une usine, on installe un robot pour améliorer la qualité de la production ; dans la grande distribution, c'est uniquement dans le but de substituer une machine à un humain, ce qui rapporte très peu économiquement, ne crée pas de gains de productivité, donne juste un peu de flexibilité. Et même pas de la flexibilité horaire, puisque les conventions collectives sont suffisamment souples en ce domaine. Ma conviction est faite : c'est vraiment néfaste pour l'économie.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je me suis efforcé de vous faire un exposé le plus objectif possible, en explorant le champ des possibles. Il y a aujourd'hui un monde entre les études très négatives et d'autres plutôt positives. Une telle « dispersion des augures » - très belle formule que je reprends à mon compte - est réelle.
Je le répète, à un horizon de dix-quinze ans, la moitié des tâches est automatisable, mais seulement 5 % à 10 % des emplois. Un emploi comporte à la fois des tâches à faible, moyenne et forte valeur ajoutée. C'est valable pour à peu près toute la gamme des emplois qui existent dans notre pays.
Au-delà de ces chiffres, l'exercice prospectif devient ardu. Si, un jour, le véhicule automatique est suffisamment fiable pour être autorisé à rouler, effectivement, de très nombreux emplois seront détruits dans le secteur du transport à la personne et du fret. Mais cela n'est pas encore près d'arriver, en tout cas pas du jour au lendemain. Aujourd'hui, si vous mettez un véhicule automatique à un carrefour, il ne passera jamais. Tout simplement parce que c'est une machine réglée pour respecter les règles de priorité et de prudence, ce qui n'est pas le cas de tous les autres conducteurs. Pour bien connaître le sujet, je peux vous dire que l'on ne progressera qu'étape par étape et que la cohabitation entre les deux mondes - véhicule automatique et conducteur humain - s'annonce très difficile.
Globalement, la France accuse un retard non seulement dans le développement des robots et machines-outils sur son territoire mais également dans la qualité de l'équipement et de l'investissement. Il n'existe qu'une seule usine qui fabrique des robots dans notre pays : celle de Staübli, en Haute-Savoie. Nous ne sommes ni de bons fabricants ni de bons consommateurs. Il est d'ailleurs rare à l'échelle du monde de trouver un pays qui soit un bon fabricant d'un produit qu'il ne consomme pas.
Si les robots sont si peu nombreux dans les usines françaises, c'est parce que la fiscalité sur le capital est à ce point délirante et la réglementation en la matière tellement instable qu'elles incitent plus à placer l'argent dans des produits défiscalisés que dans des investissements productifs. Ne l'oublions pas, l'investissement a une dimension éminemment psychologique. Même que les conditions paraissent plutôt favorables, on a parfois du mal à expliquer le fait que les entrepreneurs ne réinvestissent pas le produit de leurs activités.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Annie David , sénatrice de l'Isère
Je suis presque d'accord avec M. Rivaton. Sauf sur la finalité !
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Il me reste à vous remercier grandement, monsieur Rivaton. La robotique est un sujet passionnant sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.
L'ENJEU TECHNOLOGIQUE : VALORISER L'ATOUT NUMÉRIQUE
Audition de Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités, (7 avril 2016)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je suis très heureux d'accueillir, en votre nom, Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités, président de la fondation Internet nouvelle génération, auteur d'un rapport remis au Gouvernement à la fin de 2014 et joliment intitulé La nouvelle grammaire du succès : La transformation numérique de l'économie française .
La délégation en a eu confirmation lors des auditions qu'elle a organisées, la révolution numérique est un sujet qui traverse véritablement l'ensemble des secteurs d'activités et suscite, chez les uns, un réel enthousiasme, chez les autres, de sérieuses craintes, notamment sur la pérennité d'un certain nombre d'emplois. Monsieur Lemoine, la lecture de votre rapport et des cent quatre-vingts propositions qu'il contient rend plutôt optimiste. Vous considérez, finalement, que la transformation numérique présente plus d'opportunités qu'elle ne comporte de risques.
Nous allons donc écouter vos propos avec grand intérêt. Si vous en êtes d'accord, je vais vous céder la parole pour une vingtaine de minutes afin de laisser le temps nécessaire au débat et aux échanges, auxquels pourront participer les dix auditeurs de la première promotion de l'Institut du Sénat, présents parmi nous ce matin et que je salue.
Je précise, enfin, que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle retransmise sur le site du Sénat.
Monsieur Lemoine, vous avez la parole.
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, mesdames, messieurs, lorsque cette mission m'a été confiée en 2014, j'avais retenu quatre partis pris.
Premièrement, puisque ce rapport devait notamment évoquer l'intelligence collective, il convenait surtout d'éviter ce réflexe ridicule qui consiste à travailler en cercle restreint, en chambre, pour, au contraire, privilégier une réflexion ouverte. J'ai donc développé une méthodologie permettant d'associer un grand nombre de personnes, de favoriser la co-construction, de travailler efficacement, même à plus de cinquante. Ce sont ainsi près de cinq cents personnes qui ont été associées à l'élaboration de ce rapport.
Deuxièmement, il me semblait important d'être orienté vers l'action en formulant des propositions en direction non pas uniquement du gouvernement, mais aussi de l'ensemble des acteurs économiques et de la société. Ont été mis en place des outils spécifiques pour recueillir l'avis du plus grand nombre, ce qui a abouti à formuler cent quatre-vingts propositions.
Je reprends volontiers à mon compte le slogan de BlaBlaCar, qui l'affiche sur ses murs et que j'ai découvert lors de l'une des journées consacrées à la co-construction : « Done is better than perfect. » Autrement dit : « Ce qui est fait vaut mieux que de chercher la perfection. » Choquant ? Peut-être. Mais totalement justifié si l'on croit à cette notion d'intelligence collective. Vouloir aller vite pour sortir rapidement sur le marché la première version d'un produit, la fameuse « V1 », c'est faire preuve d'humilité, montrer qu'on est à l'écoute des réactions des uns et des autres pour voir comment l'améliorer.
Troisièmement, je tenais à faire souffler un vent d'optimisme. L'avenir numérique ne sera ni unique ni uniforme, il sera pensé de manière forcément différente aux États-Unis, en Chine, en Europe. En revanche, il y a une « grammaire » à respecter, pour objectiver les éléments qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas. D'où le titre de mon rapport.
Quatrièmement, enfin, je souhaitais réunir, ce que l'on a tellement de mal à faire en Europe et en France, les deux bouts d'une même chaîne : le principe de réalité, d'un côté, le principe d'audace, d'utopie, de l'autre. L'un des points forts de cette « grammaire », c'est qu'elle rend cela possible.
Tous les grands innovateurs de la Silicon Valley, à l'image des pionniers des révolutions industrielles successives, sont portés par une vision transformatrice du monde couplée à une capacité d'agréger différents systèmes, avec l'idée de renverser la table. Elon Musk a fait fortune en créant Paypal. Ne connaissant rien au monde de la voiture, il s'est fixé comme objectif d'attaquer ce marché en produisant la meilleure automobile au monde, la Tesla. Puis il a lancé un autre projet, SpaceX, qui se veut le concurrent d'Ariane dans le domaine des lanceurs de satellites. Des tempéraments de ce type, on n'en a quasiment pas en Europe, en France, en tout cas pas assez, ni au niveau public ni au niveau privé. Il faut se persuader qu'il est possible de respecter le réel tout en ayant la tête dans les nuages et l'envie de créer.
Fruit d'un travail de près d'une année, mon rapport a abouti à trois grandes conclusions.
Première conclusion, c'est de dire, de façon presque tautologique : oui, il y a bien une transformation numérique de l'économie et de la société.
J'ai commencé ma carrière professionnelle en étant, en même temps, chercheur en informatique et assistant d'Edgar Morin. On peut faire remonter l'aventure des technologies de l'information à la publication, en 1936, d'un article d'Alan Turing On Computable Numbers , dans lequel il énonce le concept de machine universelle. J'ai l'impression que, depuis lors, on n'a jamais cessé de parler de bouleversement, de mutation, de révolution, de chambardement, au point de s'interroger : mais qu'y a-t-il de neuf ?
Aujourd'hui, on recense trois vraies nouveautés.
Tout d'abord, une transversalité totale. Voilà encore quelques années, des secteurs comme l'agriculture ou le bâtiment pouvaient ne pas se sentir concernés par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). Tel n'est plus le cas, tous les secteurs, absolument tous, le sont. D'où d'immenses enjeux, notamment en termes d'emploi, de mobilité et de formation professionnelles. Des études américaines ou européennes, à quelques nuances près, l'ont montré : dans les quinze ans à venir, un emploi sur deux va disparaître ou être profondément transformé, avec le risque supplémentaire que les emplois créés ne soient pas de même nature que ceux qui seront détruits.
La deuxième nouveauté réside dans le jeu des acteurs. L'éclosion, en français, du mot « numérique » - « digital » en anglais - vient de l'électronique grand public et veut bien dire ce qu'il veut dire : un acteur nouveau est entré dans la danse et c'est lui qui mène la course ; et cet acteur, c'est vous, c'est moi, ce sont les personnes physiques, pas les institutions ni les entreprises. Le temps est révolu où, par étapes, en cascade, les grandes institutions, puis les grandes entreprises, puis les moyennes, puis les petites s'emparaient des NTIC.
Le renversement date de la fin des années 2000, quand Apple a sorti son propre smartphone et développé la tablette. Je ne dis pas que le numérique se réduit à cette optique nouvelle, mais le fait est que les personnes s'équipent étonnamment vite, sans retenue, et en masse : entre 2008 et aujourd'hui, elles sont à peu près deux milliards qui, non contentes de s'être équipées, inventent des usages. Ce n'est pas M. Airbnb qui a inventé la location ou l'échange d'appartements entre particuliers. Ce n'est pas M. Uber qui a inventé le covoiturage. Ce ne sont pas des entreprises qui ont inventé de nouvelles façons de s'informer, de communiquer, de faire du troc, d'envisager de nouveaux modes de propriété. Ce sont les personnes qui innovent, et, mondialement, les entreprises ne font que cavaler derrière elles pour capter l'air du temps, en faire des modèles d'affaires et se transformer.
Troisième grande nouveauté : pour les entreprises, les enjeux à maîtriser sont de plus en plus compliqués. Aux enjeux d'avant-hier, l'automatisation et la productivité, et d'hier, la dématérialisation et les réseaux, s'ajoutent ceux d'aujourd'hui, la transformation complète des chaînes d'intermédiation et de désintermédiation, avec un nouveau rôle dévolu aux personnes et un nouveau facteur de richesse, les données, qui ne sont, ni l'un ni l'autre, des sujets faciles à manier. Les entreprises sont contraintes de devoir innover pour maîtriser tout cela à la fois.
Dans la concurrence actuelle, seules quelques grandes entreprises se montrent parfaitement à l'aise dans ce nouveau travail d'interaction avec les personnes et d'exploitation des données. Ce sont notamment les fameux GAFA, les quatre grandes firmes qui dominent le marché du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon. Elles pèsent à elles quatre fois plus que le CAC40 français. Pour que les marchés financiers leur attribuent de telles valeurs, c'est qu'ils attendent certains types de revenus, des transferts de valeur d'un secteur à un autre, avec le risque mondialement perçu de la « sur-traitance ». Dans de nombreux secteurs, y compris l'hôtellerie, l'énergie, les transports, les entreprises existantes vivent avec la menace de voir s'intercaler entre elles et le marché final des agrégateurs de services offrant des services fluides, attractifs, s'appuyant sur les acteurs existants pour ce qui est de la fourniture du service mais aux conditions de prix et de marge qu'ils définissent eux-mêmes. D'où un transfert de marge massif. Voilà ce qui fonde la valeur de ces entreprises.
Pour les entreprises françaises, l'ampleur d'un pareil « détournement » de profits est estimée à une soixantaine de milliards d'euros. C'est une vraie inquiétude par rapport à un phénomène mondial. Nos entreprises ont intérêt à se mettre rapidement dans le coup si elles ne veulent pas se faire tondre la laine sur le dos.
La deuxième grande conclusion de mon travail a été de dire qu'il y a tout de même, pour la France, plus d'opportunités que de risques. J'ai été très content de pouvoir le dire, et je n'ai pas eu à forcer le trait. Je n'aurais pas aimé faire l'un de ces rapports, que je trouve à la fois sinistres et lamentables, affirmant, presque par réflexe, que la France est bien mal partie ou, pire, qu'elle va dans le mur.
En réalité, le paysage est assez nuancé. L'atout majeur dans la transformation numérique réside dans le comportement des personnes et leur rapidité à s'emparer des nouveaux outils. Comparativement à leurs homologues européens, les Françaises et les Français sont plutôt bien placés. Sur une demi-douzaine d'indicateurs, ils font 20 % à 30 % de mieux que la moyenne européenne. Tant mieux, il faut continuer. C'est dire l'extrême importance de sujets comme la formation.
J'ai été l'un des pères de la loi Informatique et libertés, qui a permis à la France d'avoir confiance dans le système. Il faut poursuivre en ce sens car les thèmes qui émergent sont innombrables : l'internet anonyme, les blockchains en matière bancaire, etc. Dans tous ces secteurs, la France a beaucoup d'atouts et de légitimité. Allons-y à fond !
Du côté des entreprises, le paysage est nettement plus nuancé. Pour vous donner une idée, en 2014, on estimait que six Français sur dix, de tous âges, avaient au moins acheté une fois sur Internet, mais que seules 11 % des entreprises françaises avaient vendu au moins une fois sur la toile. Mondialement, les personnes courent plus vite que les institutions et les entreprises, et l'écart est particulièrement flagrant dans notre pays.
Sommes-nous en train de le combler ? À cet égard, la vitalité du marché publicitaire en ligne est un indicateur important. En France, c'est le segment de marché le plus dynamique de la publicité et il croît, depuis deux ans, au rythme annuel de 3 %. Or, en Angleterre, alors qu'il y est déjà trois à quatre fois plus développé, sa croissance est de 14 % par an. Deux raisons différentes peuvent être avancées pour expliquer notre retard.
D'une part, nos PME sont mal équipées, donc tout ce qui peut être imaginé pour faciliter et encourager leur équipement est le bienvenu. Celles qui le sont déjà font preuve d'une grande agilité et de beaucoup de souplesse. Nous avons ainsi une excellente génération de start-up. La France a une histoire heurtée, sur tous les plans, politique, artistique, etc. Les grandes entreprises françaises aussi. Elles sont nées par grappes successives : lors du Second Empire, en 1880, dans les années vingt ; la dernière grappe est apparue dans les années soixante, avec le Club Med, Carrefour, la Fnac, qui ont tiré la croissance française et sont devenus des leaders mondiaux. La génération actuelle des start-up est-elle capable de faire surgir une vague nouvelle et de tirer, à son tour, la croissance française ? Je le pense.
D'autre part, il faut bien avoir à l'esprit la grande masse d'entreprises qui se créent chaque année en France : entre 300 000 et 500 000, selon que l'on compte les auto-entrepreneurs ou pas, ce qui est énorme pour un pays où 800 000 bébés naissent par an. Pourtant, nombre d'entre elles meurent et ne se développent jamais parce qu'elles ne sont pas vécues comme innovantes. Une statistique est particulièrement préoccupante : pendant longtemps, à la question « Ce que vous faites est-il innovant ? », les créateurs d'entreprise répondaient par la négative.
La nouveauté, c'est que l'on voit apparaître des entrepreneurs hybrides, même dans des métiers « modestes » de vente de biens, de prestation de services à la personne, qui, grâce au numérique, affichent une capacité de croissance réelle car, du coup, ils intéressent beaucoup plus de monde que leur zone de chalandise traditionnelle. L'ascenseur économique peut se remettre en marche avec de telles initiatives et voir se renouveler les grandes entreprises.
Pour accompagner les petites entreprises émerge une génération de services business to business de très grande qualité en matière juridique et comptable : certains sites extrêmement bien conçus donnent accès à toutes sortes de lettres et contrats types, offrent un accompagnement dans le domaine du contrôle de gestion. Je citerai l'exemple d'une petite entreprise de prestation de services comptables absolument étonnante : Small Business Act. Déjà, pour s'appeler ainsi, il faut vraiment avoir du culot ! Elle récupère non seulement les factures scannées mais capte également, directement auprès des banques, les flux de trésorerie de la TPE concernée. Elle les analyse en temps réel et peut donc, en cas d'écart important constaté, alerter le dirigeant via son smartphone. S'il s'agit, par exemple, d'un oubli de facturation, il suffit à ce dernier de prendre la photo de la facture et de l'envoyer pour traitement à Small Business Act. Voilà une façon très nouvelle de travailler entre le comptable et l'entreprise et qui peut s'appliquer à nombre de secteurs d'activité.
Les moins bonnes nouvelles se concentrent sur ce qui a pourtant été le moteur et le modèle de la croissance française : l'État, les grandes administrations et les très grandes entreprises. C'est là qu'il y a le plus de difficultés et, donc, d'inquiétudes. Pourtant, les grandes entreprises ont su absorber, au cours du temps, bien des changements et des évolutions, avec une moyenne d'âge de leur personnel assez élevée. Mais lorsqu'il s'agit de s'adapter à un nouvel environnement, de s'inspirer autrement, de travailler à plusieurs, l'âge a une influence énorme
Pour Mark Zuckerberg, qui a fêté ses trente ans en 2014, et ses collaborateurs de Facebook, ce n'est pas très dur de comprendre la société en mouvement. Pour l'industrie automobile française, secteur qui, à une certaine époque, s'inquiétait du vieillissement de ses salariés sur les chaînes de production, aujourd'hui, le vrai sujet, c'est le vieillissement des clients. L'âge moyen de l'acheteur d'une voiture neuve en France est de cinquante-deux ans. Pour un jeune salarié qui travaille au service marketing d'un constructeur automobile, il est bien difficile d'être en phase avec pareille évolution du marché.
L'effort d'adaptation et d'organisation à faire est énorme. Nombreuses sont les grandes entreprises qui commencent à mettre en oeuvre des programmes de transformation numérique, pour investir dans les start-up, s'ouvrir à des designers extérieurs, pour lancer ce que l'on appelle des « hackatons ». Le chemin sera d'autant plus long qu'il croise un enjeu culturel extrêmement lourd : tout, dans ces grandes organisations, y compris l'innovation, est vu comme un sujet qui doit remonter jusqu'au sommet pour être maîtrisé. Or, aujourd'hui, le succès repose sur une culture du lâcher prise, avec des équipes très décentralisées au contact direct de l'extérieur, des besoins finaux, d'écosystèmes « nourriciers » qui viennent les remplir.
J'ai voulu donner de nombreux exemples dans mon rapport mais pas toujours en référence aux GAFA. L'un d'entre eux en est presque pathétique parce qu'il concerne deux conglomérats industriels, Alstom et General Electric. Dans le cadre d'un des groupes de travail que j'avais montés, deux jeunes ingénieurs du premier ont expliqué ce qui avait le plus changé depuis l'arrivée du second comme principal actionnaire : il était désormais demandé de calculer la valeur ajoutée additionnelle que le numérique était censé apporter aux différentes productions ; cela n'avait jamais été le cas auparavant.
Autre exemple, par l'image cette fois. Essayez-vous à lancer, en parallèle sur deux ordinateurs, les applications Google Maps et ViaMichelin pour vous rendre, par exemple, de Brest à Perpignan ; le résultat que vous obtiendrez est éloquent. Il est même révélateur de la stratégie de Michelin et de ses dysfonctionnements internes, et je dis cela sans animosité aucune. Le numérique y a été perçu comme un support de communication. Des problèmes n'ont sans doute pas été gérés, notamment d'ego, car comment expliquer autrement le travail de ceux qui s'occupent de cartographie chez Michelin, sinon qu'ils ont visiblement besoin de prouver, voire de sur-prouver, leur légitimité ? Certes, ViaMichelin regorge d'informations sur la beauté des paysages, les restaurants, les bonnes haltes, mais, contrairement à Google Maps, l'affichage de la carte prend un temps fou. C'est désolant dès lors que le premier service que vous attendez en l'occurrence, c'est la rapidité de calcul et d'affichage de l'itinéraire demandé.
Nos entreprises n'ont pas encore complètement acquis le réflexe de se mettre dans la peau de l'utilisateur final, de raisonner en fonction de son ergonomie mentale. Quant à nos administrations, n'en parlons pas, tant y règne la segmentation : l'usager a, face à lui, autant de sites internet qu'il y a de services publics, voire plus. Il est temps d'inverser la donne, de se mettre réellement à la place de l'usager pour lui offrir le meilleur service possible. Les propositions en la matière sont forcément des propositions de relais, de pilotage, pour promouvoir des actions décentralisées en insistant sur la formation et l'expérimentation.
À cet égard, j'ai formulé quatre séries de propositions.
Il s'agit, tout d'abord, de muscler la gouvernance du numérique en France. Tout devrait partir, à mon avis, d'une impulsion interministérielle. La bonne façon de faire existe en Allemagne : plusieurs ministères s'occupent de ces questions de numérique et organisent conjointement un rendez-vous annuel réunissant les différents acteurs - entreprises, partenaires sociaux,... -, au cours duquel on fait le point de ce qui a été fait dans le domaine des NTIC et on se fixe de nouveaux objectifs, tout cela étant rendu public.
Il s'agit, ensuite, d'adresser un message fortement européen. « Où va l'Europe ? », se demande-t-on souvent. Justement, elle devrait aller sur ce terrain-là, tant il y a de dossiers à faire avancer en matière, notamment, d'infrastructures, de droits d'auteur, de droit de la protection. Je compte beaucoup sur le rapprochement entre l'Allemagne et la France.
S'il est un sujet d'une importance capitale sur le plan européen, c'est celui des données. Dans le domaine de l'observation de la Terre par satellite, l'Europe a lancé un projet prometteur, Copernic, qui va fournir, chaque année, 4,5 fois le volume de données produit depuis la création du Centre national d'études spatiales. C'est colossal et d'une importance économique majeure. Pourtant, personne ne s'en préoccupe. Le Cnes, l'une des plus prestigieuses institutions françaises, est obsédé par l'avenir d'Ariane et de ses lanceurs. On a laissé l'Europe se dépatouiller avec ce sujet, sur lequel elle s'en tient à une philosophie vaguement open data, à l'idée que les pays participant au projet ont un droit d'accès à toutes les données. Résultat : le Royaume-Uni, qui n'a jamais participé à l'aventure spatiale européenne, adhère à Copernic et s'accorde avec Google pour lui fournir les données d'observation de la Terre européenne en échange d'une aide à la création d'un village de start-up anglaises spécialisées dans ce domaine. J'ai milité pour que cela ne soit pas rendu possible, car l'Europe spatiale n'a plus de sens sans une Europe des données du spatial. Voilà un sujet, parmi tant d'autres, sur lequel l'Europe a une vraie responsabilité.
Pour que les acteurs du numérique se mettent véritablement en action, il faut fixer un objectif. Cet objectif pourrait être l'organisation d'une exposition universelle, dont la France a été le grand pays, mais avec un nouveau concept : la première exposition numérique universelle. Une exposition qui soit en partie réelle, physique, et en partie sur internet, qui s'organise à l'échelle européenne, une exposition qui soit l'occasion de mobiliser les forces, de se représenter le futur, de s'y projeter. Pour le moment, mon idée n'a pas eu trop d'écho. Mais je persévère !
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Monsieur Lemoine, je tiens à saluer votre optimiste et votre volontarisme. Ce n'est pas si courant. Moi qui ne suis pas, c'est le moins que l'on puisse dire, un spécialiste passionné des problèmes du numérique, je suis prêt à soutenir ce projet d'exposition universelle numérique.
Yves Rome , sénateur de l'Oise
Monsieur Lemoine, je vous remercie pour votre analyse et le message que portez sur un sujet qui, de mon point de vue, est insuffisamment partagé par l'ensemble des institutions et décideurs, y compris ceux qui élaborent la loi. On constate en effet une sorte d'opposition entre eux et les individus. Les seconds vont beaucoup plus vite quand les premiers se retrouvent à la remorque. Ces bouleversements de la société, il ne faut pas en avoir peur. On ne s'en empare pas assez, et c'est un tort car d'autres le font : ce sont les fameux GAFA, avec les risques majeurs qu'ils représentent si les États-nations et, surtout, les institutions européennes n'interviennent pas.
En la matière, l'Europe agit peu, voire n'agit pas du tout. Or, la bonne maille d'action, c'est a minima l'Europe, pour contrarier non plus internet mais ce que l'on appelle aujourd'hui le numérique, concentré dans quatre ou cinq grandes entreprises dont la puissance financière, vous l'avez rappelé, dépasse très largement celle des nations. Nous avons donc intérêt à ce que l'Europe agisse beaucoup plus rapidement. C'est ce sur quoi devraient porter massivement nos efforts.
Puisque vous avez fait souffler un vent d'optimisme sur la société française en soulignant notamment la capacité des individus à co-agir, je souhaite que vous nous donniez votre avis sur l'Estonie, pays auquel s'est particulièrement intéressé le groupe sénatorial d'études Communications électroniques et Poste, dont j'assure la présidence avec Bruno Sido. L'Estonie est certainement l'État le plus numérisé au monde, et ce dans tous les domaines, avec des gains de productivité et de qualité de vie tout à fait significatifs.
Force est malheureusement de constater qu'en France, la République numérique, pour reprendre le titre du projet de loi actuellement en discussion au Parlement, reste à construire, en tout cas au niveau de ses administrations. Notre société est notoirement peu numérisée et nous devrions commencer par engager une évaluation de la réalité de la numérisation de nos services publics, au niveau tant de l'État que des collectivités territoriales, pour ensuite accélérer le mouvement. L'exemple de l'Allemagne que vous avez cité est particulièrement parlant.
Je terminerai en évoquant ce que je crois être une faille pour l'économie française, à savoir l'insuffisante numérisation des TPE et des PME, comparativement à l'Allemagne et au Royaume-Uni. J'aimerais connaître votre opinion sur les actions à promouvoir en ce domaine.
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
Après avoir entendu vos propos forts intéressants, monsieur Lemoine, une question me taraude. Depuis que l'humanité existe, elle a finalement les mêmes préoccupations : se nourrir, construire, se protéger, aimer, réaliser ses projets, ses rêves. Tout cela, je le vis très bien, avec des papiers, des stylos, des paroles.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
Le numérique n'est-il pas, d'une certaine façon, une autre formulation du réel ou en change-t-il l'essence même ? Avant l'imprimerie, il y avait les manuscrits. On n'a pas dit de choses tellement différentes après. Dans Notre-Dame-de-Paris , Victor Hugo a écrit : « Ceci tuera cela. » Ceci n'a pas tué cela. Le fait de parler tellement et tout le temps du numérique ne lui donne-t-il pas parfois trop d'importance ?
J'ai une question subsidiaire, un tantinet provocatrice. Si exposition numérique universelle il devait y avoir, chacun pourrait y participer de manière virtuelle, en restant chez soi. Mais, alors, où pourrais-je trouver un cornet de frites ? Voilà un vrai sujet ! C'est magnifique de pouvoir engager une conversation par l'entremise d'internet à des tas d'inconnus. Ça l'est beaucoup moins quand on passe six heures par jour devant son écran et que l'on ignore sa voisine d'à côté qui va très mal et à qui l'on n'adresse jamais la parole.
Pourquoi ne pas imaginer un Parlement numérique ? Plus de papier, tous les amendements défileront sur l'écran, comme en Estonie. Soit. Mais, à un moment, quelqu'un dira que ce n'est même pas la peine de venir. Dès lors, aucun débat ne sera plus possible faute d'un vrai rapport au réel.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Comme Jean-Pierre Sueur, je m'interroge beaucoup. La révolution numérique bouleverse notre société, nos habitudes. Vous avez dit, monsieur Lemoine, que l'on devait passer à la culture du lâcher prise. En France, c'est vrai, on a la culture du bien faire. En même temps, vous rappelez que l'utopie reste une idée moderne : avoir les pieds ancrés sur terre et la tête dans les nuages. Tout cela est déroutant.
Je suis favorable au développement du numérique, à condition qu'il profite à tous, sur l'ensemble du territoire, et au-delà aussi, bien sûr. Pourtant, la fracture numérique est une réalité dans notre pays. Elle est d'abord géographique, car il y a encore, malheureusement, des zones blanches privées du haut débit. Elle est aussi sociale : tout le monde ne peut pas se payer un smartphone, une tablette, un abonnement au haut débit.
La vraie modernité, pour moi, serait que tout le monde puisse profiter de la révolution numérique, qu'elle soit solidaire. Comment faire quand, sur le plan budgétaire, l'heure est plutôt aux restrictions ?
Dans le monde du travail, autre domaine qui me préoccupe beaucoup, un emploi sur deux, vous l'avez dit, va disparaître ou se transformer. Comment faire, là aussi, pour accompagner les salariés concernés ? Nous touchons là, notamment, à la question de la formation. Le secteur du numérique offre des rentabilités importantes. Quelles actions des différents opérateurs pourraient être envisagées ?
En bref, le numérique doit pouvoir être mis à la disposition de toutes et de tous, quelle que soit leur situation géographique et sociale. J'ai la désagréable impression qu'est en train de se construire une société coupée en deux, que seule une partie profitera de tous les progrès que vous avez évoqués et qui, c'est vrai, font envie. Comment faire pour qu'une partie de nos concitoyens ne reste pas sur le bord du chemin ?
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
Sur la formation, je voudrais souligner à quel point on perçoit les limites du système actuel. Vous le rappeliez, monsieur Sueur, on parle beaucoup du numérique sous le signe d'un « merveilleux technologique ». Mais lorsqu'il s'agit d'agir, notamment dans les lieux où se décident les orientations à mener dans le domaine de la formation, on n'en parle pas du tout. On est en arrière de la main dans la connaissance réelle des enjeux sociaux, culturels, anthropologiques. On est très en retard par rapport à l'ampleur des bouleversements à venir en termes d'emplois, de qualifications professionnelles. Il reste des mécanismes à inventer, à instaurer, pour flécher prioritairement les efforts de la formation professionnelle et de la formation permanente sur ce type de questions. Il faut passer du discours et des orientations à l'action.
Sur la fracture numérique, le Conseil national du numérique a publié un rapport intéressant qui montre que le problème, notamment chez les jeunes, tient moins à l'équipement qu'à l'usage. Si l'accès à internet chez les adolescents d'une quinzaine d'années se révèle à peu près homogène, le Credoc a livré des statistiques terribles : plus un enfant issu d'un milieu social et culturel défavorisé passe de temps sur internet, moins bons sont ses résultats scolaires, parce qu'il ne fait que du tchat ou du jeu en ligne ; en revanche, plus un enfant issu d'un milieu social et culturel favorisé passe de temps sur internet, meilleurs sont ses résultats scolaires, parce que son entourage l'incite à utiliser internet pour progresser.
L'entourage familial a une importance énorme. Au-delà de la formation professionnelle et continue, il faudrait s'intéresser à la formation des jeunes, voire des tout-petits. C'est un débat qui n'existe pratiquement pas en France. Au regard des nouveaux enjeux, on assiste à une certaine déresponsabilisation de la part des parents. Aux États-Unis, vous trouverez dans les librairies des rangées entières de livres consacrés au bon usage des outils numériques et destinés aux parents de très jeunes enfants. C'est le sujet numéro un de préoccupation aux États-Unis. Nous en revenons à la nécessité de l'orientation vers l'action.
Par ailleurs, je serais bien présomptueux de vous répondre de façon définitive, monsieur Sueur, sur la portée anthropologique de la révolution numérique. Je ne me risquerais pas, avec les quelques connaissances que j'ai, à aborder tout ce qui s'est passé avec l'imprimerie, le lien avec la Réforme, avec l'invention du théâtre, de la commedia dell'arte, et du travail de la mémoire dans le théâtre italien.
Que vous le vouliez ou non, il y a un problème intergénérationnel. Toute une partie de la jeunesse ne peut trouver à s'insérer dans la société qu'en maîtrisant à fond le numérique. C'est sa seule porte d'accès.
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
Le numérique est-il une autre culture ou un autre véhicule de la culture ? En quoi l'outil transformerait-il le contenu ?
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
Dans la période actuelle, celles et ceux qui utilisent massivement les outils numériques et continuent de s'équiper sont loin de constituer une petite élite. Cela remet en cause nombre de certitudes figées depuis des décennies.
Pour schématiser, les technologies de l'information et de la communication ont progressé par phases de vingt-quatre ans. Premier cycle : de 1936, année de publication de l'article d'Alan Turing qui pose les principes théoriques de ce qu'est un automate, jusqu'en 1960 ; cycle au cours duquel l'ordinateur est inventé et trouve un marché, celui de l'entreprise. Deuxième cycle : de 1960, sortie de la série des gros ordinateurs IBM 360, jusqu'en 1984, lancement du Macintosh par Apple ; c'est le cycle de l'informatique de gestion. Troisième cycle : de 1984 à 2008 ; c'est le cycle d'internet, de la transformation des grands systèmes en matière de santé, d'éducation, de transports, etc.
Chacune de ces étapes soulève son lot de questionnements et d'enjeux.
Le premier cycle est marqué par une révolution scientifique et le règne de l'intelligence artificielle. Le débat s'oriente autour de la cybernétique et de la conception de l'homme, avec des penseurs formidables comme Norbert Wiener, connu pour ses positions humanistes. Aujourd'hui, malgré les prouesses récentes de la machine au jeu de go et contrairement à ce que certains affirment, l'issue du match entre l'intelligence des machines et l'intelligence humaine n'est pas définitivement scellée : on assiste à une sorte de recombinaison des rapports entre intelligence artificielle et intelligence collective.
D'aucuns s'efforcent de faire apparaître le transhumanisme comme un enjeu culturel majeur, avec cette idée que, nécessairement, l'homme sera battu à plate couture par l'intelligence des machines et qu'il n'aura pas d'autres possibilités, pour augmenter ses capacités, que de doper son intelligence humaine grâce à des ajouts électroniques. Je ne crois absolument pas à cette vision des choses.
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
J'espère.
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
C'est pourtant celle qui est en train de devenir le marqueur d'un certain élitisme de la pensée. De mon point de vue, il faut absolument la rejeter. Quand j'étais chercheur en informatique, j'ai côtoyé un formidable mathématicien, Marcel-Paul Schützenberger, venu aux mathématiques à cinquante ans après toute une vie de psychiatre et d'intellectuel politique. À l'origine, avec Noam Chomsky, de « super-théorèmes », il s'est notamment intéressé à la théorie des automates finis, dont le but était de démontrer qu'il existait un biais de départ en matière d'intelligence artificielle rendant impossible l'exécution, par les machines, d'un certain nombre de tâches, par exemple la traduction d'une langue dans une autre. C'est vrai, en théorie. J'ai moi-même passé des années de ma vie à essayer de le démontrer. Il n'empêche, malheureusement, qu'en pratique on arrive à fabriquer des traducteurs automatiques.
L'Estonie, quant à elle, est un modèle absolument étonnant, preuve qu'on peut aller très loin, même si, assez rapidement, on risque de buter sur les enjeux sensibles de liberté et d'identité numérique.
À l'évidence, dans un pays grand comme la France, il faut, dans la manière de concevoir les choses, associer la puissance publique et la faire travailler en écosystème. Le « patron » de l'informatique publique, Henri Verdier, met en avant, non sans raison, la notion d'État plate-forme.
Je me suis intéressé à la situation de Pôle Emploi. C'est l'administration qui a la plus mauvaise image dans les sondages quand les chiffres du chômage sont ceux qui sont le plus attendus par nos concitoyens. Le problème du chômage est une priorité nationale. Or, au moment où j'élaborais mon rapport, seuls 17 % des chômeurs étaient inscrits à Pôle emploi, qui montrait une incapacité à maîtriser réellement cet enjeu du numérique. Parallèlement, plusieurs start-up avaient imaginé toute une série d'outils très fluides et efficaces. Il fallait assurer la cohésion entre les deux. J'en ai parlé longuement au patron de Pôle Emploi : il était d'accord avec moi mais pointait un déficit de confiance chez ses agents. La confiance, lui ai-je rétorqué, cela se crée. Il l'a fait en leur parlant un langage de vérité, en leur expliquant que vouloir travailler avec des start-up était tout sauf un effet de mode. Pôle Emploi doit à la fois gérer le contact avec les chômeurs, avec les entreprises, et, tous les mois, rendre compte au ministre du travail et à l'Élysée des mauvais chiffres du chômage. C'est un travail épuisant, bien différent de celui d'un entrepreneur du numérique, qui est à 200 % concentré sur ses clients et leurs besoins. Pôle emploi exerce des missions complémentaires et ne peut pas avoir cette capacité à se dédier entièrement à ses « clients ». J'ai été un petit peu suivi car, de fait, dans le prolongement de mon rapport, a été mis en place ce qui s'appelle l'« Emploi Store », une sorte d'App Store de l'emploi.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je suis heureux de rencontrer l'un des pères de la loi Informatique et libertés, loi utile s'il en est, alors que tant d'autres ne le sont pas...
J'ai longtemps cru ne jamais pouvoir me passer de mon stylo ; je l'ai d'ailleurs toujours sur moi. Mais je ne pourrais pas non plus me passer du traitement de texte. L'informatique, comme la machine à vapeur avant elle, a transformé notre société. Le numérique est avant tout un outil qu'il s'agit de s'approprier. À cet égard, j'aurai un petit reproche à vous faire car cet outil ne devrait pas servir seulement à mieux vendre mais pourrait aussi être utilisé pour mieux penser. Voilà un aspect très absent de la réflexion générale même si je note que vous avez évoqué Chomsky.
On s'est aperçu combien il pouvait être intéressant de comparer ce à quoi conduisaient les procédures algorithmiques mises en place par les opérateurs. Je pense à l'envahissant M. Google : les outils qu'il a développés sont loin d'être neutres, pourtant on ne se bouge pas trop pour faire autre chose. Pour trouver certaines informations sur Google, il faut chercher, quand d'autres sont envahissantes. Tapez « dette publique », et vous obtiendrez 566 000 occurrences. Tapez maintenant « dette privée », vous n'en aurez que 66 700. La dette publique, ce n'est pas beau ; la dette privée, on n'en parle pas. Il y a des biais qui s'insèrent sur la toile et ce serait tout de même bien de s'en préoccuper. De même, s'agissant de l'éducation, l'ordinateur, l'informatique, la connexion à internet servent uniquement à recueillir des informations alors que cela pourrait également permettre, via des jeux de simulations, de penser un petit peu autrement. Ce serait un point à développer.
Je suis conscient que vous n'avez pas pu tout dire mais il est un deuxième aspect qui semble manquer dans votre approche, à savoir le rôle des institutions. Que serait la Silicon Valley sans les grandes universités américaines, qui pompent pas mal de nos cerveaux, et puis surtout sans le Pentagone ?
Monsieur Lemoine, l'enjeu premier, c'est de mettre en place des programmes d'actions, de lancer des appels d'offres pour attirer chercheurs et innovateurs, ce que vous avez vous-même évoqué en parlant d'un certain nombre de programmes européens. Voilà qui serait autrement plus efficace que de savoir s'il faut privilégier une gouvernance interministérielle. Il faudrait aussi disposer d'une recherche fondamentale un peu plus étoffée. J'ai cru comprendre, si je me trompe, dites-le-moi, que la prochaine révolution informatique sera l'informatique quantique. C'est un domaine qui reste encore très confidentiel, notamment, je le crains, dans les universités françaises, alors qu'en Amérique du Nord on s'y intéresse déjà beaucoup.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Monsieur Lemoine, j'apprécie votre enthousiasme et votre optimisme. Je prolongerai le propos de Jean-Pierre Sueur. De tout temps, depuis l'âge de la pierre jusqu'à la découverte de la machine à vapeur en passant par celle de l'imprimerie, la question s'est à chaque fois posée de la maîtrise du nouvel outil qui était mis à la disposition des hommes : à quoi ça sert ? Pour quoi faire ? En quoi cela peut-il être utile à la société et améliorer la vie en collectivité ?
En définitive, tout dépend de nous et de notre capacité à nous approprier le progrès technologique et à le maîtriser. Je ne suis pas spécialement pessimiste mais je m'interroge sur la place actuelle des philosophes, que je trouve relativement absents du débat par rapport à d'autres périodes de l'histoire.
Je tiens à apporter un témoignage sur l'industrie française, que l'on considère souvent comme étant en retard ou trop frileuse. Vous avez dû entendre parler de la commande historique qui a été passée aux chantiers navals STX à Saint-Nazaire : quatre paquebots, 4 milliards d'euros ; dix années de travail. Voilà quelques mois, j'ai convié mes collègues de la commission des affaires économiques à se rendre sur place pour visiter les infrastructures. STX a investi 200 millions à 300 millions d'euros dans la construction d'un portique, l'un des plus grands qui existent, pour pouvoir construire les plus beaux paquebots et navires de croisière du monde. Parallèlement, l'entreprise a investi la même somme dans le numérique, ce qui lui permet d'avoir un coup d'avance. Contrairement à ce que certains imaginent, un site industriel ne se résume pas à un amas de tôles : on y trouve aussi des machines-outils à commande numérique, un centre de réalité virtuelle. Dès lors que l'on investit de manière intelligente, on peut être compétitif.
J'aborderai un second point : l'immense enjeu de la mobilité, de la formation, de l'adaptabilité de l'ensemble des salariés et des jeunes, aujourd'hui et demain, à ces nouveaux métiers qui vont apparaître et dont nombre d'entre eux nous sont encore inconnus. Indépendamment même de la teneur de ces métiers, l'important est la capacité à s'adapter, à penser aussi par soi-même, considérant que les citoyens sont non pas seulement des acteurs économiques, mais aussi des êtres avides de penser, de choisir, de délibérer, et donc d'entrer en relation sociale. Quand je dis « formation », je pense à la formation générale, à la formation initiale, pas seulement professionnelle, y compris celle des très jeunes. C'est, pour moi, un aspect fondamental tant le déterminisme social est prégnant et préoccupant dans notre pays. Cela pose, par contrecoup, le problème de la formation des parents, y compris au niveau scolaire. Je trouve assez surprenant que ne soit pas enseigné le b.a.-ba de l'éducation, pour éviter simplement de faire des erreurs auprès des enfants, notamment des tout-petits. L'information est insuffisante, et l'éducation tout autant.
Dernière question : j'ai vu que vous siégiez au conseil d'administration de La Poste, présidé par Philippe Wahl, que la commission des affaires économiques a eu l'occasion d'auditionner. D'après les sondages, le postier et le personnel de La Poste sont ceux qui recueillent le plus la confiance de la population, avant même les pompiers. C'est surprenant. Avec la révolution numérique, compte tenu du fait que les échanges de courriers se font de plus en plus rares, La Poste est appelée à se diversifier. L'un de ses nouveaux objectifs ne devrait-il pas être de devenir un élément facilitateur par rapport aux générations qui ont des difficultés à s'adapter ou à maîtriser ces outils que la révolution numérique fait entrer dans la vie de tous les jours ? La Poste n'aurait-elle pas un rôle important de trait d'union à jouer entre ce qui était l'économie ou le rapport entre les citoyens et l'administration hier et ce qu'elle va devenir demain du fait du progrès numérique ?
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
Sur La Poste, il ne m'appartient pas de commenter trop longuement. À l'évidence, elle a une équation difficile à résoudre puisqu'elle subit 6 % de décroissance annuelle du volume du courrier et, à l'instar d'autres établissements comparables à la Banque Postale, une baisse de fréquentation de ses guichets bancaires. Elle doit se transformer pour s'adapter à la révolution numérique et je dirais qu'elle est à cet égard en net progrès. Elle a franchi une étape importante, et que j'appelais de mes voeux dans mon rapport, en se portant candidate pour mettre en oeuvre ce que l'on appelle les maisons de services publics, c'est-à-dire le regroupement de plusieurs services à l'échelle du territoire.
Avant le numérique, pareille idée avait déjà germé, notamment à la Datar, mais les outils suggérés à l'époque restaient très cloisonnés. Là, il suffit de prendre des outils grand public pour placer l'agent de guichet et l'usager dans un rapport, non plus de face-à-face, mais de côte-à-côte, dans lequel le premier aidera le second à se familiariser avec les procédures numérisées pour accéder aux différents services publics.
C'est très bien d'avoir de tels lieux ; reste maintenant à les animer pour leur donner la dimension humaine que vous évoquiez. Tout à l'heure, je faisais référence au « done is better than perfect », cette idée d'amélioration progressive. Qui mieux que l'agent de guichet a la capacité de détecter les nombreuses erreurs et autres anomalies de traitement éparpillées dans les méandres administratifs ? Lui y est confronté au quotidien. Avant le numérique, chacun tentait d'améliorer les choses dans son coin. Avec le numérique, on est en mesure de faire remonter l'information, de mutualiser les expériences.
Il faudrait s'inspirer, en la matière, de l'initiative Ted, acronyme de Technology, Entertainment and Design , ces conférences filmées diffusées sur internet, circonscrites d'abord à la Californie, puis développées un petit peu partout dans le monde. Elles se déroulent selon un format préétabli - un exposé d'une douzaine de minutes - et couvrent à peu près n'importe quel sujet traité par les meilleurs spécialistes de la planète. Pourquoi ne pas transposer cette façon de faire en matière de relation avec les usagers ? Ce serait l'occasion de partager les bonnes pratiques. On peut aller assez loin dans cette nouvelle conjugaison du savoir humain. Cela suppose un renversement culturel important, les métiers de guichet n'étant tout de même pas les plus valorisés au sein de l'administration.
Sur le rôle des institutions, je ne suis pas du tout naïf. J'ai effectué une mission, voilà deux ans, sur la « start-up nation » israélienne. J'ai été impressionné de constater combien elle était liée aux budgets consacrés à la recherche militaire. J'ai rencontré des universitaires qui travaillaient sur les nanotechnologies en matière d'écoute et ils m'ont expliqué à quoi cela servait en pratique : écouter une conversation entre deux personnes situées dans une pièce, fenêtres fermées, située à 1,8 kilomètre de distance, contre cinquante ou soixante mètres auparavant ; c'est en recueillant les vibrations d'une fenêtre que l'on peut restituer la voix humaine. Là, vous avez un impact direct de la recherche militaire sur l'activité des start-up et la croissance économique.
Bien sûr, tout ne se passe pas toujours ainsi. Le monde universitaire joue un rôle très important à la Silicon Valley. En son temps, M. Stanford, cet ingénieur chargé de la construction des chemins de fer de l'ouest américain, a eu une idée à la fois visionnaire et révolutionnaire en créant une université, non pas disciplinaire mais transversale, axée sur la technologie. Il n'empêche, une partie importante de la technologie américaine est née de la rupture avec le monde militaire.
Monsieur Collombat, c'est vrai, je cite peut-être plus volontiers les exemples liés à la vente et au commerce, domaine dans lequel j'ai travaillé. Si le commerce électronique a pu voir le jour, c'est parce que le Pentagone a pris conscience du fait qu'il était trop onéreux de vouloir tout développer en interne, jusqu'au moindre circuit intégré, alors qu'il suffisait de le commander à l'extérieur. Cette ouverture sur le marché a fait baisser de manière extrêmement importante le coût des programmes militaires et a entraîné un phénomène de déconnexion entre les institutions militaires et le monde de la technologie. Cela étant, il convient de ne pas sous-estimer la dimension culturelle et la difficulté rencontrée par des pays trop hiérarchisés à s'emparer de ces outils.
Par ailleurs, on peut avoir l'impression à juste titre que, comparativement à d'autres périodes de l'humanité, la pensée critique, philosophique, est moins présente à l'heure actuelle, alors même que le développement des NTIC date déjà d'il y a quelques années. Ce n'est pas une histoire neuve. Puisque vous parliez de Google, je vous conseille un très bon livre sur les limites de Google en tant que système de pensée, écrit par une philosophe, Barbara Cassin. Il n'y a pas tant de travaux de qualité que cela pour éclairer le débat public, qui est davantage alimenté par des postures.
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée selon laquelle il est plus que nécessaire de développer la réflexion, la pensée critique, compte tenu de l'ampleur de ce qu'il se passe, pour pouvoir mettre les choses en perspective. En tant qu'ancien de l'Inria, je peux dire que la France n'est pas en retard du point de vue des programmes de recherche scientifique et technologique, même si elle n'a pas les mêmes moyens que les États-Unis. J'ai travaillé au sein de l'équipe chargée du projet Cyclades, qui a développé les concepts d'internet.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Il a été pour ainsi dire « fusillé » !
Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
Pour des raisons qui ne tiennent absolument pas au monde de la recherche. À l'époque, la France sortait du plan d'équipement téléphonique et le monde des télécoms était rétif à toute idée de vendre du débit et de la bande passante sur lesquels repose la technologie d'internet. Il a donc promu un autre standard, celui sur la base duquel fut développé le minitel. Je regrette les arbitrages qui ont été faits à l'époque, opposant monde de la connaissance et monde industriel.
La France, je le répète, ne souffre pas d'un retard de connaissance. La recherche mathématique et informatique française est d'un très bon niveau et devrait être valorisée. La French Tech est une initiative à saluer car, localement, elle a su fédérer les différentes start-up pour assurer leur promotion à l'international. Mondialement, la France est perçue comme l'un des pays qui a une vraie carte à jouer dans les technologies de l'information, ce qui n'était pas le cas voilà sept ou huit ans. Un changement important s'est produit, et c'est tant mieux.
Mon souhait est de voir l'ensemble des branches d'activités évoluer. Le secteur bancaire bouge extrêmement peu. Il a un côté « sapin de Noël », il se plaît à reprendre le vocabulaire à la mode, à parler de big data, mais, concrètement, il ne prévoit aucun remise en cause des procédures et n'engage aucun processus de refonte des différents métiers. C'est une erreur fondamentale.
La seule idée intelligente à avoir été mise en oeuvre s'appelle le Compte-Nickel, qui repose sur une approche marketing et professionnelle totalement nouvelle et va bien au-delà de la seule innovation technologique. Promu, au départ, pour les gens frappés d'interdit bancaire, lesquels peuvent se voir délivrer extrêmement rapidement une carte de paiement, il s'attaque maintenant au marché de la création d'entreprise. Le plus long, pour créer une entreprise, ce ne sont plus les démarches administratives, c'est désormais d'obtenir l'ouverture d'un compte bancaire. Nickel est un bon exemple de start-up qui « disrupte » l'univers bancaire.
La France a l'obligation absolue, au risque de subir des pertes de valeurs considérables, d'accélérer tous ces processus. Il ne s'agit pas de foncer aveuglément dans le mur, il faut prendre aussi le temps de la réflexion. Mais sachons faire la distinction, je la crois importante, entre la nécessité d'adopter la grammaire du numérique, qui est la grammaire du succès, et l'importance de laisser, s'agissant du texte de l'avenir numérique à écrire, toute sa place à la France. Avec le numérique, les concepts qui ont fait la grandeur de notre pays - Liberté, Égalité, Fraternité - peuvent s'en trouver renouvelés, enrichis et apparaître encore plus intelligents et novateurs.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Voilà une belle conclusion ! Merci infiniment, monsieur Lemoine.
L'ENJEU DE L'EMPLOI : FACILITER L'EXPATRIATION DES TRAVAILLEURS FRANÇAIS
Audition de Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International (8 octobre 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir ce matin Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International, que je remercie vivement d'avoir accepté notre invitation. C'est notre collègue Louis Duvernois qui m'a suggéré que nous organisions cette audition sur le thème de l'accompagnement à l'expatriation professionnelle de nos compatriotes.
L'expatriation est un vrai sujet et pose plusieurs types de questions : quelles sont les raisons - fiscalité, niveau de vie, marché du travail - qui poussent les uns et les autres à partir ? Dans quelles conditions, dans quelles proportions ? Et que révèle ce phénomène de la situation de notre pays ? À partir de quel niveau d'expatriation peut-on parler de crise ?
Sans doute Louis Duvernois voudra-t-il dire quelques mots d'introduction pour présenter plus avant notre invité.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
À mon tour je souhaite la bienvenue au président Pautrot. Notre délégation ayant pour mission de réfléchir aux transformations de la société et de l'économie, la problématique de l'expatriation dont vous allez nous entretenir ce matin s'inscrit pleinement dans nos préoccupations.
Le Cercle Magellan a publié en 2014 un livre blanc de la mobilité internationale, dont le sous-titre mérite d'être cité tant il pose bien le sujet : « Pratiques et tendances en mobilité internationale : préoccupations des entreprises et des salariés expatriés. » L'expatriation est insuffisamment traitée dans les médias, elle ne fait pas la une de l'actualité alors que c'est véritablement un sujet de société qui transcende les clivages politiques. À en croire les statistiques consulaires, nous faisons face, à l'heure actuelle, à la troisième vague d'émigration de notre histoire, après celles qui ont suivi la révocation de l'édit de Nantes et la Révolution française.
Telles sont les raisons, monsieur Pautrot, qui m'ont conduit à souhaiter votre présence parmi nous ce matin. Je vous laisse la parole.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai d'autant plus de plaisir à me trouver parmi vous ce matin que le terme de « prospective » a beaucoup de sens pour moi. Jeune ingénieur à EDF voilà bien longtemps déjà, j'ai eu la chance de travailler au service des études économiques générales chargé de préparer la politique de cette grande maison. Deux anecdotes me reviennent en mémoire.
Tout d'abord, à mon arrivée, le directeur du service me convia dans son bureau et, me tendant des ouvrages qu'il venait de prendre dans sa bibliothèque, me dit : « Voici les sept premiers plans français. Je vous les confie pour un mois. À vous de me dire pourquoi je me suis trompé. » Il avait en effet été responsable de la partie énergétique de deux plans successifs. Après analyse, j'en arrivai à la conclusion que, sans vision, la prospective n'avait pas de sens et qu'il ne suffisait pas simplement d'extrapoler les tendances ou de repérer les ruptures pour livrer une analyse solide des futurs possibles et souhaitables.
Ensuite, il se trouve que, toujours attaché au service des études économiques générales d'EDF, je fus en quelque sorte, dans le cadre d'une étude, l'assistant de Jacques Lesourne, lequel exerça une grande influence sur la prospective française. Il m'avait un peu pris sous son aile. Je me souviens de cette phrase qu'il me glissa un matin : « L'avenir est un mélange de hasard, de nécessité et de volonté. » Je pense que c'est toujours vrai aujourd'hui : une carrière politique ou en entreprise se construit par des rencontres, des hasards, des nécessités liées à son profil personnel, et puis aussi par la volonté, l'envie de faire. Chacun le sait, pour être Président de la République, par exemple, il faut une volonté de fer !
J'en viens, en quelques mots, à la présentation du Cercle Magellan. Réseau de directeurs et responsables des ressources humaines internationales, il compte parmi ses adhérents deux cents groupes français, soit mille quatre cents professionnels, ce qui représente de 40 000 à 50 000 expatriés. Il comprend trois clubs d'expertise : le premier se consacre à la mobilité internationale ; le deuxième traite des problématiques liées à la rémunération et aux avantages sociaux ; le troisième s'intéresse à la gestion des talents. Un quatrième club est en cours de création et s'attachera à favoriser l'expatriation dans les ETI, les entreprises de taille intermédiaire. Étant moi-même conseiller du commerce extérieur, je sais combien il est important pour les ETI de pouvoir se lancer sur le marché international, d'où la nécessité de les accompagner sur le plan des ressources humaines.
En parallèle, nous proposons trois MBA sur les thématiques que je viens de citer : mobilité internationale, rémunération et avantages sociaux, ressources humaines internationales. Les deux premiers figurent dans le top 5 des MBA internationaux, le troisième a eu le prix de l'innovation. Il y a une véritable osmose entre enseignants et élèves car ce sont des professionnels qui forment d'autres professionnels appelés à prendre des postes de responsabilité dans les ressources humaines internationales.
Le Cercle Magellan jouit d'une très grande liberté puisqu'il est totalement financé par les cotisations et ne reçoit aucune subvention. Notre domaine d'action se limite à des questions purement pratiques et techniques. Nous n'entrons pas dans le débat politique. Le Conseil Magellan de l'International, que je préside depuis sa création au sein du Cercle en 2004, est un organe permanent de liaison entre les professionnels concernés et les pouvoirs publics. Nous éditons périodiquement un livre blanc, qui comporte à la fois les diagnostics que nous posons sur le fonctionnement de la mobilité internationale, ainsi que des propositions dont nous souhaitons débattre aussi bien avec les administrations qu'avec les cabinets ministériels. Ce livre blanc, que je vous adresserai, est un instrument de travail entre nous et les pouvoirs publics, et absolument pas un instrument de lobbying . Sa diffusion est nominative. Nous ne le donnons jamais aux journalistes.
Notre rencontre d'aujourd'hui arrive à point nommé puisqu'il y a quelques jours est sortie une enquête menée par Ipsos et la Banque Transatlantique sur la mobilité internationale, dont les conclusions viennent étayer mes convictions. Elle comporte des chiffres qui méritent d'être commentés.
Cette enquête a été réalisée auprès d'un échantillon de Français résidant à l'étranger inscrits dans les consulats. Sur les 2,5 millions de compatriotes expatriés français, à peu près la moitié seulement est inscrite dans les consulats. Or c'est une démarche qui a toute son importance, ne serait-ce que pour des questions de sécurité, car cela permet d'être joignable au moindre problème.
L'enquête souligne, tout d'abord, que 75 % des Français résidant à l'étranger sont actifs et que, parmi les inactifs, on compte 15 % de retraités et très peu de personnes en recherche d'emploi et d'étudiants.
Au premier rang des raisons avancées pour s'établir hors de France apparaît la volonté de faire progresser sa carrière professionnelle. Ce qui fait débat, c'est de savoir si l'on part pour progresser dans le cadre de l'entreprise ou parce que l'on n'a pas de travail en France. Cela ne ressort pas expressément de l'enquête mais j'aurais tendance à penser que les plus jeunes diplômés partent parce qu'ils éprouvent des difficultés à trouver du travail. Ils sont d'autant plus enclins à le faire qu'ils acquièrent une bonne connaissance de l'international au travers de leur cursus universitaire au cours duquel ils sont désormais amenés à effectuer un séjour d'au moins six mois à l'étranger. Pour ces jeunes, l'international fait partie de leur terrain de jeu.
L'expatriation est source de problème pour les entreprises, je ne le cache pas, car très faible est le nombre des salariés qui partent pour plus d'un an à l'étranger travailler dans une filiale alors que beaucoup de jeunes diplômés veulent partir. Ainsi les entreprises du CAC 40 comptent-elles dans leur effectif global moins de 1 % d'expatriés, soit, en moyenne, entre quatre cents et mille deux cents personnes pour des groupes comme Danone ou EDF. Autant dire peanuts ! La jeune génération s'imagine pouvoir s'expatrier dès qu'elle arrive en entreprise : elle est généralement déçue ; hormis un certain nombre de dispositifs permettant l'expatriation, dont le VIE, le volontariat international en entreprise, la possibilité de partir à l'étranger est loin d'être systématique.
Aujourd'hui, dans le monde de l'entreprise, ce qui se développe le plus, c'est la mission de courte durée, d'une semaine à quatre ou cinq mois. Cette forme de mobilité internationale a ses avantages et ses inconvénients. Elle favorise les doubles carrières au sein du couple alors qu'une expatriation de plusieurs années contraint fréquemment le conjoint à s'arrêter de travailler, faute d'obtenir un permis de travail dans le pays d'accueil ou de connaître suffisamment la langue. Pour l'entreprise, la mission de courte durée coûte moins cher, lui évite de supporter frais de logement et de scolarité. Tout le monde s'y retrouve, sauf les jeunes cadres qui voudraient vivre à l'étranger.
Autres raisons principales pour lesquelles nos compatriotes partent : vivre avec un proche et avoir un meilleur niveau de vie. Si l'ère coloniale est depuis longtemps révolue, le fantasme de l'expatrié gagnant un pactole et ayant de nombreux gens de maison à son service a toujours cours aujourd'hui. Même au sein des plus grands entreprises, qui offrent tout un package significatif, le statut de l'expatrié n'est plus si enviable surtout lorsque le conjoint est obligé d'arrêter de travailler : le revenu global de la famille risque d'être inférieur à celui qu'elle percevait en France.
Alors, pourquoi partir dans ces conditions ? En s'expatriant, nos compatriotes font en quelque sorte un investissement sur la famille et notamment sur les enfants, auxquels ils offrent une expérience « mondialisée ». Voilà pourquoi on trouve beaucoup plus de candidats à l'expatriation vers Londres ou New York que vers Budapest.
Du côté des employeurs, l'enquête de l'Ipsos met en lumière la loi des 80-20 : les 75 % d'expatriés actifs sont employés, à 80 %, par un employeur étranger, à 20 %, par un employeur français. Les entreprises françaises ne représentent donc que 14 % des employeurs de nos compatriotes. C'est une donnée importante à avoir à l'esprit car elle a des répercussions importantes sur la nature du contrat de travail. En fait, 67 % de ceux qui travaillent ont trouvé un travail directement sur place auprès d'employeurs souvent étrangers et ont un contrat de travail local.
Qui dit contrat local dit finalement une certaine coupure avec la protection sociale française. Or, chacun le sait, notre système de santé est peut-être dans une situation préoccupante d'un point de vue financier mais c'est aussi l'un des meilleurs au monde. Les expatriés interrogés à ce sujet s'en rendent d'ailleurs compte dès qu'ils ont quitté la France. Se pose également la question de la retraite, qui est, dans le domaine de la mobilité internationale, l'une des plus complexes à appréhender, donnant lieu à de savants calculs. C'est la raison pour laquelle nous demandons la compatibilité entre les différents systèmes de retraite, qui n'existe pas pour l'instant entre l'Union européenne et le reste du monde.
Parmi les 20 % d'actifs sous contrat avec un employeur français, 14 % ont été envoyés à l'étranger par leur employeur et 6 % ont été recrutés par un employeur en France spécialement pour travailler à l'étranger.
L'expatriation d'entreprise se fait généralement sur des durées de quelques années, moins de cinq ans en tout cas. À la question « Depuis combien de temps vivez-vous hors de France ? », 19 % des Français interrogés dans le cadre de l'enquête ont répondu « depuis moins de cinq ans », 46 %, « depuis six à vingt ans », et 28 %, « depuis plus de vingt ans ». Cela traduit une forme de sédentarisation à l'étranger, qui peut s'expliquer doublement : par le nombre de mariages mixtes, d'une part ; par le fait que 16 % des expatriés actifs sont leur propre patron ou des travailleurs indépendants et n'ont pas de raisons de revenir, d'autre part.
Les expatriés sont 45 % à dire que la France leur manque, quelle que soit la durée de résidence à l'étranger. Ils reviennent relativement fréquemment en France, 70 % d'entre eux une fois ou plus par an, essentiellement pour des raisons familiales. Ils entretiennent un fort sentiment d'appartenance à la communauté française puisque 52 % se sentent Français avant tout, 40 % de deux nationalités. Cela a des répercussions notamment sur les systèmes d'enseignement.
Siégeant au conseil d'administration de la Mission laïque française au titre des écoles d'entreprise, j'ai participé, en 2013, à la définition des orientations stratégiques de l'enseignement français à l'étranger, qui ont été validées par le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius. Il y est notamment souligné avec insistance la nécessité de promouvoir, au vu de la multiplicité des situations personnelles, une certaine diversité de cet enseignement. Les enfants de ceux qui partent pour quelques années doivent pouvoir recevoir un enseignement homologué pour éviter tout risque de redoublement à leur retour en France. Les enfants appelés à rester durablement à l'étranger, voire à ne jamais revenir en France, tireront avantage d'un enseignement avec une dimension française, certes, mais pleinement intégré dans le pays. C'est dans cet esprit qu'est développé le label FrancÉducation ainsi que le programme Flam - pour « français langue maternelle » -, qui est une initiation culturelle à destination des jeunes enfants issus notamment des mariages mixtes. Parce que nos compatriotes expriment un fort sentiment d'appartenance à notre culture française et leur fierté d'être Français, il faut un enseignement diversifié qui puisse répondre aux différentes attentes et permette de maintenir un lien avec la France.
J'aborderai une dernière question, celle du retour, dont je sais l'importance par mes activités de coaching . L'enquête le montre bien, le retour en France fait peur : 42 % des expatriés ont ce sentiment en tête et seuls 50 % envisagent de revenir. Il faut en être bien conscient, la France est un pays que l'on peut qualifier d'« ethnocentré » : nous restons focalisés sur nous-mêmes et tous ceux qui sont partis sont en quelque sorte considérés comme des « pestiférés ». Le retour est difficile, c'est vrai dans beaucoup de cultures, mais particulièrement chez nous. L'une de mes activités, en tant que coach , consiste justement à aider les expatriés à retrouver leurs marques une fois revenus.
De retour en France, beaucoup démissionnent de leur entreprise et repartent à l'étranger. Ceux qui ont la force de s'y maintenir recueillent généralement les fruits de l'expatriation au deuxième poste, une fois les compétences acquises « revalidées ».
J'insiste sur ce point, l'accueil des expatriés de retour en France est un enjeu majeur. Malheureusement, la situation actuelle est loin d'être favorable, en raison notamment des peurs et des blocages qui taraudent la société française, sur lesquels je ne m'étendrai pas. Pourtant, les expatriés désireux de revenir peuvent incarner des agents de changement de la société : ils ont su vivre dans un milieu différent et ont pris un certain recul.
Alain Vasselle , sénateur de l'Oise
Vous avez donné les principales motivations justifiant le départ d'un certain nombre de jeunes à l'étranger mais vous n'avez pas évoqué l'aspect fiscal, qui est pourtant parfois pointé du doigt dans les médias.
Certains disent que le poids de la fiscalité en France et l'espérance d'avoir un niveau de vie satisfaisant incitent au départ. Est-ce une réalité ou juste un argument dont usent les politiques pour entretenir la polémique ?
Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin
De nombreux jeunes partent à l'étranger, c'est un fait. Vous l'avez dit, l'international fait partie de leur terrain de jeu, tout en soulignant la difficulté de revenir. Il y a là un enjeu majeur. L'expatriation de nos talents fait partie de leur formation et participe au rayonnement de la France dans le monde. Mais il est tout aussi important, soit de les faire revenir, soit de conserver un lien avec eux.
Quelles seraient les deux ou trois mesures à mettre en oeuvre en ce sens ? Comment faire vivre ce qui constitue, au fond, un extraordinaire réseau ?
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Question complémentaire : que se passe-t-il au moment de la retraite ? Les expatriés rentrent-ils en France ou restent-ils dans leur pays d'accueil ?
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Nous vivons dans un monde globalisé, les frontières se sont abaissées, les moyens de communication d'aujourd'hui n'ont rien à voir avec ceux dont nous disposions il y a vingt ans. Il est donc logique que les jeunes aient envie de voir ailleurs ce qui se passe. Leur terrain de jeu, voilà quarante ou cinquante ans, c'était la ville. Puis ce fut le département, la région. C'est maintenant l'Europe et même au-delà. Rien de surprenant ni d'inquiétant à cela.
En revanche, il serait intéressant de s'intéresser à la richesse d'expérience que les expatriés pourraient apporter à la France à leur retour. Ce phénomène de l'expatriation est-il franco-français ou y a-t-il un parallèle avec ce qui s'observe en Europe ou aux États-Unis ? Si différence il y a, quelles en sont les raisons objectives ?
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Pour l'instant, aucun benchmark de ce type n'existe au niveau de l'Europe, mais ce serait sans doute intéressant de songer à en élaborer un.
Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin
Absolument.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Pour les jeunes, et pour les moins jeunes d'ailleurs, la fiscalité n'est pas, de mon point de vue, un élément déterminant dans le choix de s'expatrier.
S'agissant des réseaux, malheureusement, la culture française ne sait pas suffisamment exploiter les siens et cela me navre beaucoup. Une association des anciens élèves de l'enseignement français à l'étranger a été créée mais elle est très récente. Il faut savoir que, parmi ces élèves, on compte seulement un tiers de Français. Les étrangers qui ont été nourris à la « mamelle de la France » devraient être nos meilleurs ambassadeurs. Or ce n'est pas le cas, nous n'avons pas gardé de lien avec eux et nous ne les sollicitons pas.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
La culture « réseau » est insuffisante.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Oui, et c'est préjudiciable. Je conseille toujours à ceux qui partent de faire vivre leurs réseaux en France, de garder le contact. Très peu le font : loin des yeux, loin du coeur...
En définitive, qu'est-ce qui fait partir les jeunes aujourd'hui ? La peur du chômage ? C'est un peu vrai. Le monde étant, je l'ai dit, leur terrain de jeu, ils se rendent compte à quel point la culture française se caractérise par son côté hiérarchique. Dans les entreprises, les occasions de rencontrer le P-DG sont rarissimes. Et que dire des universités, où il est pratiquement inenvisageable de pouvoir dialoguer avec un grand professeur. À Harvard, ou sur les autres campus des États-Unis, si vous envoyez un courriel à un enseignant, il vous répondra dans les cinq minutes ! C'est ça qui plaît aux jeunes. En France, les choses évoluent trop lentement dans ce domaine.
Autre exemple : dans de nombreuses régions de France, il est impossible d'écouter une radio anglophone en voiture. Nous parlons encore très mal anglais. Cette « fermeture culturelle » est particulièrement ennuyeuse.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
J'ai été membre de la commission d'enquête sénatoriale sur l'évasion fiscale. Vous n'imaginez pas les difficultés que nous avons rencontrées pour que les hauts fonctionnaires de Bercy acceptent de nous donner le nombre véritable d'évadés fiscaux. Après être revenus plusieurs fois à la charge, nous avons eu gain de cause. C'est consigné dans le rapport, moins de 1 % des Français expatriés sont des évadés fiscaux.
Jean-Claude Luche , sénateur de l'Aveyron
En volume, cela peut représenter beaucoup d'argent !
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
Certes. Je ne me fais l'avocat de personne en disant cela mais le fait est que la réalité est bien différente de la perception qu'en ont nos compatriotes, qui placent la fiscalité parmi les premières raisons qui justifieraient l'expatriation.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
C'est plus facile de faire les gros titres de la presse avec des histoires d'évasion fiscale...
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
Eh oui.
Sur l'enseignement, vous l'avez rappelé, monsieur Pautrot, les élèves fréquentant les établissements du réseau homologué par l'éducation nationale sont, pour les deux tiers, des étrangers. Heureusement qu'ils sont là, faute de quoi nous ne pourrions pas financer la scolarité des petits Français à l'étranger puisque l'État se défausse financièrement, et ce depuis longtemps. Nous en sommes arrivés à une situation limite de ce point de vue.
Le réseau homologué accueille 115 000 enfants de familles d'expatriés. Mais il y en a 350 000 autres qui ne sont pas scolarisés dans ce cadre et qui, en moins de dix ans, seront totalement perdus pour la langue et la culture françaises.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
D'où l'intérêt de développer aussi le label FrancÉducation.
Vous avez raison, le financement est un vrai enjeu. J'avais fait une proposition, à laquelle je tiens beaucoup, qui n'a pas été retenue dans les orientations validées par Laurent Fabius. Dans la mesure où l'État, et c'est normal, ne pourra jamais financer la totalité des établissements et que les entreprises s'intéressent d'abord aux projets qui les concernent directement, et c'est normal aussi, il conviendrait de promouvoir le fundraising auprès notamment des anciens élèves, français ou étrangers. Je milite également pour la création d'un produit éligible à la réduction d'IR ou d'ISF, car je suis convaincu qu'un certain nombre de familles d'expatriés pourraient par ce biais affecter des fonds au financement des établissements. Je ne désespère pas d'être un jour entendu.
J'en viens à la question du retour au moment de la retraite. Nombreux sont ceux qui reviennent en France une fois qu'ils ont cessé leur activité professionnelle. Statistiquement, je le répète, les Français expatriés sont, à 75 %, des actifs, à 25 % des inactifs, dont 15 % de retraités, soit une proportion très faible. En revanche, on assiste à un mouvement de retraités qui partent à l'étranger - Maroc, Portugal, Tunisie,... - pour augmenter leur niveau de vie. Pour le coach que je suis, c'est une erreur car, d'un point de vue psychologique, cela équivaut à faire une double coupure.
Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin
La bilocalisation est fréquente aussi, notamment chez les couples mixtes.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Les expatriés sont de plus en plus soucieux des aspects retraite et protection sociale, même quand ils sont jeunes. Ceux qui auront été recrutés localement se verront un jour contraints d'en venir au contentieux quand ils s'apercevront du niveau dérisoire de leur retraite dans certains pays.
Les entreprises, soucieuses de maîtriser leurs coûts, ont tendance à diminuer les packages mais on constate tout de même l'émergence de services à la famille : accompagnement de conjoints expatriés, offres de stages sur l'interculturel pour permettre à la famille de mieux s'intégrer au tissu local dans le cadre d'expatriation de quelques années, etc.
Je souhaite maintenant vous livrer quelques-unes des préoccupations que nous avons exprimées au travers du livre blanc. Nous les avons classées selon les quatre critères suivants, même s'ils n'apparaissent pas explicitement dans l'ouvrage : simplification ; équité de traitement ; domaines spécifiques ; information.
Toutes ces questions concernent non seulement l'expatriation, mais aussi son corollaire, l'impatriation, car les entreprises françaises emploient à la fois des expatriés français à l'étranger et des salariés venant de tous les pays en France.
La simplification administrative est une oeuvre toujours inachevée. C'est peu dire que le retour est difficile, il peut même être épouvantable. L'administration française étant souvent territoriale, ceux qui sont au guichet ne peuvent connaître les nombreuses situations particulières. Nous prônons le développement de guichets uniques et, partant, d'une expertise dédiée, ainsi que la multiplication des procédures dématérialisées.
L'équité de traitement entre résidents et non-résidents est encore loin d'être acquise. Par exemple, le bénéfice d'un certain nombre de défiscalisations - PEA, défiscalisation immobilière - disparaît une fois expatrié. Nous suggérons de geler, non de maintenir, le dispositif pendant toute la durée de l'expatriation, et ce afin de pouvoir conserver l'antériorité fiscale. Autre problème au moment du retour : le risque de subir des délais de carence, notamment au regard de la sécurité sociale ; celui de ne pas avoir droit au chômage faute d'avoir travaillé en France.
Une autre mesure serait très facile à mettre en oeuvre : instaurer un motif de congé sans solde pour suivre son conjoint, ce qui n'existe pas à l'heure actuelle. Certes, l'entreprise peut l'accorder, mais elle n'y est pas obligée, le conjoint est alors conduit à démissionner. C'est une mesure que j'ai proposée à l'administration il y a très peu de temps ; elle y réfléchit.
Je souhaite dire un mot sur la CFE, la Caisse des Français de l'étranger, dont l'utilité a été débattue récemment. À cet égard, je me félicite des conclusions du rapport de la mission commune de l'inspection générale des affaires sociales et de l'inspection générale des finances, pour laquelle j'ai moi-même été auditionné, qui ont confirmé le bien-fondé de la CFE. Voilà une structure très importante pour nos compatriotes : elle a le mérite de s'inscrire dans le cadre juridique français tout ayant une souplesse que n'aura jamais la sécurité sociale quand on s'adresse directement à elle.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
Qui plus est, la CFE est bénéficiaire. C'est rare pour une caisse primaire.
Jean Pautrot, président du Conseil Magellan de l'International
Tout à fait.
Le Cercle Magellan milite en outre pour la mise en place d'un CDD à objet défini adossé à un contrat de travail externe. En France, on a soit un CDI, soit un CDD de vingt-quatre mois maximum. Or un certain nombre d'impatriés, venant par exemple des États-Unis, se voient accorder un CDI alors même qu'ils bénéficient d'un contrat de retour, ce qui leur permet de réclamer un licenciement en bonne et due forme à leur départ. Ce n'est pas normal, car il ne s'agit pas réellement d'un licenciement, mais on ne peut pas le traiter autrement en droit français.
En termes d'information, la protection sociale et la fiscalité sont vraiment le talon d'Achille pour ceux qui arrivent de l'étranger, ne serait-ce qu'en raison de l'absence de traduction en anglais d'un certain nombre de notices.
Tels sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les quelques éléments d'information que je souhaitais porter à votre connaissance ce matin. Ils n'épuisent pas le sujet mais tel n'était pas non plus l'objet de notre rencontre. Je vous ferai parvenir à la fois le livre blanc et quelques articles que j'ai écrits sur les questions traitant de l'interculturel. Je signale la sortie récente de L'encyclopédie du management , à la rédaction de laquelle j'ai participé, qui propose un éclairage sur le profil des managers à l'international.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
Je tiens à vous remercier, monsieur Pautrot, de nous avoir livré une analyse très objective. Vous étiez dans le vrai, et la réalité, croyez-moi, n'a rien de partisan. Dans ce monde où communication et médias dominent, on parle souvent des expatriés sous un angle négatif. Vous l'avez expliqué, nous sommes un pays ethnocentré, peu ouvert sur les autres, qui traverse à l'heure actuelle une crise d'identité, voire identitaire. Chacun peut se retrouver dans ce propos et apporter, en fonction de ses engagements personnels et politiques, les réponses qu'il juge appropriées.
Dans pareille situation, on ne peut pas dissocier le retour du départ. Un colloque s'est tenu au Sénat cette semaine, qui devait à l'origine ne porter que sur la question du retour. Avec d'autres collègues représentant les Français établis hors de France, j'ai fait remonter à l'organisatrice le fait que, sans méconnaître ce problème du retour, il faudrait peut-être d'abord s'intéresser aux motivations du départ.
La mobilité internationale est d'abord un problème français et ne concerne pas uniquement nos seuls compatriotes établis hors de France. Il obéit à une globalisation du monde. La globalisation du monde est une réalité : nous ne l'avons peut-être pas souhaitée mais elle existe. Pour qu'il ait toute sa place dans cette dynamique majeure, notre pays, outre la volonté de réforme qui doit l'animer, aurait tout à gagner à promouvoir l'expérience de nos compatriotes qui partent à l'étranger et contribuent à le rendre plus compétitif tout en incarnant cette singularité française que nous sommes en mesure d'apporter dans un monde de plus en plus complexe.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous remercie, monsieur Pautrot, de ces éclairages intéressants sur un sujet important pour notre pays.
* 1 Rapport d'information Sénat n° 649 (2014-2015) du 21 juillet 2015, fait par Roger Karoutchi au nom de la délégation à la prospective.
* 2 Rapport d'information « Eau : urgence déclarée », Sénat n° 616 (2015-2016) du 19 mai 2016, fait par Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach au nom de la délégation à la prospective.