C. DES MÉCANISMES DE RÈGLEMENT DES DIFFÉRENDS INTROUVABLES
1. Une volonté affichée d'intégration régionale, y compris en matière de sécurité
a) De nombreux forums et organisations régionales
L'Asie se distingue des autres régions par la multiplicité de ses organisations intergouvernementales, de taille modeste et qui coexistent, sans qu'aucune ne domine les autres : aucune organisation régionale ne rassemble tous les États. Certains auteurs 51 ( * ) parlent même de « course à l'adhésion », où les États de la région se livreraient une compétition pour déterminer qui doit devenir membre de quelle organisation ou de quel groupe : à travers elle, s'expriment des conceptions rivales de l'identité, du rôle de la région et de sa place dans la société internationale.
Plusieurs experts ont fait état d'un « ASEAN way », sorte de « méthode ASEAN » pour le règlement des différends, basé sur la recherche d'une influence qui conduit les États-membres de l'ASEAN à créer des forums de dialogue où ils cherchent à gérer les conflits potentiels. Ce processus d'interaction régionale, base sur la discrétion, l'absence de formalisme et la construction du consensus cherche aussi à éviter la confrontation. Ainsi, l'ASEAN éviterait les procédures formelles pour chercher, dans le dialogue, le règlement pacifique des conflits.
De fait, nombre de structures informelles et peu structurées existent en Asie du Sud-Est ; aucune d'elle n'a vocation aujourd'hui à prendre réellement en charge la sécurité collective.
Le forum régional de l'ASEAN (ARF), créé en 1994, est la réunion annuelle des ministres des affaires étrangères de l'ASEAN et de leurs « partenaires de dialogue » et compte 27 membres. (10 État de l'ASEAN, Timor Est, Chine, Corée, Japon, Mongolie, Papouasie-Nouvelle Guinée, Australie, Nouvelle-Zélande, Bangladesh, Inde, Sri Lanka, Pakistan, États-Unis, Canada, Russie et Union européenne). Cette structure dans laquelle l'UE est représentée se réunit à un niveau ministériel. Elle n'est toutefois pas parvenue à s'exprimer sur des sujets tels que la liberté de navigation dans la zone.
Le Sommet de l'Asie de l'Est (EAS, créé en 2005), enceinte de dialogue stratégique, politique et économique, réunit les chefs d'Etat et de gouvernement d'Asie orientale.
Les ministres de la défense de l'ASEAN se réunissent en format ADMM ( ASEAN defence ministers meeting ) depuis 2006, instance élargie aux plus hauts cadres militaires qui permet de créer un cadre de coopération. Depuis 2010, l'ADMM+, élargi aux partenaires de dialogue de l'ASEAN, dispose d'expertises dans 5 domaines : contre-terrorisme, sécurité maritime, médecine militaire, assistance humanitaire et missions pour la paix.
Le Shangri-la dialogue , forum informel organisé par l'IISS 52 ( * ) , rassemble chaque année plus nombreux des représentants ministériels et des experts sur les questions de sécurité en Asie. Le ministre de la défense français y a participé pour la première fois en 2012, puis en 2013 et 2014.
D'autres enceintes plus ou moins élargies existent comme par exemple l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS, regroupant notamment la Chine et la Russie) ou encore les pourparlers à six qui concernent plutôt l'Asie du Nord-Est et le nucléaire nord-coréen.
b) Des tentatives pour aboutir à un règlement pacifique des différents : la question du « code de conduite »
Force est de constater que les États-membres de l'ASEAN oscillent entre cohésion et division face à la Chine, partenaire stratégique et commercial majeur. Certains experts voient d'ailleurs l'ASEAN évoluer entre « balkanisation » et « finlandisation » face à l'émergence chinoise.....
Ainsi en juillet 2012, comme cela a déjà été dit, le sommet ministériel de l'ASEAN (sous présidence cambodgienne) n'avait pu aboutir à une déclaration commune des ministres dans la mesure où le contenu de la déclaration n'avait pas recueilli l'accord des participants : le Vietnam et les Philippines, notamment, auraient souhaité une mention du différend avec la Chine en mer de Chine du Sud 53 ( * ) . Il faut remarquer qu'il en a été différemment au 24 ème sommet en mai 2014, où l'ASEAN a exprimé sa « préoccupation » ( deep concern ) face à cette situation.
Des dissensions de fond existent en effet tant sur la nature de la menace (attitude plus ou moins compréhensive face à l'affirmation de la Chine dans la région, volonté d'engager la Chine plutôt que de l'affronter) et sur le degré d'implication dans les litiges concernés. L'Indonésie, par exemple, ou Singapour, qui n'ont pas de contentieux de souveraineté direct avec la Chine, souhaitent remplir un rôle de médiateur.
Une déclaration dite « Declaration on the Conduct of Parties in the South China Sea » (DOC) a été adoptée à Phnom Penh en novembre 2002 entre l'ASEAN et la Chine, et le dialogue en vue d'un « Code of Conduct (CoC) in the South China Sea » reste ouvert.
En juillet 2011, à l'occasion d'une rencontre ministérielle entre la Chine et les dix, un texte commun portant sur la mise en oeuvre de la déclaration de 2002, avec notamment des exercices communs, a été adopté par les deux parties. À l'issue du sommet Chine-ASEAN qui s'est tenu en octobre 2013 au Brunei, Pékin a confirmé sa disposition à aborder cette question en acceptant de mener avec l'ASEAN (dans un cadre multilatéral, donc, et non pas bilatéral), des « consultations officielles » sur la question du code de conduite. La teneur de ces consultations demeure toutefois confidentielle.
Le ministre de la défense français Jean-Yves le Drian estimait ainsi lors du 12 ème Shangri-La dialogue en 2012 que « Les risques de conflits entre Etats n'ont pas disparu, notamment dans cette région où des contentieux géopolitiques, parfois anciens, nourrissent des tensions ou des conflits. De nombreux pays ont augmenté leurs dépenses de défense et modernisé leurs forces armées, alors même que l'architecture régionale de sécurité peine à se mettre en place. Dans les années à venir, les mers d'Asie vont voir la présence de très nombreux bâtiments militaires, notamment des sous-marins. Il faut d'ores et déjà travailler à mettre en place des mesures de confiance nécessaires. »
De fait, tant le rythme que, surtout, le contenu de ce code restent aujourd'hui assez peu transparents. Nombre d'observateurs jugent qu'il débouchera au mieux sur des mesures de confiance et des processus de gestion des incidents tendant à éviter l'escalade autour d'une « escarmouche », mais ne permettra pas le traitement au fond des revendications concurrentes en Mer de Chine du Sud.
c) L'introuvable « architecture de sécurité » en Asie du Sud-Est
En juin 2009, l'ASEAN a adopté un document intitulé « ASEAN Political-Security Community Blueprint », ou APSC, qui fixe des objectifs en termes d'approfondissement du dialogue de sécurité, dans le cadre de la mise en place de la communauté ASEAN.
Communauté politique et de sécurité en ASEAN : les objectifs 1. développer la coopération politique entre les Etats de la région (promouvoir la connaissance des Etats-membres de l'ASEAN, faciliter l'échange d'informations entre Etats-membres, promouvoir les Droits de l'Homme, développer la coopération de l'ASEAN avec d'autres entités, combattre la corruption, renforcer les systèmes juridiques des Etats-membres, promouvoir une bonne gouvernance, promouvoir la démocratie, promouvoir la paix dans la région) ; 2. définir des normes et les faire partager (mettre l'ASEAN en conformité avec sa Charte, renforcer la coopération multilatérale dans le cadre de plusieurs traités et instances internationales : TAC, SEANWFZ, ASEAN maritime cooperation , etc.) ; 3. mettre en oeuvre des mesures de prévention des conflits et de renforcement de la confiance (promouvoir la transparence des politiques de défense, établir un cadre institutionnel pour renforcer l'ARF, maintenir l'intégrité et la souveraineté des membres de l'ASEAN, promouvoir des normes renforçant la coopération entre Etats-membres de l'ASEAN sur les questions de sécurité) ; 4. développer des procédures de résolution des conflits (renforcer les activités de recherche sur la paix et la résolution des conflits, promouvoir la coopération pour la paix et la stabilité de la région) ; 5. assurer la paix après un conflit (renforcer les capacités d'assistance humanitaire de l'ASEAN, mettre en oeuvre des capacités d'intervention dans les zones post-conflits, développer la coopération dans les domaines de la réconciliation et de la paix) ; 6. développer les outils de sécurité non-traditionnelle (renforcer la coopération dans le domaine de la sécurité non-traditionnelle, en particulier pour lutter contre le crime organisé et l'ensemble des problèmes transfrontaliers, intensifier la lutte contre le terrorisme en accélérant la procédure de ratification de la Convention de l'ASEAN sur le contre-terrorisme, renforcer la coopération sur la gestion des catastrophes naturelles et l'aide d'urgence) ; 7. répondre efficacement et rapidement aux crises et aux situations d'urgence ; 8. faire de l'Asie du Sud-Est une région dynamique et attentive à l'environnement mondial (renforcer le rôle central de la coopération régionale, promouvoir les liens avec des parties tierces, renforcer la coopération et la consultation sur les questions multilatérales). Source : ASEAN Political-SecurityCommunity Blueprint, 2009 |
Malgré ces objectifs très généraux et ambitieux, déclinés parfois en actions concrètes, il est clair que l'ASEAN n'a pas vocation à devenir, et ne sera jamais, l' « OTAN » de l'Asie du Sud-Est.
2. Un succès (relatif ?) : la lutte contre la piraterie
S'il est un domaine dans lequel les états d'Asie du Sud-Est ont su se coordonner et atteindre une certaine efficacité, c'est celui de la lutte contre la piraterie dans le détroit de Malacca.
Historiquement infesté de pirates, le détroit de Malacca a attiré l'attention et fait émerger une réelle inquiétude quant aux atteintes à la liberté et la sécurité de navigation au début des années 2000. L'année 2000 a été la pire année rencontrée par les compagnies maritimes et équipages opérant en Asie du Sud-Est, avec pas moins de 75 attaques dans le détroit de Malacca et 119 ailleurs au large de l'Indonésie 54 ( * ) .
Le nombre d'attaques diminua ensuite dans les années suivantes tout en restant à un niveau suffisamment préoccupant pour pousser les Etats côtiers à s'organiser et à prendre des mesures destinées à rétablir la réputation de la région et apaiser les craintes.
ÉVOLUTION DU NOMBRE D'ACTES DE PIRATERIE
Actes de piraterie |
2003 |
2005 |
2007 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
Total mondial |
445 |
276 |
263 |
410 |
445 |
439 |
297 |
264 |
Somalie et Golfe d'Aden |
21 |
45 |
44 |
196 |
192 |
197 |
62 |
13 |
Indonésie |
151 |
98 |
53 |
15 |
40 |
46 |
81 |
106 |
Détroit de Malacca |
28 |
38 |
7 |
2 |
2 |
1 |
2 |
1 |
Détroit de Singapour |
2 |
8 |
3 |
9 |
3 |
11 |
6 |
9 |
Source : audition de M Éric Frécon, données ICC International maritime bureau IMB 2013
Deux structures de coopération multilatérale destinées à partager l'information d'intérêt maritime ont été inaugurées au début des années 2000 : l'Information Sharing Centre (ISC) et l'Information Fusion Centre (IFC).
L'ISC a été établi par l'accord de coopération régionale sur la lutte contre la piraterie et le brigandage maritime en Asie (Regional Cooperation reement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia, ReCAAP), premier accord intergouvernemental traitant de la piraterie en Asie. Son but est d'améliorer la coopération multilatérale entre 16 Etats régionaux. Finalisé le 11 novembre 2004 à Tokyo (Japon), il est entré en vigueur le 4 septembre 2006.
L'IFC a quant à lui été inauguré le 27 avril 2009. Basé à Singapour, il est intégré au centre de commandement et de contrôle de la base navale de Changi.
Sa mission dépasse l'analyse des seuls actes de piraterie et brigandage en mer et embrasse la problématique plus générale de la sécurité maritime. Son ambition est de collecter, fusionner et analyser l'information d'intérêt maritime afin de renforcer les capacités d'analyse précoce et d'améliorer l'identification des menaces potentielles.
* 51 E. Goh et A. Acharya (2007), cités dans Buzan Barry et Despréaux Claire, « Asie : une reconfiguration géopolitique », Politique étrangère, 2012/2 Eté, p. 331-344.
* 52 International Institute for Strategic Studies, institut de recherche basé à Londres
* 53 Sophie Boisseau du Rocher : « Chine/ASEAN, une diplomatie tous azimuts rondement menée, février 2014
* 54 Source : note d'Alexandre Besson pour l'IRIS, http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/2011-04-piraterie-en-asie-du-sud-est-alexandre-besson.pdf