D. UNE PRÉSENCE FRANÇAISE À « ÉCLIPSES »
1. Une priorité théorique à l'Asie depuis les années 1990
a) Sur le papier, une priorité de politique étrangère continue depuis 1993
Dès 1993, l'Asie est affichée comme une priorité de la politique étrangère française, ou plus précisément comme sa « nouvelle frontière » 137 ( * ) . Dès cette époque, les outils s'appuient sur la conclusion de grands partenariats, sur un dialogue Europe-Asie (l'ASEM), faisant pendant à l'APEC (où sont présents les Américains et les Chinois) et sur le choix du dialogue (« engagement constructif ») plutôt que de la confrontation en matière de droits de l'homme (avec la Chine, mais pas seulement).
Le nombre de visites de haut niveau est toutefois resté relativement rare et n'a concerné que les plus grands pays, au détriment de ceux de l'ASEAN : « si l'Asie a reçu une attention nouvelle, elle demeure au second plan du quotidien des responsables politiques », analyse un article sur la politique asiatique de la France au tournant des années 2000 138 ( * ) . « Malgré le volontarisme officiel, l'Asie reste donc, en France comme ailleurs en Europe, un enjeu de deuxième ordre (...). Il suffit de relire les discours généraux de politique étrangère française, y compris ceux du Président : l'Asie y est traitée le plus souvent après l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient, comme illustration de la recherche d'un monde multipolaire ».
Le « Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France 2008-2020 » 139 ( * ) , en 2008, avait parfaitement diagnostiqué le déplacement du centre de gravité économique et stratégique du monde vers l'Asie, et préconisé (déjà !) un redéploiement des moyens de la diplomatie française vers cette région.
« Au sein de l'Union européenne, l'allègement du réseau consulaire doit être poursuivi, afin de redéployer des moyens vers les zones prioritaires comme l'Asie. (...) Il apparait nécessaire de réviser la carte scolaire [des établissements d'enseignement français à l'étranger, NDLR] en fonction de l'évolution des communautés françaises à l'étranger, surtout en Asie . (...) Tous les réseaux publics français à l'étranger doivent évoluer, en fonction des priorités de notre action internationale. De ce point de vue, l'importance croissante de l'Asie et la nécessité d'une réactivité accrue aux situations de crise justifient la poursuite de la reconfiguration de notre réseau . ».
Le « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationales » de 2008 faisait le même constat : « À l'horizon 2025, l'Asie sera devenue l'un des pôles majeurs de la vie internationale ». Pour autant, la zone géographique prioritaire définie pour la France, l'« Arc de crise », ne permettait d'envisager en Asie que « des actions de présence et de coopération dans cette direction à partir de l'Océan Indien ».
Le « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationales » de 2013, évoque largement les enjeux de la zone Asie-Pacifique, laquelle « joue un rôle déterminant dans la mondialisation » et qui constitue aujourd'hui « le principal foyer de croissance du monde, mais aussi l'une des régions où les risques de tensions et de conflits sont les plus élevés ».
Il affirme que la France ne s'estime pas « directement menacée » par le contexte géostratégique en Asie, mais est « très directement concernée à de multiples titres » : « une crise majeure en Asie aurait des conséquences économiques, commerciales et financières très sérieuses pour l'Europe ».
Dans son discours à l'ASEAN en août 2013, Laurent Fabius, premier ministre des affaires étrangères français à se rendre au siège de l'organisation, a mis en valeur en des termes très forts la centralité de l'Asie pour la politique étrangère française : « La France, elle aussi, a engagé un « pivot ». Non par effet de mode mais parce que la France veut être présente là où se construit le monde de demain. Or, l'Asie-Pacifique sera de façon évidente au coeur du XXI ème siècle. Et aussi parce que la France, elle-même, appartient à l'espace Asie-Océanie, par son histoire, par le fait qu'un million de Français au moins sont originaires d'Asie, et par ses territoires du Pacifique où vivent plus d'un demi-million de mes concitoyens.
« Ce « pivot » français n'est pas principalement militaire, comme pourrait l'être le pivot américain, même si la France est présente dans la région (...). Notre « pivot » est davantage diplomatique. Le nouveau gouvernement français a fait du développement de nos liens avec l'ensemble de l'Asie une priorité. »
On le voit, les déclarations et discours officiels ne manquent pas.
b) Dans les faits, des tropismes essentiellement européen et africain qui laissent peu de place au continent asiatique
Or dès le départ, le décalage entre le volontarisme des discours et la réalité des moyens alloués à l'Asie du Sud-Est est une constante, qui ne va pas se démentir par la suite.
Dès la fin des années 1990 certains observateurs 140 ( * ) notent déjà que la priorité affichée pour l'Asie ne se traduit pas dans les moyens dévolus à l'appareil diplomatique :
- La direction Asie et Océanie du ministère des affaires étrangères reste stable en effectifs ;
- L'aide publique au développement consacrée à l'Asie diminue même relativement au cours des années 1990 (dans l'ensemble de l'aide publique bilatérale) ;
- Le ministère de l'économie est avant tout focalisé sur la gestion de la crise financière asiatique ;
- Le ministère de la défense développe en revanche une coopération étroite avec plusieurs pays de la région.
Aujourd'hui encore, malgré la prise de conscience du glissement inexorable du centre de gravité mondial vers l'Asie, et l'effort de rééquilibrage des moyens annoncé -et entamé- par les gouvernements successifs, le poids de l'héritage est encore prédominant dans l'allocation des moyens des différents ministères concernés :
NOMBRE D'IMPLANTATIONS PAR ZONE GÉOGRAPHIQUE
DES
PRINCIPAUX RÉSEAUX MINISTÉRIELS
Source : Mission d'évaluation de l'organisation et du pilotage des réseaux à l'étranger, mission IGF-IGA, novembre 2013
Le constat est bien connu : la présence française à l'étranger résulte plus du passé qu'elle ne permet de faire face à l'avenir. Tous les rapports officiels depuis 10 ans ont diagnostiqué une présence relativement plus importante dans les grandes capitales, en Europe et en Afrique que dans les zones émergentes.
Depuis la RGPP en passant par les récentes évaluations de l'action publique, les plans ministériels se sont succédés, avec le même objectif de rééquilibrage, notamment vers l'Asie en émergence , autour d'outils différents mais ayant tous le même but : adapter le réseau diplomatique aux enjeux du monde actuel.
Cet effort, entrepris, n'a pas encore été mené à son terme.
2. Une attention des plus hautes autorités de l'État qui a varié au cours du temps
a) Après des décennies d'absence, un soudain regain d'intérêt qui se manifeste par une avalanche de visites officielles
Il serait faux de dire que l'Asie en général, l'Asie du Sud-est en particulier, a été absente des préoccupations de politique étrangère de la France au cours des décennies passées. Schématiquement, on pourrait dire qu'après la période De Gaulle qui a posé les actes fondateurs (reconnaissance de la Chine, discours de Phnom Penh..), la période du Président Mitterrand visionnaire (visite au Vietnam en 1993, accords de Paris sur le Cambodge), la période du Président Chirac marquée par le poids donné à l'Asie (on pense notamment à la Malaisie et au Japon) et le rééquilibrage de la présidence Sarkozy en faveur des grands BRICS asiatiques (Inde et Indonésie), la priorité asiatique est aujourd'hui sans exclusive.
De fait, tous les observateurs soulignent le retour en forces des visites officielles françaises dans la région, après des années d'absence.
Deux ans après leur entrée en fonction, le Président de la république et le Premier ministre français auront eu l'occasion d'un entretien avec l'ensemble des dirigeants de la région.
Ainsi, après l'Afghanistan, le premier déplacement du Président de la République nouvellement élu en 2012 a été effectué au Laos à l'occasion du Sommet Europe-Asie (novembre 2012). Par ce déplacement, le Président de la République a voulu marquer son attachement aux relations avec l'Asie ainsi qu'aux relations entre l'UE et l'Asie.
Le Premier ministre s'est quant à lui rendu à Singapour et aux Philippines (octobre 2012), au Cambodge et en Thaïlande (février 2013), ainsi qu'en Malaisie (juillet 2013).
Les visites du Ministre des affaires étrangères et de la Ministre déléguée au commerce extérieur ont également été nombreuses ces dernières années, sans parler du ministre de la défense, qui s'est rendu au Shangri-La dialogue à Singapour tous les ans depuis 2012, ce qu'aucun ministre de la défense n'avait fait jusqu'alors. Il faut souligner en particulier que le ministre des affaires étrangères français s'est symboliquement rendu, pour la première fois, au siège de l'ASEAN, à Jakarta, en août 2013.
La France a reçu les Présidents de la République de Birmanie, en juillet 2013 et du Laos en octobre 2013. Les Premiers Ministres de Thaïlande, du Vietnam, et de Singapour ont également effectué des visites en France respectivement en juillet 2012, septembre 2013 et octobre 2013.
Ainsi en quelques mois, et depuis 2011 à vrai dire, le nombre de visites officielles françaises s'est subitement accéléré.
Tous les interlocuteurs sur place ont souligné l'importance de ces visites officielles, pour entretenir la relation bilatérale, non seulement sur le plan politique mais aussi en matière économique ou militaire.
Par le passé, nous avons d'ailleurs commis des maladresses, ou raté des occasions, il faut savoir le reconnaitre. Ainsi, en 2011, alors que la France présidait le G8 et l'Indonésie, membre du G20, l'ASEAN, une visite présidentielle en Indonésie aurait été bienvenue. Elle n'a pu avoir lieu, ce qui est d'autant plus regrettable qu'aucun Président de la République français ne s'était rendu en Indonésie depuis 1986 et que le président indonésien Yudhoyono s'était rendu à Paris précédemment (à noter que le Premier ministre s'est rendu en Indonésie, les 30 juin et 1 er juillet 2011, occasion de la signature du partenariat stratégique avec ce pays). Il faut noter que la chancelière allemande s'est rendue 3 fois en Indonésie en 5 ans .
De la même façon, on peut déplorer que tous les présidents philippins élus se soient rendus en visite officielle en France, sans réciproque jusqu'à présent, ce qui est naturellement ressenti par l'opinion publique de ce pays. Cette lacune sera sans doute bientôt comblée.
b) Un déficit global de présence dans les cercles qui comptent : de la difficulté d'intégrer la logique de « l'influence »
En Asie du Sud-Est, il nous faut intégrer la logique de l'influence . Sur le mode américain (ou chinois ?), il faut savoir bâtir patiemment une stratégie des petits pas, pragmatique, par la participation régulière à toutes sortes d'enceintes de dialogue qui nous permettent d'être présents et de nous installer dans le paysage.
C'est aussi la dictature des moyens qui nous l'impose : il faut faire mieux avec autant, voire avec moins de moyens, et donc chercher des effets de levier, des multiplicateurs de présence.
C'est dans ce contexte qu'il convient d'avoir une logique de réseaux, de forums, d'échanges, qui peuvent d'ailleurs tant être le fait d'officiels que de think tanks, sur le mode anglosaxon.
L'exemple typique est naturellement le Shangi-La dialogue organisé chaque année fin mai à Singapour, lieu d'échanges incontournables sur la sécurité régionale.
C'est cette logique nouvelle, un peu au rebours de notre approche diplomatique traditionnelle, qu'il nous faut intégrer.
3. Une présence de nos entreprises encore affectée par les conséquences de la crise asiatique de 1997
La « ruée » vers les petits tigres asiatiques d'entreprises françaises dans les années 1990 s'est parfois traduite par de cinglants échecs.
« L'Indonésie revient de loin : en 1998 elle était au bord du gouffre, aspirée par la crise financière asiatique qui entraînait un recul de son PIB de 13%. On la comparait alors à un « trou noir » menacé de « balkanisation » 141 ( * ) ».
Plusieurs acteurs économiques l'ont confirmé sur place à vos rapporteurs : la France a perdu des places dans l'ASEAN avec la crise asiatique de 1997, les entreprises françaises ayant, suivant les terminologies employées, « plié bagage » ou « déserté ». De fait, dans des pays comme l'Indonésie par exemple, notre pays, bien que présent avec certains grands groupes (Total, Danone, Alstom, Gdf Suez, Accor, Eads...), n'a pas su capitaliser sur sa présence historiquement forte dans les années 1990.
Alors qu'on comptait 450 entreprises françaises présentes en Indonésie en 1990, elles sont désormais seulement 150. La communauté française (inscrits au registre) en Indonésie est de seulement 4000 personnes (contre 15 000 à Singapour, 7 000 au Vietnam).
Aujourd'hui encore, les stocks d'investissements et d'implantations d'entreprises n'ont pas retrouvé leur niveau d'il y a 20 ans.
En Indonésie, la Banque de France évalue le stock d'investissement français en à 2,2 milliards d'euros en 2012. Toutefois en proportion, la part de l'Indonésie stagne à 0,2% de nos investissements totaux dans le monde. En 2011, la France n'est que le 3 ème investisseur européen en stock (derrière les Pays-Bas et le Royaume-Uni). Alors que dans le même temps l'Indonésie ne cesse de progresser, à la 17 ème place (en 2012) des pays d'accueil de l'investissement direct mondial, cité comme la 4 ème destination privilégiée pour leurs investissements 2013-2015 par les entreprises interrogées par la CNUCED dans son rapport annuel sur l'investissement 2013.
STOCKS D'INVESTISSEMENTS DÉTENUS PAR LA FRANCE EN 2010
4. Des parts de marché insuffisantes, une offre industrielle en recherche de positionnement
a) Une part de marché de 1,5% qui justifie pleinement l'objectif d'un doublement des échanges en 5 ans
Les échanges commerciaux ne sont pas à la hauteur du potentiel et de la qualité des relations politiques entre la France et l'ASEAN.
La part de marché française globale, autour de 1,5 % dans les pays de l'ASEAN, est insuffisante. Sans parler des 1% de part de marché au Vietnam, par exemple.
Dans les années 1990, la France était dans les 3 premiers partenaires commerciaux du Vietnam. Vingt ans après, elle n'est même plus dans les 25 premiers rangs, et souffre de 2 milliards d'euros de déficit commercial. Au Vietnam aujourd'hui, les concurrents de la France sont coréens, chinois, allemands, italiens....
L'objectif du Gouvernement de dynamiser les relations commerciales et de positionner davantage les entreprises françaises sur ce marché prometteur est donc largement partagé par votre commission.
b) Des problèmes d'offre
Vos rapporteurs ont eu l'occasion d'aborder la question des délocalisations avec la communauté d'affaire française au Vietnam . Il va de soi que les différentiels de coût de la main d'oeuvre, notamment, ont alimenté l'hémorragie des emplois industriels en France et la délocalisation des productions vers des pays à bas coût, comme la Chine hier, le Vietnam aujourd'hui, l'Éthiopie demain peut-être.
Sur ce point, plusieurs témoignages d'entrepreneurs français au Vietnam ont fait valoir que la délocalisation partielle de la production permettait bien souvent de conserver les emplois à plus forte valeur ajoutée en France : design, conception, produits haut de gamme.
L'Euro fort est aussi un élément qui a été fréquemment cité, naturellement. Ainsi on observe que certains groupes européens réorganisent leur chaîne de production et « sortent » progressivement de la zone euro, pour des raisons de compétitivité-coût.
Les problèmes de positionnement de l'offre industrielle française ont également été mis en avant pour expliquer la maigreur des parts de marché : problèmes de compétitivité coût, notamment, mais pas seulement. Le fait que les entreprises allemandes vendaient des machines-outils, là où l'offre française n'apparaît pas aussi bien positionnée sur ces marchés en forte croissance dans l'Asie émergente, joue aussi.
L'analyse de notre commerce extérieur en Indonésie révèle ces difficultés de positionnement de notre offre industrielle par rapport à nos voisins européens.
Dans ce pays, nos exportations sont concentrées à l'excès sur l'aéronautique. Les autres exportations, principalement composées de biens d'équipement, sont allemandes et non françaises. Depuis 2005, entre 21% et 29% des exportations totales de l'Union européenne entrent dans cette catégorie, atteignant 2,5 milliards d'euros en 2013. Or, plus de 40% de ces biens proviennent d'Allemagne , de loin de premier exportateur européen de biens d'équipement (avec 1 milliard d'euros de biens d'équipement exportés) Il s'agit principalement des biens d'équipement ménagers (type gros électro-ménager, lave-vaisselle, etc.) et industriels (type machines de lavage, séchage, remplissage, embouteillage pour l'industrie ; machines de transformation du caoutchouc et du plastique notamment). Les exportations de biens d'équipement électriques représentent 8,5% du commerce germanique vers l'Archipel en 2013, soit 267 millions d'euros.
Au deuxième rang des exportateurs de biens d'équipement, l'Italie cumule 24,6% des biens importés de l'Union européenne. Les biens d'équipement industriels sont la première exportation de l'Italie. C'est la catégorie « machines de lavage, séchage, remplissage, embouteillage pour l'industrie » qui constitue la première exportation italienne avec 9,4% suivi de « robinetterie, valves, et autres pièces pour tuyaux et chaudières » avec 4,2%.
Loin derrière, se trouvent le Royaume-Uni , la France et les Pays-Bas qui totalisent respectivement 7,8%, 5,7% et 5,2% des exportations de biens d'équipement de l'Union Européenne... Ces chiffres résument les difficultés de positionnement de l'offre industrielle française.
* 137 Pour une analyse approfondie de la politique asiatique française dans les années 1990 et 2000, voir : « Un septennat de politique asiatique : quel bilan pour la France ? », Dorient rené In Politiuqe étrangère n°1, 2002, pp. 173-188
* 138 Source : Ibid
* 139 Commission présidée par Alain Juppé et Louis Schweitzer,
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/2LIVREBLANC_DEF.pdf
* 140 Source : « Un septennat de politique asiatique : quel bilan pour la France ? », Dorient rené In Politique étrangère n°1, 2002, pp. 173-188
* 141 François Raillon, « L'Indonésie, un archipel émergent », communication à l'académie des sciences morales et politiques, juin 2012