C. L'ASIE DU SUD-EST, LIEU ET EMBLÈME D'UNE REDISTRIBUTION ÉCONOMIQUE ET GÉOPOLITIQUE DE LA PUISSANCE
1. L'inversion spectaculaire de la relation de dépendance économique qui matérialise « l'émergence » des pays du sud
La relation de dépendance économique entre l'Europe et l'Asie du Sud-Est s'est spectaculairement inversée ces dernières années.
À l'origine, les pays émergents d'Asie 118 ( * ) ont fondé leur croissance sur les débouchés offerts à leurs exportateurs par la demande occidentale, et les flux financiers des pays développés pour leur développement économique. Cette réalité historique est en train de changer en profondeur : avec l'affaiblissement de la demande occidentale comme moteur de la croissance asiatique, c'est a contrario, une dépendance croissante qui s'installe vis-à-vis de l'Asie comme débouché pour les exportations européennes (et américaines, d'ailleurs).
D'après nos services économiques 119 ( * ) la part de l'Asie dans les exportations européennes est passée de 2005 à 2011 de moins d'un cinquième à plus du quart. En valeur, le commerce intra-européen reste dominant, mais, en dynamique, l'Asie devient de plus en plus incontournable comme débouché pour l'économie européenne.
La « dépendance » de l'Asie en développement (ASEAN, Inde, Chine) aux flux financiers occidentaux n'est plus non plus ce qu'elle était. La région dispose d'un excédent structurel de sa balance des paiements courants (environ 3% du PIB en 2011) qui en fait un exportateur net de capitaux.
Ainsi, alors que beaucoup de banques européennes se sont retirées des marchés émergents d'Asie en 2011 à la suite de la crise financière et des nouveaux ratios prudentiels (phénomène qualifié de « deleveraging »), cela n'a pas affecté la distribution de crédit dans la région, dans la mesure où les banques japonaises, chinoises ou coréennes ont ainsi pu prendre les places laissées vacantes.
L'INVERSION DU LIEN DE
DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE :
POIDS RESPECTIF DANS LES
EXPORTATIONS ENTRE 2005 ET 2012
2. Un laboratoire des évolutions géopolitiques
a) Théâtre d'un face à face sino-américain, futur « G2 » du monde ?
L'Asie du Sud Est est aussi un véritable laboratoire des évolutions géopolitiques à l'oeuvre dans le monde actuel. Avec l'émergence de la Chine et le pivot américain vers l'Asie, nombre d'analyses ont vu dans le face-à-face sino-américain (par alliés interposés s'agissant notamment de l'ASEAN) le nouveau mode de régulation des relations internationales.
Comme si, après la bi-polarité de la guerre froide, puis la « multipolarité » des années post-chute du mur de Berlin, années analysées aussi comme celles de l'hyperpuissance américaine, c'était désormais un « G2 » du monde, sino-américain, qui devenait le facteur structurant des relations internationales.
Dans cette vision duale, face à une inexorable affirmation chinoise (manifestée notamment par la projection croissante de ses moyens maritimes, militaires ou « civils » en Mer de Chine), les Etats-Unis viseraient à établir une ceinture d'alliances « indo-pacifiques » et à proposer des structures de dialogue alternatives : ainsi le TPP, ou l'ARF, pour « dégonfler » l'importance de l'APEC, dans lequel siège la Chine....
La stratégie des États-Unis en matière de politique étrangère fait l'objet d'un rapport particulièrement fouillé du président de notre commission, Jean-Louis Carrère 120 ( * ) . La relation, complexe, avec la Chine, se partage entre endiguement et engagement. : « Après des hauts et des bas dans les relations avec la Chine, Obama revient à une position assez classique d'équilibre avec la Chine faite à la fois d'endiguement général et d'endiguement atténué et non provocateur afin de ne pas tomber dans un piège de course aux armements », déclarait Justin Vaisse, directeur du centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères 121 ( * ) , dans le cadre de ces travaux.
Ce qui apparaît manifeste, c'est qu'en matière de relations internationales comme ailleurs, l'avenir du monde se joue en Asie.
Cette bipolarité réelle ou supposée ouvre d'ailleurs de nouveaux espaces pour les pays d'Asie du sud Est : il leur devient possible de « faire jouer la concurrence » pour garder leur liberté de mouvement.
« Cette rivalité sino-américaine est aujourd'hui un trait structurant du paysage stratégique d'Asie du Sud-est, dans la mesure où les États de la région trouvent dans cette opposition l'opportunité de diversifier leurs partenariats, conformément à une tradition diplomatique profondément enracinée dans les différentes pensées stratégiques régionales, et de « faire jouer la concurrence » pour conserver leur liberté de mouvement ». 122 ( * )
b) La remise en cause des principes « occidentaux » du droit international : l'exemple du droit de la mer
Le phénomène actuel de « territorialisation » et d'appropriation des détroits et des mers par les États côtiers est désormais bien diagnostiqué.
L'importance stratégique des mers est tirée par un double phénomène :
- la mondialisation, qui est en fait une « maritimisation 123 ( * ) » puisque l'internationalisation des échanges et des processus de production a été permise par l'augmentation très rapide des flux maritimes ;
- l'épuisement des ressources naturelles à terre , qui renforce l'intérêt pour les ressources sous-marines. L'avenir des hydrocarbures, celui de l'éolien, s'écrit ainsi en mer, où sont aussi la plupart des ressources minérales et biologiques, y compris les métaux rares et stratégiques.
La mer est ainsi devenue source de convoitise, base de la richesse future d'un pays et garante de ses ressources naturelles futures, qu'il faut défendre et protéger.
Le régime des zones économiques exclusives et les demandes d'extension de plateau continental dans le cadre prévu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (Convention de Montego Bay de 1982) actuellement à l'étude montrent toute la concurrence que peuvent se livrer, en la matière, les États. À terme, la superficie des fonds marins sous juridiction nationale pourrait augmenter de près de 40%, au détriment de la zone internationale des fonds marins.
Votre commission, particulièrement consciente de ces enjeux, a d'ailleurs récemment été à l'initiative d'un débat en séance publique au Sénat sur les zones économiques exclusives 124 ( * ) , au cours de laquelle son président déclarait : « Notre pays dispose d'un potentiel considérable de richesses minérales et halieutiques qui lui sera indispensable pour survivre durablement dans la compétition internationale. L'exploitation de ces ressources mais aussi le développement des technologies nécessaires à celle-ci constituent des enjeux économiques importants (...) avec la croissance des menaces, qui profitent également des avancées techniques. Je veux parler de la capacité des navires de pêche à opérer de plus en plus loin de leurs ports d'attache et à surexploiter certaines zones traditionnelles, allant jusqu'à porter atteinte à la diversité biologique. Je veux parler de la capacité de mobiliser des moyens d'exploration - et, peut-être demain, d'exploitation - de ressources minérales ou pétrolières sans autorisation. Je veux parler encore de la capacité des acteurs de la piraterie ou du terrorisme à opérer, demain, contre des installations offshore. »
« À mesure que les richesses de ces zones seront découvertes, les contestations juridiques émanant des États riverains se renforceront ; la multiplication des contentieux pourra retarder le lancement de projets d'exploitation, faute d'une sécurité suffisante en considération du montant des investissements. Notre capacité à garantir la protection des activités dans les ZEE est un enjeu dont l'importance ira croissant au cours des décennies à venir. »
L'appropriation des mers remet progressivement en cause certains principes sur lesquels repose le droit international de la mer, et en particulier, potentiellement, le principe de liberté de circulation .
Elle participe d'une certaine remise en question de « l'ordre international » occidental.
Plusieurs experts entendus pour la préparation de ce rapport estiment ainsi que s'affrontent, en Asie en particulier, deux visions du droit de la mer et la mer de Chine (du Sud et du Nord d'ailleurs) est en quelque sorte le champ privilégié (avec demain, sans doute, l'Arctique) de cet affrontement :
- d'un côté la vision qui a inspiré celle de la convention de Montego Bay et qui, si elle reconnaît les droits des États riverains, repose avant tout sur les grands principes de liberté de circulation en haute mer, droit de passage inoffensif dans les eaux territoriales, etc...,
- une autre vision qu'on pourrait qualifier de « patrimoniale » et qui tend à mettre l'accent sur les droits de l'État côtier et à remettre en cause le principe cardinal du droit de la mer : la liberté de navigation et son corollaire, la primauté du seul État du pavillon.
Les praticiens de la mer citent de multiples exemples d'accrocs plus ou moins insidieuses aux principes internationaux de la Convention de Montego Bay de la part non seulement d'acteurs économiques (pillage halieutique, explorations pétrolières sauvages....) mais aussi de la part de certains États, (contrôles de facto ne correspondant pas à une juridiction reconnue, non reconnaissance des tracés des « lignes de base », ou encore « assimilation » plus ou moins affichée de la ZEE à la mer territoriale, tentatives de délimitation praeter legem d'eaux archipélagiques...), tendant à imposer, par le fait accompli, une autre vision du droit de la mer.
Portée par les pays émergents, relayée dans des revues scientifiques, des colloques, une autre vision du droit international de la mer se diffuse peu à peu, dans une optique plus restrictive, dans laquelle tout ce que le droit international de la mer n'autorise pas est interdit, au rebours de la philosophie de liberté qu'ont construite des siècles de culture maritime « occidentale ».
La lutte contre le « déni d'accès » et l'appropriation progressive des mers sont d'ailleurs au centre de la stratégie militaire américaine en Asie.
Il ne faut pas croire que cet enjeu ne concerne pas la France : une bonne partie des approvisionnements de notre économie transite en mer de Chine. Ensuite, imagine-t-on les répercussions éventuelles de ces évolutions en Méditerranée par exemple, où la découverte de nouveaux gisements hydrocarbures pourrait attiser les convoitises et changer la donne ?
c) Retour à la « realpolitik » et similitudes avec l'Europe de 1914 ?
L'Asie du sud-est symbolise aussi aux yeux de certains experts le retour de la « realpolitik » dans les relations internationales. La vivacité des nationalismes, l'existence de contentieux territoriaux, la course aux armements qui s'y déroule sur fond de rivalité de grandes puissances sont tels que certains n'hésitent pas à faire le parallèle avec l'Europe de 1914, et à comparer la mer de Chine du Sud à une véritable « poudrière ».
La montée en puissance de la Chine est ainsi fréquemment comparée à celle de l'Allemagne de 1914, émergence qui serait déstabilisatrice pour les équilibres régionaux et mondiaux, dans un contexte de déclin relatif de la Grande-Bretagne en 1914, des États-Unis aujourd'hui, de nationalismes virulents (similaires à « l'esprit de 14 ») et de course aux armements.
Bien que cette analyse soit controversée 125 ( * ) , elle n'est pas dénuée de pertinence.
Dans un article : « Le passé de l'Europe est-il le futur de l'Asie ? » de la revue Politique Étrangère , la question est clairement posée : « De troublantes similitudes existent entre l'Asie d'aujourd'hui et l'Europe d'avant 1914. La Chine exige de jouer un rôle à la mesure de ses ambitions, comme l'Allemagne à la fin du XIX e siècle. La puissance dominante, les États- Unis, ne sait pas plus limiter l'expansion de la puissance émergente que la Grande-Bretagne il y a un siècle. Face à l'exacerbation du nationalisme en Asie, les leçons de la Première Guerre mondiale doivent être retenues pour éviter une escalade dangereuse. 126 ( * ) »
* 118 Analyse extraite d' « Horizon ASEAN », février 2013, publication du service économique régional de Singapour, direction générale du Trésor
* 119 ibid
* 120 Consultable ici : http://www.senat.fr/rapports-classes/cretrd.html#INFOR
* 121 Source : audition devant votre commission
* 122 Hellendorf Bruno, « Dépenses et transferts militaires en Asie du Sud Est : une modernisation qui pose question », note d'analyse du GRIP, 12 juin 2013, Bruxelles
* 123 D'après le titre d'un rapport d'information de notre commission : « Maritimisation, la France face à la nouvelle géopolitique des océans », 2011, Sénat, n°674
* 124 http://www.senat.fr/seances/s201406/s20140618/s20140618001.html#par_45
* 125 Voir notamment l'article de Pierre Gosser « Europe 1914-Asie 2014 : une comparaison en débat », Questions internationales, n°68, juillet-août 2014
* 126 Young-Kwan Yoon, « Le passé de l'Europe est-il le futur de l'Asie ? », Politique étrangère, 2014/1 Printemps, p. 173-185. DOI : 10.3917/pe.141.0173