4.3. M. MICHEL WIEVIORKA, SOCIOLOGUE, DIRECTEUR DU COLLÈGE D'ÉTUDES MONDIALES LES HÉRITAGES DE CES PASSÉS DANS LA FRANCE CONTEMPORAINE : QUELS DÉFIS ?
Nous devons nous méfier des récits mythiques : ils produisent des images héroïques souvent simplifiées qui sont rapidement contestées.
Si les mémoires surgissent dans l'espace public, c'est parce que des acteurs les portent. Il existe tantôt un acteur isolé, tantôt une pluralité d'acteurs. Ils peuvent parfois s'opposer, ce qui dessine un paysage hautement contradictoire. À ce titre, les supporters de l'équipe de football algérienne en France constituent un bon exemple. Il s'agit à la fois des nostalgiques de l'Algérie française, mais aussi des enfants des harkis, etc.
À un instant t de l'histoire, l'identification à la patrie ou à la nation française peut être forte, mais quelques années plus tard, les enfants ou les petits-enfants lutteront peut-être pour s'émanciper de cette nation.
Souvent, les mémoires mettent du temps à surgir comme si les descendants ne parvenaient pas à parler. Or, c'est en réalité la société qui n'arrive pas à les entendre ou qui ne veut pas les entendre.
Ces enjeux de mémoires qui se télescopent m'évoquent l'ouvrage Malaise dans la civilisation de Freud où il décrit Rome tel un enchevêtrement complexe. Dès lors, il convient d'éviter les idées simplistes.
Les mémoires dont nous parlons ont des dimensions victimaires. Ce phénomène peut s'orienter vers trois directions. La première consiste à s'enfermer dans le passé et dans la mélancolie. La deuxième vise à oublier le passé. Enfin, la troisième s'efforce de ne pas oublier tout en se projetant vers l'avenir. Les situations en lien avec la mémoire peuvent être nombreuses et varier en fonction des personnes et des groupes.
On peut être victime de trois façons différentes :
• soit en ayant été privé d'accès aux fruits de la modernité ;
• soit en ayant été privé de l'accès aux fruits de la modernité et de la capacité à se construire comme personne : cela relève de l'aliénation, du traumatisme ;
• ou bien en ayant été privé en tant que groupe car votre culture a été détruite.
La relation entre mémoire et histoire est complexe. Il arrive parfois que la mémoire paralyse le débat des historiens. La mémoire peut également introduire des contradictions, des tensions politiques, comme par exemple la mémoire de la guerre d'Algérie.
L'ensemble de ces débats débouche sur la nécessité d'une réflexion sur les réparations. Nous devons nous demander qui sont les États concernés et les descendants et qui doit payer. Ces questions appellent une réflexion sur la solidarité. Si ces idées sont portées par des groupes, cela risque de fragmenter la société et de compromettre la démocratie. Si cet enjeu se réfère à la patrie et peut-être à la nation, il n'est pas entièrement satisfaisant. Peut-être faudrait-il s'intéresser aux individus et à un enjeu très contemporain : le racisme. Il frappe les groupes mais aussi des personnes singulières.