CONCLUSION
Jean-Luc Albert, Professeur de droit public à l'Université d'Auvergne
Le choix du terme « kaléidoscope » par les organisateurs de ce colloque amène par lui-même à nombre d'interrogations introductives.
Pourquoi ce terme ?
Les dictionnaires définissent celui-ci comme étant « un instrument cylindrique dont le fond est occupé par des fragments mobiles de verre colorié qui en se réfléchissant sur un jeu de miroirs angulaires disposés tout au long du cylindre, y produisent d'infinies combinaisons d'images aux multiples couleurs » ; mais il peut s'agir aussi d'une « succession rapide et changeante d'impressions, de sensations » ( Robert, Langue française ).
Est-ce exactement à l'un de ces deux sens que pensaient les organisateurs du colloque ?
Le choix des mots et donc des titres est important.
Le concept d'autonomie est largement utilisé tant s'agissant de la capacité humaine à se mouvoir, à décider notamment pour soi-même, que dans la matière administrative, institutionnelle, et il n'était pas inutile de s'interroger d'abord sur les fondements de l'autonomie, puis les sens qui lui sont donnés et ses dimensions fonctionnelles sous le couvert de la libre administration.
En somme, ce sont les multiples couleurs du concept, jusque et y compris dans ses dimensions ultramarines, que les organisateurs ont choisi d'explorer et ce dans un schéma qui reste fondé sur une mécanique unitaire et centralisée dans la décision institutionnelle et administrative avec l'absence d'une capacité d'auto-organisation administrative et institutionnelle.
De multiples couleurs ?
Soit !
Mais alors n'aurait-on pu avoir recours, si l'on se réfère à un bien, une représentation, une image, à l'adjectif « polychrome », « qui est de plusieurs couleurs » conduisant alors au nom de polychromie « état de ce qui a plusieurs couleurs » ; mais alors si les organisateurs du colloque ont choisi des présentations successives d'images autour de la construction de l'autonomie locale à la fois dans ses fondements et sa mise en oeuvre notamment en outre-mer et donc de nous montrer une sorte de boule à multiples facettes, n'aurait-on pu aussi du fait de cette succession d'images avoir recours à un autre terme, celui de « kinescope », le kinescope étant dans sa définition la plus ancienne « un appareil permettant de voir des photographies avec reconstitution du mouvement » ( Larousse ).
Certes, mais s'il existe un mouvement, est-il réellement identifiable et a-t-il une direction précise, voulue, ou bien s'agit-il d'un mouvement multidirectionnel ? Et quels sont les objectifs d'un tel processus ?
Ce faisant, c'est à l'image de la toupie colorée que ces quelques réflexions m'ont conduit avec cette image d'une toupie qui comporte sept couleurs mais qui, lorsqu'elle tourne très vite, donne le sentiment, pour celui qui regarde le mouvement accéléré, d'une fusion des couleurs en la couleur « blanche », laquelle est en fait l'addition de toutes les couleurs ; mais alors, a contrario, cela nous amène aussi à appréhender ce questionnement sous l'angle de l'arc-en-ciel qui est une fragmentation dans le ciel de la lumière « blanche » en ces sept couleurs.
De fait, les nombreuses études qui ont structuré le colloque de ce jour mènent-elles à une polychromie de l'autonomie locale ou à une unicité non avouée ?
Ou bien s'agit-il de voir celle-ci sous le prisme de l'oeil de la mouche structuré en de multiples facettes ?
De nombreuses études ont déjà été consacrées à l'autonomie locale y compris dans ses dimensions ultramarines, et même sur le plan financier.
Rappelons cependant ici ce point de départ historique et particulier de l'analyse qu'est, s'agissant de la France, le décret des 8 et 10 mars 1790 qui autorise les colonies à faire connaître leur voeu sur la constitution, la législation et l'administration qui leur conviennent.
Le propos introductif de ce texte est clair : « l'Assemblée nationale... déclare que, considérant les colonies comme une partie de l'empire français, et désirant les faire jouir des fruits de l'heureuse régénération qui s'y est opérée, elle n'a cependant jamais entendu les comprendre dans la constitution qu'elle a décrétée pour le royaume, et les assujettir à des lois qui pourraient être incompatibles avec leurs convenances locales et particulières », l'article 1 er de ce décret précisant que « chaque colonie est autorisée à faire connaître son voeu sur la constitution, la législation et l'administration qui conviennent à sa prospérité et au bonheur de ses habitants, à la charge de se conformer aux principes généraux qui lient les colonies à la métropole, et qui assurent la conservation de leur intérêts respectifs » 427 ( * ) .
La question ne porte donc pas d'abord sur l'identification d'un modèle standard de l'autonomie y compris pour les outre-mer mais de savoir si des principes généraux communs, des règles communes 428 ( * ) , similaires peuvent sous-tendre cette autonomie dans sa diversité et ce en connaissant les limites qui sont destinées à maintenir une sorte de lien commun, de pacte commun, fondateurs d'une forme d'identité principielle.
De fait, le sénatus-consulte du 4 juillet 1866 portant modification du sénatus-consulte du 3 mai 1854 qui règle la constitution des colonies, de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion avait conféré au conseil général un large champ d'autonomie décisionnelle et notamment la faculté de voter « les tarifs d'octroi de mer sur les objets de toute provenance, ainsi que les tarifs de douanes sur les produits étrangers, naturels ou fabriqués, importés dans la colonie » ; cependant, ils ne sont rendus exécutoires que par décret de l'Empereur et se doivent selon les commentateurs de l'époque de respecter les traités de commerce conclus par la France ; pour autant, il est alors aussi précisé que les « colonies recouvrent le droit de faire les tarifs de douanes, dans les mêmes conditions que, pour la métropole, le Corps législatif a le droit de faire des tarifs. Mais la question constitutionnelle du droit du souverain est réservée dans l'un et l'autre cas et ne saurait en aucune façon être engagée » 429 ( * ) .
Or, si dans certains domaines l'outre-mer français a pu connaître dans le passé une autonomie décisionnelle plus grande qu'actuellement, et si se font jour depuis un certain nombre d'années différentes réflexions en outre-mer sur des autonomies différenciées 430 ( * ) , les administrés concernés doivent pouvoir disposer de garanties similaires sans que la différenciation ne remette en cause des schèmes et valeurs communs qui fondent la société française, sauf à ne plus vouloir adhérer au pacte commun, au socle commun, et il vaut mieux alors se séparer.
En ce sens, le Conseil constitutionnel a posé quelques garde-fous essentiels qui fondent un socle commun que l'autonomie « locale » ne saurait « écorner ».
Ainsi a-t-il rappelé au travers des considérants 25 et 26 de sa décision du 9 avril 1996, Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie 431 ( * ) , que :
« 25. ... ni le principe de libre administration des collectivités territoriales ni la prise en compte de l'organisation particulière des territoires d'outre-mer ne sauraient conduire à ce que les conditions essentielles de mise en oeuvre des libertés publiques et par suite l'ensemble des garanties que celles-ci comportent, dépendent des décisions de collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire de la République ;
« 26. ... et que le législateur ne pouvait dès lors limiter la compétence de l'État aux seules garanties fondamentales des libertés publiques ... » ; le Conseil constitutionnel devant déclarer contraire à la Constitution le mot «fondamentales». »
Qui ne saurait, en outre, oublier la décision du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires dont les considérants 5 et 6 ont rappelé que :
« 5. ... ainsi que le proclame l'article 1 er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » ; que le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle ;
et que : « 6. ... ces principes fondamentaux s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance » 432 ( * ) .
Faut-il enfin rappeler la célèbre jurisprudence Préfet de l'Allier contre commune de Bellenaves, ma commune, aux termes de laquelle et selon l'analyse de la CAA de Lyon, il n'appartient pas à un conseil municipal de limiter la portée d'un traité sur le territoire de sa commune même si celui-ci est susceptible d'emporter des conséquences sur le mode de gestion des services publics locaux, une telle prérogative ne relevant que des compétences de l'État, ou en vertu de traités internationaux en vigueur, de l'Union européenne 433 ( * ) .
Cette dimension identitaire a encore été rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe 434 ( * ) , Conseil qui soulignait alors que l'article I-5 du traité, énonçait que l'Union « respecte l'identité nationale des États membres inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » et que la Charte des droits fondamentaux de l'Union, « conformément au paragraphe 4 de l'article II-112 du traité, dans la mesure où la Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres », « ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions », sont dès lors respectés les articles 1 er à 3 de la Constitution qui s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance.
Ainsi, très progressivement s'est dessiné une sorte de bloc identitaire, constituant les piliers, les fondations d'une appartenance collective que l'autonomie locale ne saurait remettre en cause, autonomie souvent revendiquée dans le contentieux constitutionnel et qui a finalement conduit à peu de censures 435 ( * ) .
C'est d'ailleurs dans cette optique que la révision constitutionnelle de mars 2003 réformant en particulier l'article 72 de la Constitution et introduisant notamment une faculté pour les collectivités territoriales de pouvoir, sur une habilitation législative, déroger à titre expérimental aux dispositions législatives ou réglementaires régissant l'exercice de leurs compétences 436 ( * ) , faculté il faut le reconnaître peu sollicitée depuis dix ans, s'accompagnait d'interdits précis s'agissant des conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou l'exercice d'un droit constitutionnellement garanti.
Il est vrai que le Conseil constitutionnel, saisi de la loi organique relative à cette expérimentation devait admettre que le pouvoir constituant puisse introduire dans la Constitution des dispositions nouvelles dérogeant à des règles ou principes de valeur constitutionnelle et, en l'espèce notamment, au principe d'égalité ; mais là encore le Conseil émettait des réserves tenant aux articles 7, 16 et 89 de la Constitution 437 ( * ) , reprenant en cela l'approche qui avait été la sienne dans sa décision de 1999 relative à la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie 438 ( * ) .
De fait, les apports foncièrement novateurs de la révision de 2003 n'ont guère été mis en pratique, quid de la subsidiarité, du pouvoir réglementaire local, de ce droit à l'expérimentation normative... ?
Des autonomies ultramarines différenciées, certes pourquoi pas.
Le colloque a fait apparaître les fondements juridiques d'une telle faculté, ses dimensions fonctionnelles, et la diversité des itinéraires.
Mais, au-delà du questionnement sur l'exercice de compétences de proximité, sur l'affirmation d'identités propres à des populations au sein d'autres populations et sur l'affirmation de dimensions identitaires culturelles, quelle est la portée de ces différenciations et quel en est le sens ?
À cet égard, la loi organique du 15 novembre 2013 portant actualisation de la loi organique de 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie 439 ( * ) n'a pas fait que montrer le développement de fortes différenciations juridiques et de compétences particulières comme celle relative à la création d'autorités administratives indépendantes ; elle a aussi, à l'inverse, contribué à intégrer dans ce territoire, et pourquoi ne le mettrai-je pas en avant, « avec des adaptations » certes, des règles analogues à celles régissant les collectivités locales « standards » comme sur le plan des règles budgétaires, l'organisation financière et comptable, le contrôle des juridictions financières, le statut de l'ordonnateur... amenant la Nouvelle-Calédonie à une dimension fonctionnelle très similaire à celle des autres collectivités territoriales 440 ( * ) .
Dès lors, les deux questions essentielles ne sont pas « comment » et « par quels moyens », mais pourquoi l'autonomie et pour quoi faire ?
Sur ce point, on pourrait ébaucher une réponse qui n'est pas forcément avouée ni toujours plaisante.
Il n'est pas interdit de penser que les outre-mer français, loin d'être pluriels et polychromes, évoluent vers des statuts juridiques très similaires voire identiques et de fait sur un modèle monochrome.
Sans le dire vraiment, sans peut-être toujours l'avouer et peut-être en estimant que les statuts divers actuels qui ont été présentés à l'occasion de ce colloque ne sont que des statuts transitionnels, et sans oser proposer le passage à un modèle fédéral, solution qui n'a jamais été retenue y compris lors des discussions tournant autour de l'écriture de la Constitution de la V e République, c'est sans doute - et cette affirmation va être inévitablement combattue - vers une sorte de « modèle » calédonien que se tournent nombre de responsables des collectivités ultramarines, à tout le moins si l'on s'en tient à certaines suggestions, remarques, voire comportements collectifs.
Contrôle du marché du travail local, adaptation territoriale des concours de la fonction publique nationale, capacité à maîtriser un certain commerce extérieur avec une dimension douanière spécifique 441 ( * ) , soustraction à certaines exigences de l'Union européenne, règlementation économique locale accentuée, fiscalité spécifique font partie de ces « revendications » (et au-delà des considérations identitaires symboliques) qui doivent amener à asseoir une autonomie locale renforcée qui ne reposera pas seulement sur l'exercice local d'un ensemble de compétences mais aussi et sans doute surtout sur une capacité à élaborer la norme, traductrice d'une politique définie localement, en somme à disposer de la compétence de la compétence, conduisant ainsi à quelque peu égratigner des attributs souverains.
* 427 Lois annotées ou Décrets, ordonnances, avis du Conseil d'État, etc., 1 ère série 1789-1830, p.15.
* 428 Voir Élise Untermaier, Les règles générales en droit public français, LGDJ, Bibliothèque Droit public, Tome 268, 2011.
* 429 M. Chamblain, Recueil général des lois et des arrêts, Sirey, 1866, Paris, 3, p.48-49.
* 430 Voir Karine Galy, « Pluralisme institutionnel et répartition des compétences locales : améliorer la cohérence et renforcer le partenariat », p.183 et s., in Aménagement du territoire et développement durable. Les collectivités françaises de l'espace Amazonie-Caraïbe en quête d'un projet territorial, (Marie-Joseph Aglaé (Dir.), Cujas, 2009.
* 431 Cons. const., Décision n°96-377DC, JORF, 13 avril 1996, p.5724, Rec., p.46.
* 432 Cons. const., Décision n° 99-412DC, JORF, 18 juin 1999, p.8964.
* 433 CAA Lyon, 13 décembre 2007, req. n°06LY00379, Préfet de l'Allier contre commune de Bellenaves, inédit.
* 434 Cons. const., Décision n°2004-505DC, JORF, 24 novembre 2004, p.19885, Rec., p. 173.
* 435 En ce sens, la récente décision du Conseil constitutionnel 2014-386 QPC du 28 mars 2014, collectivité de Saint-Barthélemy, JORF, 30 mars 2014, p. 6203.
* 436 Loi organique 2003-704 du 1 er août 2003 relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales, JORF, 2 août 2003, p.13217.
* 437 Cons. const., Décision n°2003-478 DC du 30 juillet 2003, Loi organique relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales, JORF, 2 août 2003, p.13302.
* 438 Cons. const. Décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, JORF, 21 mars 1999, p. 4238, Rec., p.63.
* 439 Loi organique 2013-1027 du 15 novembre 2013, JORF, 16 novembre 2013, p.18616 et s.
* 440 Cons. const., Décision n° 2013-678 DC du 14 novembre 2013, JORF, 16 novembre 2013, p. 18634.
* 441 Cf. Jean-Luc Albert, Douane et droit douanier, PUF, 2013.