II. LE PROBLÈME INSTITUTIONNEL : ENTRE PARALYSIE ET CONFUSION DES POUVOIRS, UNE RÉFORME IMPOSSIBLE
La sédimentation des problèmes du littoral est le fruit d' un jeu à somme nulle , dans lequel chacun des protagonistes a intérêt au statu quo . Les particuliers, les entreprises et les collectivités qui en subissent les conséquences n'ont pas le pouvoir de négociation nécessaire pour renverser cet équilibre.
A. UN POUVOIR POLITIQUE AUX MAINS LIÉES
Le bord de mer est le lieu de vie idéal pour près d'un Français sur trois, et cette tendance s'affirme au fil des années. Ainsi, l'attachement de la population au littoral et sa perception sont une composante essentielle des politiques publiques qui s'y rapportent . Faute de pédagogie, les problématiques environnementales l'emportent largement sur le développement équilibré des territoires, dans l'esprit des Français. La loi Littoral est ainsi sanctuarisée dans l'inconscient collectif, entraînant une paralysie politique apparente. Derrière cette posture qui empêche toute réforme intelligente, se dessine en réalité un mal pernicieux : la multiplication des dérogations ponctuelles dont les effets cumulatifs et l'évolution dans le temps ne sont pas toujours bien appréhendés.
1. Une loi sacralisée au nom d'un littoral sous forte pression
En 1973, le rapport Piquard fait le constat d'une situation inquiétante : zone de contact, le littoral est une succession de sites contrastés et biologiquement riches ; zone de croissance, il est aussi le lieu d'une intense activité économique traditionnelle (pêche, conchyliculture, marais salants, agriculture) et moderne (énergie, sidérurgie, pétrochimie), ainsi que d'une forte croissance urbaine et d'un tourisme de masse multiplié par trente en quarante ans. Le littoral accueille une pollution croissante : tandis que l'espace bâti progresse, celui du non bâti régresse. Il souligne alors que « le sentiment de l'urgence devient vif pendant qu'il est temps encore. »
Au fil des années, l'attractivité du littoral se confirme et se renforce . En 2010, les communes littorales ont une densité élevée de 285 hab./km² soit près de 2,5 fois plus forte que la moyenne hexagonale. Sur 4 % du territoire national, elles concentrent 40 % de la capacité d'hébergement touristique et 12 % des constructions annuelles. Le rythme de déprise des terres agricoles y est trois fois supérieur au reste du territoire.
ÉVOLUTION DU BÂTI DANS LES COMMUNES LITTORALES ENTRE 1990 ET 2010
Source : Observatoire national de la mer et du littoral
Il est inutile de revenir davantage sur les diverses pressions qui s'exercent sur le littoral, celles-ci ayant déjà été largement analysées dans les rapports parlementaires de 2004, et confirmées depuis par les nombreuses études publiées par l'Observatoire national de la mer et du littoral (ONML). L'ensemble des prévisions souligne que les soldes démographiques et migratoires continueront à alimenter la pression foncière sur les territoires littoraux dans les décennies à venir. Selon l'INSEE, la population des départements littoraux devrait ainsi croître de 19 % entre 2007 et 2040, contre 13 % pour le reste de la métropole.
La gestion de cette forte croissance de population renforce les enjeux d'aménagement du territoire , en bord de mer et en profondeur des terres, afin de concilier les différents usages. Le dispositif de la loi Littoral, à condition d'être appliqué dans toutes ses dimensions, est alors indispensable pour organiser le développement équilibré des côtes en gérant conjointement les phénomènes d'engorgement des transports, de saturation immobilière et de mitage des milieux naturels.
Paradoxalement, la pression qui s'exerce sur le littoral ne favorise pas les réflexions intelligentes sur un aménagement qu'elle rend pourtant nécessaire. A l'instar de toute règle d'urbanisme, la loi Littoral conditionne directement la valeur du foncier . Le moindre changement dans l'interprétation ou l'application de ses dispositions peut entraîner des flux financiers d'autant plus difficiles à maîtriser que la pression est forte. Des territoires entiers peuvent ainsi être déstabilisés et le statu quo est souvent privilégié.
2. Un dispositif mal connu mais largement plébiscité
A l'occasion du vingtième anniversaire de la Loi Littoral, un sondage téléphonique a été réalisé par l'institut CSA en juin 2006, pour le compte du ministère chargé de l'écologie et du développement durable.
a) Le littoral est perçu comme un espace menacé
Le littoral est considéré comme l'atout touristique le plus important par une majorité de Français (51 %). Avec le patrimoine culturel (47 %), il devance nettement la montagne (27 %), le patrimoine naturel (22 %), les espaces ruraux (17 %), les villes (11 %) et le vignoble (10 %).
En revanche, l'état du littoral (79 % de satisfaits) est jugé moins bon que celui de la montagne (91 %) et des espaces ruraux (85 %). Il ne devance que les villes (69 %) et les entrées et abords des villes (51 %).
Surtout, par rapport à la situation en 1986, seule une courte majorité de Français (53 %) estime que l'état du littoral s'est amélioré , quand 43 % jugent qu'il s'est détérioré.
b) La loi Littoral est méconnue mais jugée essentielle
La Loi Littoral n'est connue que d'une courte majorité de Français (55 %) . En revanche, 94 % de la population pensent qu'il est important qu'une telle loi existe , 67 % des Français la jugeant même très importante. Cet appel à la loi pourrait être encore plus net si elle était mieux connue.
c) La protection l'emporte sur le développement
Les Français considèrent que la loi Littoral est insuffisamment appliquée . Ils sont 45 % à demander plus de rigueur dans son application, tandis que 48 % suggèrent de la renforcer par de nouvelles dispositions encore plus protectrices.
Ils ne sont en revanche que 4 % à estimer que la Loi Littoral devrait être assouplie. Les critiques concernant d'éventuels effets négatifs sur le développement des espaces proches du littoral ne rencontrent que peu d'écho. Seuls 43 % des Français pensent qu'elle ne laisse pas assez de marges de manoeuvre et 39 % considèrent qu'elle freine le développement des côtes.
LA PERCEPTION DE LA LOI LITTORAL PAR LA POPULATION FRANÇAISE
Source : Les Français et la loi Littoral, juin 2006
Le déséquilibre entre protection et développement est également perceptible en ce qui concerne les acteurs du littoral. Une grande majorité de la population (61 %) fait surtout confiance aux associations de défense de l'environnement. L'action des collectivités locales et des élus locaux est jugée de manière plutôt ambiguë : elle ne contribue à l'amélioration du littoral que pour 33 % des Français.
Dans un souci de transparence, vos rapporteurs ne souhaitent pas occulter ces éléments statistiques . Ils soulignent cependant que les nombreux élus rencontrés sur le terrain étaient tous porteurs de projets respectueux de l'environnement. Loin de mépriser la loi Littoral, ils réclament au contraire une application de ses dispositions plus proche des réalités et plus conforme à son esprit initial. Il est dommage que quelques expériences malencontreuses et isolées donnent une image caricaturale de l'action quotidienne des élus locaux sur le littoral .
3. Une paralysie législative en trompe-l'oeil
La loi Littoral est réputée être un monument législatif , qui paralyserait autant le pouvoir politique que l'administration. Plusieurs modifications bienvenues ont néanmoins été ponctuellement adoptées, sans toutefois s'inscrire dans une réflexion d'ensemble .
a) Une loi apparemment sanctuarisée
L'application de la loi Littoral n'est pas satisfaisante. Il n'y a pas d'étude de législation comparée sur ce point, mais il ressort des auditions menées par vos rapporteurs que d'autres dispositifs, notamment en Amérique du Nord, semblent obtenir de meilleurs résultats et poser moins de difficultés.
Pourtant, la loi Littoral est aujourd'hui considérée comme une loi cathédrale, que l'on ne peut toucher « que d'une main tremblante » pour reprendre le mot de Montesquieu. L'idée même de sa réforme entraîne paralysie politique et crispation médiatique . Récemment, on a encore pu constater, à l'occasion de la présentation d'une première série d'amendements dans le cadre de l'examen du projet de loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR), à quel point le Gouvernement est effrayé par l'idée « d'ouvrir cette boîte de Pandore législative » 6 ( * ) . Le contenu des propositions n'est même pas jugé digne de débat, au nom du « risque très important » que représente une loi Littoral laissée à la merci du législateur.
Cette attitude dépasse les clivages partisans, d'autant que le principe majoritaire ne pèse pas en faveur d'une réflexion équilibrée. La proximité géographique avec des communes littorales est en effet un élément structurant de l'opinion des Français. La majorité d'entre eux ne vient en bord de mer que pour des activités touristiques, sans y vivre au quotidien. Le discours purement environnementaliste rencontre mécaniquement davantage d'écho auprès de la population que les préoccupations d'aménagement équilibré du territoire. Il est pourtant nécessaire de poursuivre intelligemment le développement du littoral, ne serait-ce que pour accueillir les touristes dans de bonnes conditions. L'agitation médiatique qui accompagne toute velléité de réforme est rarement propice à un travail pédagogique efficace sur ce point.
b) Une multiplication anarchique des dérogations ponctuelles
La sacralisation de la loi Littoral n'a pas empêché la multiplication des aménagements ponctuels.
Il n'existe en effet qu'une exception générale , prévue à l'article L. 146-8 du code de l'urbanisme, qui exclut du champ d'application des dispositions particulières au littoral, les grandes infrastructures de communication (aérodromes et ports maritimes à l'exclusion des ports de plaisance) ou de sécurité (défense nationale, sécurité maritime et civile), dès lors que la localisation de ces ouvrages répond à une nécessité technique impérative.
Toute autre dérogation doit être explicitement mentionnée dans le code de l'urbanisme. Plusieurs modifications mineures ont ainsi été adoptées à la suite d'amendements parlementaires, sans toutefois bouleverser l'économie générale de la loi Littoral. Elles résultent principalement de difficultés rencontrées dans l'application de politiques sectorielles nouvelles . En général, les dérogations introduites nécessitent l'accord du représentant de l'État et visent à concilier des règles contradictoires.
Vos rapporteurs ne souhaitent pas multiplier les dispositifs exceptionnels. Chacun d'entre eux répond certes à un objectif fondé, mais leur accumulation risque de priver d'effet les protections établies par la loi Littoral. En outre, s'agissant d'amendements parlementaires sans analyse d'impact, leur application entraîne parfois des difficultés qui dépassent l'intention initiale de leur auteur.
Vos rapporteurs recommandent par conséquent de procéder systématiquement à une expérimentation et à une étude d'impact avant l'introduction de tout nouveau dispositif dérogatoire en matière d'urbanisme littoral.
LES AMÉNAGEMENTS SUCCESSIFS DE LA LOI LITTORAL Depuis l'adoption de la loi du 3 janvier 1986, plusieurs évolutions sont intervenues pour assouplir son application et étendre les possibilités de construction. La loi n° 94-112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction a complété l'article L. 146-8 du code de l'urbanisme : la construction d'une station d'épuration d'eaux usées avec rejet en mer , non liée à une opération d'urbanisation nouvelle, peut déroger à titre exceptionnel aux dispositions particulières au littoral, sur autorisation conjointe des ministres chargés de l'urbanisme et de l'environnement. Cet amendement a été introduit pour donner une base juridique à la station d'épuration de Toulon. La loi n° 99-574 du 9 juillet 1999 d'orientation agricole a modifié l'article L. 146-4-I : par dérogation au principe de continuité, les constructions ou installations liées aux activités agricoles ou forestières incompatibles avec le voisinage des zones habitées peuvent être autorisées, en dehors des espaces proches du rivage, avec l'accord du préfet et après avis de la commission départementale des sites, perspectives et paysages. La loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains (loi SRU) a modifié l'article L. 146-4-III : les PLU ont désormais la possibilité d'étendre la largeur de la bande littorale au-delà de cent mètres pour des motifs liés à la sensibilité des milieux ou à l'érosion des côtes. Elle a également inséré un article L. 146-6-1 dans le code de l'urbanisme afin de résoudre le problème posé par les constructions érigées avant l'entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 1986 sur les plages et les espaces naturels qui leur sont proches . Cet article prévoit qu'un schéma d'aménagement peut autoriser leur maintien ou leur construction partielle à l'intérieur de la bande des cent mètres si elles concilient protection et accueil des touristes. Il s'agissait plus concrètement de permettre une opération prévue sur la plage de Pampelonne et censurée par le tribunal administratif de Nice (TA Nice, 23 décembre 1996, Association Vivre dans la presqu'île de Saint-Tropez c/ commune de Ramatuelle). La loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 relative à l'urbanisme et à l'habitat a modifié l'article L. 146-7 : les dispositions concernant les routes de transit ne s'appliquent désormais qu'au rivage de la mer et non aux rives des plans d'eau intérieurs. La loi n° 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux (loi DTR) a complété l'article L. 146-4-I du code de l'urbanisme : les travaux de mise aux normes des exploitations agricoles ne sont pas soumis au principe de continuité sous réserve que les effluents d'origine animale ne soient pas accrus. Elle a également créé le paragraphe V de l'article L. 146-4 : il entend exclure les rives des étiers et des rus de l'application des dispositions contraignantes relatives à la bande littorale et aux espaces proches du rivage, mais le décret d'application n'est pas encore paru. Enfin, elle a modifié l'article L. 145-1 pour éviter l'application conjointe des lois Montagne et Littoral , mais le décret pris pour son application n'a pas été validé par le Conseil d'État. La loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement (loi Grenelle 2) a supprimé cette dernière disposition. Elle a également modifié l'article L. 146-4-III : les ouvrages de raccordement aux réseaux publics de transport ou de distribution d'électricité des installations marines utilisant les énergies renouvelables sont explicitement exclus de l'application du principe d'inconstructibilité dans la bande littorale. Récemment, la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes a modifié l'article L. 146-6 : les canalisations du réseau public de transport ou de distribution d'électricité visant à promouvoir l'utilisation des énergies renouvelables peuvent être autorisées dans les espaces remarquables. |
* 6 Sénat - Séance du 25 octobre 2013 (compte rendu intégral des débats)