B. LE CHOIX D'UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT INCLUSIF ET DURABLE : UN ENJEU MAJEUR POUR L'AFRIQUE ET POUR SES PARTENAIRES
Nous avons un intérêt majeur à participer à la transformation du continent africain, mais pas à n'importe quel modèle de développement.
Dans les trente prochaines années, l'Afrique va construire des dizaines de milliers kilomètre de routes, des aéroports, des ports, des centaines de centrales électriques et de barrages hydrauliques, des millions de logements.
La quantité importera autant que la manière.
Les choix de modèle de développement qu'adoptent aujourd'hui les pays africains structureront les cinquante ans à venir .
Ces choix sont loin d'être indifférents pour les Africains comme pour nous.
A Arusha, en juin 2012, à la quarante-septième assemblée de la Banque africaine de développement, devant une assemblée de banquiers et de ministres des finances, le président de la BAD, Donald Kaberuka, s'est livré à un délicat et inhabituel exercice : parler de croissance inclusive et d'une sobre utilisation des ressources naturelles, au moment où les prix élevés sur les marchés internationaux et des découvertes inattendues de nouveaux gisements de minerais et d'hydrocarbures ont redonné aux dirigeants la fièvre des matières premières et où l'industrialisation du continent apparaît comme une nécessité, même au prix d'un accroissement encore plus important des inégalités.
« Il faut que les Africains rejoignent cet objectif, pas simplement parce que c'est la volonté de leurs bailleurs, mais parce qu'il est de notre responsabilité de protéger nos écosystèmes », a-t-il exhorté.
Le Président de la BAD rejoint un sentiment partagé par les observateurs que nous avons rencontrés. L'Afrique a encore le choix. Entre un développement « à la chinoise » dont la facture environnementale et sanitaire, après trente ans de croissance rapide, est très lourde. Ou un développement qui n'hypothèque pas l'immensité de ses ressources naturelles et une croissance qui offre des emplois aux jeunes et préserve les équilibres sociaux.
L'apport de cette phase de décollage au développement des pays africains ne saurait se limiter à la seule augmentation du PIB : la qualité de la croissance, sa capacité à générer des emplois, son impact sur le bien-être et l'environnement et sa contribution au renforcement des Etats sont aussi importants que son rythme.
La croissance s'accompagne souvent d'un accroissement des inégalités qui, si elles ne sont pas maîtrisées, peuvent remettre en question ses bénéfices à long terme. L'efficacité de la croissance économique, sa robustesse et sa capacité à créer de l'emploi peuvent être sapées à la base par les inégalités. Les mécanismes de réduction des inégalités et de protection des plus vulnérables, doivent ainsi se généraliser au sein de chaque pays.
L'objectif premier et fondamental consiste donc, pour les gouvernements africains, à réaliser une croissance qui inclue le plus grand nombre.
Les responsables politiques africains rencontrés en sont bien conscients. Le rôle de l'Etat ne doit pas seulement se traduire par l'égalité de traitement et d'opportunités des citoyens, mais par des réductions profondes de la pauvreté et un accroissement massif et correspondant des emplois.
En permettant d'exploiter le vaste potentiel du continent -- et en améliorant ses chances de tirer parti du dividende démographique - la croissance inclusive induira la prospérité par un élargissement de la base économique qui transcende les obstacles liés à l'âge, au sexe et à la situation géographique.
Dans ce contexte, le rôle des partenaires de l'Afrique, des bailleurs de fonds et, au premier chef, de la France, est d'accompagner les pays africains dans cette démarche.
L'aide au développement ne peut pas tout. Mais elle peut faire évoluer favorablement la balance des risques et des opportunités. Il revient aux Africains de décider pour eux-mêmes. Les mieux intentionnés de leurs amis ne pourront se substituer à leurs choix d'investissements, à leur combat.
C'est aussi notre intérêt. Si demain l'Afrique s'industrialise, elle sera une terre de délocalisation.
C'est déjà le cas à faible échelle dans le domaine des services informatiques, de la télé-saisie et des centres d'appel. Assistance technique, saisie de données comptables, back office pour de grandes compagnies d'assurances, prise de rendez-vous médicaux, vente par téléphone : la délocalisation de services est de plus en plus poussée.
Après les pays à bas coût de l'OCDE, tels l'Irlande, puis les pays émergents comme l'Inde ou l'Afrique du Sud, une troisième vague de pays africains fait surface, portée par le développement de la bande passante et l'accès Internet à haut débit.
Sur le continent africain, ils sont quelques-uns à vouloir surfer sur la vague : le Maroc, la Tunisie, le Kenya, l'Ouganda, mais aussi le Sénégal, le Mali, le Ghana ou le Nigeria.
Pressées de réduire leurs coûts, les entreprises françaises voient dans les pays d'Afrique du Nord et de l'Ouest une solution pratique à leurs besoins d'externalisation, avec des coûts moindres et une langue en partage.
Dans ce domaine, le Maghreb a montré la voie. A ce titre, le Maroc et la Tunisie sont largement en tête. A Casablanca, capitale économique du Royaume, le parc de CasaShore, avec ses 53 hectares et des coûts 30 à 50% inférieurs à l'Europe, fait le plein : Capgemini, Unilog, BNP Paribas, Axa, pour les filiales de grands groupes. Globalement, le secteur des call center au Maroc génère un chiffre d'affaires estimé à 2,6 milliards d'euros et quelque 25 000 emplois.
En Afrique de l'Ouest, le mouvement est perceptible, en particulier au Sénégal, mais il concerne des services de moindre valeur ajoutée, essentiellement le télémarketing et la télé-saisie. A Dakar, Premium Contact Center International (PCCI) est une success story. Ce centre ouvert en 2002 est aujourd'hui le plus important du Sénégal, avec près d'un millier de positions. Ses clients s'appellent Orange, Neuf Cegetel, Bayer, Poweo ou Canal +. Avec un coût de la bande passante à l'international très compétitif et des salaires attractifs - un employé à Dakar peut gagner trois fois le salaire moyen et rester huit fois moins cher que son équivalent français-, le Sénégal a des arguments à faire valoir.
En Afrique de l'est nous avons pu constater que l'Ethiopie se positionnait pour recevoir des délocalisations d'entreprises chinoises. Ainsi, le numéro deux mondial du prêt-à-porter, Hennes et Mauritz (H&M) en en train d'étendre son réseau de fournisseurs à l'Ethiopie, après avoir concentré 80 % de sa production sur le continent asiatique. En raison des augmentations des salaires en Chine, le coût de production d'un vêtement fabriqué actuellement en Ethiopie est moitié moins cher qu'un vêtement fabriqué en Chine en 2011, dernière année pour laquelle ces statistiques sont disponibles. En outre, les coûts de transport et les délais de livraison pourraient s'en trouver réduits, du fait de la plus grande proximité entre les côtes africaines et le marché européen, principale source de revenus du groupe.
L'Éthiopie dispose d'un savoir-faire historique dans le textile, le cuir et la chaussure depuis l'invasion italienne en 1935. L'enseigne britannique Tesco et le chinois Huajian, qui fournit les marques de chaussures Guess et Tommy Hilfiger, s'y fournissent déjà.
Imaginons à terme l'entrée progressive de pays africains dans la compétition internationale pour la délocalisation des services et des industries avec une population active de près de 1 milliard de personnes en 2050.
On a vécu cela ces dernières décennies avec le passage de 1,3 milliard d'actifs dans le monde, à la fin des années 1980, à 3 milliards d'actifs dans les années 2000.
Mis bout à bout, les phénomènes de croissance démographique et de la mise en marché du tiers-monde, puis des anciens pays communistes, ont provoqué la multiplication par deux de la population active sur le marché international du travail en une seule décennie.
La concurrence de la Chine et des autres émergents ont tiré les salaires et les systèmes sociaux vers le bas avec les résultats que l'on connaît.
Si nous voulons anticiper ces évolutions sur le continent africain, nous avons intérêts à promouvoir des modèles de croissance qui, tout en s'appuyant sur l'avantage comparatif des bas salaires, fait progressivement monter en puissance une régulation sociale au profit du plus grand nombre.
Entendons-nous bien, la délocalisation d'activités comprenant une forte part de main d'oeuvre peu qualifiée d'Europe vers l'Afrique n'est pas forcément en soi une mauvaise nouvelle. Comme l'a observé M. Jean-Michel Severino « quitte à délocaliser, il vaut mieux que cela se passe dans une zone de partenariat ».
Un des enjeux de demain sera la façon dont on peut accompagner l'Afrique dans la promotion simultanée de l'élévation des niveaux de vie et du respect de normes sociales minimales.
Le second objectif consiste à faire en sorte que la croissance soit durable, en aidant l'Afrique à faire la transition progressive vers la « croissance verte », qui protégera les moyens de subsistance, améliorera la sécurité hydrique, énergétique et alimentaire, favorisera l'utilisation durable des ressources naturelles et stimulera l'innovation, la création d'emplois et le développement économique.
C'est l'intérêt de l'Afrique, mais c'est aussi l'intérêt de la communauté internationale et de la France.
Il y a un intérêt partagé des Européens et des Africains à mettre le continent sur les rails d'une croissance inclusive et durable.
Pour les pays africains, les problèmes écologiques restent avant tout des problèmes du Nord et la croissance verte est souvent perçue comme un moyen de mettre des freins à leur quête de prospérité.
L'Afrique doit comprendre que, pour son développement, « avoir de l'eau, des sols, préserver ses forêts, c'est aussi important que construire des routes ou des hôpitaux ».
La pression exercée sur les écosystèmes va doubler d'ici à 2040. L'agriculture et la destruction des forêts sont les principales causes de cette dégradation dans un continent encore en majorité rural et sous-équipé en matière énergétique.
Si l'objectif est d'avoir un continent d'ici cinquante ans pleinement électrifié, avec une élévation générale du niveau de vie des deux milliards d'habitants africains avec un accès à l'ensemble des modes de consommation occidentaux, alors les choix effectués aujourd'hui sont fondamentaux pour l'équilibre de l'Afrique mais également pour celui de la planète.
C'est pourquoi la France, qui accueillera la prochaine conférence sur le climat, doit appuyer des modes de développement qui atténuent la pression sur les ressources naturelles tout en gérant plus efficacement les risques environnementaux, sociaux et économiques.
C'est un des défis de notre coopération avec l'Afrique que d'intégrer davantage, dans les projets et les stratégies opérationnelles, les enjeux environnementaux et sociaux. Et c'est pourquoi, le groupe AFD s'est engagé, sur la période 2012-2016, à atteindre un niveau important d'activité « climat » : 50 % de l'activité dans les pays en développement et 30 % de l'activité de Proparco. L'Agence Française de développement viendra ainsi avec le Fonds français pour l'environnement mondial (FFEM), l'Institut de recherche et développement (IRD), l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et la branche internationale de l'Office national des forêts (ONF), conforter l'offre de la coopération française dans le domaine du développement durable.
La question se pose en Afrique, elle est aussi posée à l'échelle mondiale : dans les réflexions internationales, notamment aux Nations unies, ou en France lors des Assises du développement, l'enjeu est bien désormais de savoir comment faire se rejoindre les objectifs de développement post 2015 et ceux liés à l'environnement dans la suite de Rio+20.
Et c'est l'intérêt de la France de promouvoir simultanément l'élévation des niveaux de vie et le respect des normes sociales et environnementales. Le réchauffement de la planète ne connaît pas les frontières. L'internationalisation des marchés du travail met en concurrence les systèmes sociaux de la planète. Dans ce contexte-là, notre intérêt est de promouvoir toutes les formes de régulation de la mondialisation.
Pour cela, il faut prendre encore davantage en compte les enjeux environnementaux et sociaux dans le dialogue avec les pays sur leurs politiques.