B. LES « MONTEURS », CRÉATEURS DE COMPLEXITÉ ET D'OPACITÉ PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Par définition, l'évadé fiscal s'affranchit des frontières. Comme le relève Maïté Gabet, « il faut avoir conscience du monde dans lequel nous vivons. Vous transférez des sommes à Singapour en deux minutes ; vous allez à Londres en deux heures ; vous n'avez plus besoin de liquide. Entre la dématérialisation, la liberté de circulation des personnes et des capitaux, il n'y a plus de contrôle des changes, cette évolution des sociétés est exponentielle depuis 15 ans . Sur les problématiques de domiciliation, quand vous pouvez être à Londres en deux heures, à Bruxelles en une heure, vous pouvez être dans vos trois maisons la même journée » 11 ( * ) .

Les processus d'évasion fiscale jouent sur la liberté de circulation des capitaux mais aussi des personnes au niveau international tandis que les services d'enquêtes (fiscaux ou judiciaires) demeurent particulièrement contraints par le principe de territorialité des règles nationales.

Les montages visent en conséquence à créer de l'opacité par le biais de multiples structures, chacune établie dans un Etat ou une juridiction différent.

L'enquête internationale menée par les journalistes du consortium ICIJ , dite « Offshore leaks », a mis au jour certains des montages les plus classiquement utilisés.

Anne Michel, journaliste au Monde , a ainsi expliqué devant la commission d'enquête : « deux banques françaises reviennent souvent dans nos fichiers : BNP Paribas et le Crédit agricole, mais toutes les grandes banques fonctionnent de cette façon. Les clients souhaitant passer par une banque française se rendaient dans une filiale, à Jersey ou en Asie ; la banque faisait alors appel à un prestataire de services financiers spécialisé dans la création de quick companies , Portcullis TrustNet ou Commonwealth Trust Limited. Les banques françaises sont censées vérifier que le client final n'est pas de nationalité européenne. L'enquête a montré qu'il y avait bien des Européens parmi les bénéficiaires ; les banques disent y avoir mis bon ordre depuis 2010 - mais nous ne disposons pas de données postérieures à cette date.

« Les fichiers de l'ICIJ font apparaître 56 montages de sociétés offshore à partir de filiales de BNP Paribas à Jersey, à Singapour, aux Iles Vierges, aux Samoa, aux Seychelles ou à Hong Kong, et 36 montages à partir des filiales du Crédit agricole en Suisse et en Asie. [...]

« Concrètement, BNP Paribas Jersey Trust Corporation Limited a ainsi été prestataire de services pour Triple 888 Fortune Limited, société offshore sise aux Iles Vierges britanniques, dont les administrateurs, fictifs, sont domiciliés à Jersey, aux Iles Vierges et aux Caïmans. Parmi ses actionnaires, UBS Nominees Limited, sise à Jersey... Bref, un montage opaque par excellence » 12 ( * ) .

Maïté Gabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales, lors de l'audition précitée, déclare également : « nous avons appris qu'il n'existe pas un lieu de l'opacification mais une ingénierie fiscale qui passe par un compte en Suisse, une société à Panama, un compte à Singapour ... Cette ingénierie est connue des praticiens du droit. Pour aller contre, il convient d'avoir les outils juridiques internationaux permettant de poser des questions, les outils de taxation de ces avoirs non déclarés, en interne, et des outils coercitifs. Nous avons amélioré notre dispositif depuis 2007. La coercition s'accroît progressivement. [...]

« L'interaction juridique conduit à une extrême opacité. La difficulté est liée à la traçabilité des structures ».

Les services judiciaires connaissent les mêmes difficultés pour identifier les montages, les structures, et pour les relier aux bénéficiaires économiques réels. Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière à la direction centrale de la police judiciaire, constate ainsi :

« Les sections ?affaires? de ces banques installées à l'étranger, ces ? private banks ? dont les ? desks ? travaillent par zone géographique, ne sont pas accessibles aux personnes qui ne sont pas introduites dans le milieu. Ces systèmes extrêmement sophistiqués intègrent nos réglementations et législations, anticipent sur leurs effets et s'adaptent par avance aux enquêtes dont ils pourraient faire l'objet . Personne, à part ceux qui connaissent très bien le système bancaire ou des avocats fiscalistes, ne pourrait faire de montages aussi sophistiqués. Il ne s'agit pas simplement de transférer des billets dans le coffre aménagé d'une voiture ou d'ouvrir un compte dans une banque où l'on connaît quelqu'un. La DNIFF et l'OCRGDF 13 ( * ) travaillent sur des schémas très complexes, dans lesquels les acteurs opèrent depuis la Suisse, via Londres, en direction des Bahamas puis du Panama, puis de Chypre, et ces transferts se font dans la nanoseconde, avec des sociétés offshore dont on ne connaît ni le bénéficiaire économique ni les comptes bancaires, qui peuvent par ailleurs être dans des pays différents . C'est un jeu de piste destiné à perdre les enquêteurs . Les délais de réponse à des réquisitions judiciaires peuvent alors être très longs » 14 ( * ) .

À ce jour, on compterait, d'après Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, 850 000 sociétés dans les îles Vierges britanniques et 120 000 aux Seychelles (soit une multiplication par six en trois ans).

Mémento de la création de société dans les Iles Caïmans
Extraits de l'audition de Jean-Jacques Augier (4 juillet 2013)

M. Jean-Jacques Augier . - Je ne prétends pas qu'il n'y a pas d'intérêt fiscal à investir [dans les îles Caïmans] . Simplement, je n'en ai jamais recherché. Aucun pays n'est un paradis fiscal en soi. [...] Les îles Caïmans n'ont pas de fiscalité locale ni de frais d'immatriculation. Il suffit d'un dollar pour créer une société . Les autorités veulent connaître la composition du capital mais ne transmettent pas l'information à des autorités extérieures. Je ne doute pas que certains cherchent à exploiter ces facilités.

Concrètement, des avocats installés à Hong-Kong aident leurs clients à s'installer aux îles Caïmans grâce à des correspondants locaux ; ils s'occupent de tout .

M. Éric Bocquet, rapporteur . - Combien cela coûte-t-il ?

M. Jean-Jacques Augier. - Quelques milliers de dollars. En 2005, mon associé a versé 7 000 dollars au cabinet de Hong-Kong et autant à un cabinet local.

M. Éric Bocquet, rapporteur . - Quels sont les effectifs des entreprises installées là-bas ?

M. Jean-Jacques Augier. - Il s'agit de holdings pures, sans effectifs. IBL est une structure avortée qui n'a jamais eu d'activité, Xanadu est une holding pure, de même que la sous-filiale installée à Hong-Kong : l'activité économique, elle, est en Chine, 80 personnes y sont employées .

Les montages prennent des formes particulièrement diverses. L'OCDE aurait identifié plus de 400 montages - frauduleux ou non - destinés à échapper à l'impôt.

Les entreprises utilisent plus volontiers des montages relevant de « l'optimisation fiscale agressive » ( cf. encadré). L'enjeu pour l'administration fiscale française est alors de prouver que ce montage est contraire à la loi , soit qu'il relève d'un abus de droit, soit qu'il s'apparente à un acte anormal de gestion, soit qu'il ne respecte pas un dispositif spécifique dit « anti-abus ». Pour sa part, l'entreprise veillera toujours à prouver qu'elle s'est conformée au cadre juridique en vigueur.

Mémento de l'évasion fiscale de l'entreprise
Extraits de l'audition d'Olivier Sivieude, directeur des vérifications nationales et internationales (4 juillet 2013)

« S'agissant des rappels effectués en matière internationale, je citerai cinq catégories de pratiques parmi les plus fréquentes dans des domaines non financiers à proprement parler. L'usage des prix de transfert d'abord : par exemple une entreprise française facture insuffisamment ses prestations à ses filiales étrangères ou une entreprise étrangère installée en France est trop faiblement rémunérée. Le business restructuring, ensuite, qui consiste à transférer des fonctions - achats, marketing, publicité... - dans d'autres entités installées dans des pays à fiscalité plus favorable, le plus souvent la Suisse, parfois le Luxembourg. Cela entraîne une perte de substance, donc de bénéfice imposable. Troisième pratique, les sociétés propriétaires des marques sont installées dans des pays à fiscalité favorable et perçoivent des redevances anormalement élevées de la part des filiales. La quatrième catégorie consiste pour certains groupes à utiliser des entités situées dans des paradis fiscaux pour se faire facturer des prestations ou des opérations financières. Enfin dans le domaine de l'économie numérique, des entreprises nient la réalité même d'une activité en France. Aucun secteur professionnel n'échappe totalement à ces pratiques mais heureusement, toutes les entreprises de ces secteurs n'y cèdent pas.

« Quant aux montages financiers ils ont toujours le même objet : accroître les charges financières en France et faire en sorte que le produit correspondant ne soit pas taxable. Nous y perdons et l'autre pays dans lequel le produit est perçu n'y gagne rien, seule l'entreprise en profite. Cinq types de procédés sont utilisés. L'endettement artificiel, d'abord : des réserves financières sont distribuées dans un autre pays, puis prêtées à la société française sous forme d'obligations remboursables en actions (ORA) par exemple. L'argent ne sort pas réellement de l'entreprise, l'actionnariat n'est pas modifié, mais les charges financières augmentent.

« D'autres produits, appelés Repurchase agreement operations (Repo), consistent en un prêt à une filiale américaine ou anglaise, qui confie en gage des titres dont les dividendes se substituent aux intérêts à verser. Ceux-ci auraient été imposables, alors que les dividendes, entre société-fille et société-mère, sont exonérés et n'ont pas à être déclarés en France.

« Une société peut aussi emprunter, non pas directement à sa société-mère au Canada ou au Japon par exemple, mais auprès d'une entité située dans un paradis fiscal dans laquelle la mère a déposé de l'argent : le produit n'en sera pas taxé. Elle peut aussi sous-capitaliser des filiales créées dans certains États, et leur accorder des abandons de créances ou des subventions, qui n'y sont pas imposées. La charge est en France et le produit, à l'étranger, n'est pas taxé... ».

Pour les particuliers, la soustraction à l'impôt peut prendre la forme d'un exil, c'est-à-dire d'un déplacement physique de la personne, par exemple en Suisse ou en Belgique. Des pratiques d'optimisation peuvent également avoir cours mais les montages internationaux relèvent, le plus souvent, de la fraude fiscale, c'est-à-dire un acte fiscalement et pénalement sanctionné. En effet, il s'agit non seulement de minorer l'impôt sur le revenu mais également l'impôt sur le patrimoine (ISF), en omettant de déclarer les actifs détenus à l'étranger.

Mémento de l'évasion fiscale des particuliers

Extraits de l'audition de Pierre Condamin-Gerbier (12 juin 2013)

« J'étais basé à Londres mais je voyageais très régulièrement dans les places aujourd'hui qualifiées ?d'off-shore? pour le compte [...] des familles avec lesquelles elles avaient des relations personnelles ou professionnelles. J'ai ensuite pris résidence en Suisse [...] . J'ai eu l'occasion d'être témoin des pratiques de l'ensemble de leurs conseils, notamment bancaires. J'ai pu observer la totalité de la palette de solutions techniques imaginées par des banques, notamment françaises, au service de clients internationaux. Ces outils permettaient d'aider les clients à optimiser légalement leur fiscalité, ou parfois à mettre en place un exil fiscal, jusqu'à la fraude la plus sophistiquée telle qu'elle est aujourd'hui découverte dans l'environnement français au travers de l'affaire UBS. L'intégralité des banques suisses et étrangères présentes en Suisse ont eu des pratiques similaires sur le territoire français. [...]

« Tant l'ingénierie patrimoniale que les structures et les équipes permettant la fraude fiscale étaient en Suisse. Aujourd'hui, la Suisse conserve des professionnels qui réfléchissent aux solutions internationales, mais celles-ci sont mises en oeuvre hors d'Europe, notamment au Moyen-Orient et à Hong-Kong, qui accueille la plupart des grandes fortunes internationales . La Suisse ne peut se permettre de risquer les exportations de ses grands industriels.

« L'argent est donc envoyé plus loin, et les structures se sophistiquent. Les journalistes évoquent souvent les trusts. C'est un instrument de droit anglo-saxon qui concerne à l'origine la protection familiale, la préservation de patrimoine ou la gestion de fonds de pension. Des avocats fiscalistes parisiens et londoniens l'ont détourné de ces motifs louables et licites. Le trust est toutefois aujourd'hui beaucoup moins utilisé.

« L'assurance-vie luxembourgeoise est le seul moyen d'ouvrir un compte auprès d'une banque suisse sans que les titulaires réels ne figurent dans les documents d'ouverture de compte comme ayants droit économiques. La France a appliqué des textes européens en matière d'investissement immobiliers. Lorsque vous achetez un bien immobilier en France au travers d'une structure de droit étranger, l'administration fiscale française vous donne deux possibilités : révéler qui est derrière cette structure ou payer 3 % de la valeur de marché du bien par an. Lorsque vous utilisez un contrat d'assurance-vie dont le prestataire est une société européenne ou une société dont la maison mère est cotée sur un marché européen, vous avez le droit de faire l'acquisition du bien immobilier français au travers de la structure intermédiaire étrangère avec la société d'assurance-vie comme contrepartie réelle. L'administration française s'en contente et accepte que la société d'assurance-vie soit désignée comme ayant droit économique. Ceci est très largement utilisé. La plupart des très grandes structurations de réinvestissement de l'argent non déclaré en France se font au travers l'assurance-vie luxembourgeoise. [...]

« L'autre grande technique pour le réinvestissement des capitaux non déclarés est celle des prêts lombards. Si un client souhaite acquérir un bien immobilier en France avec de l'argent non déclaré placé en Suisse, il sollicite un prêt auprès d'un établissement bancaire qui se garantit par une hypothèque sur le bien immobilier en question. La véritable garantie se situe hors livre. Elle est donnée par la filiale suisse à sa maison mère parisienne, dans un contrat et une comptabilité parallèles.

« Les banques sont les premiers acteurs du système que je décris. Elles ont développé en leur sein des équipes d'ingénierie patrimoniale qui suivent très précisément ces questions. Aux conférences d'ingénierie patrimoniale ou de family office organisées par des sociétés françaises ou anglo-saxonnes, l'une des premières remarques concerne l'absence de représentants de l'administration et la liberté de parole qui en découle. Elles vont chercher la valeur ajoutée auprès des grands cabinets d'avocats et fédèrent tous les professionnels nécessaires .

« De nouvelles classes d'actifs, au-delà des marchés financiers, sont aujourd'hui très favorables, comme le mobilier ou l'art. Les banques ont ouvert des départements ?art? par intérêt, car ce marché permet de mener une fraude à plus grande échelle et de façon moins régulée. De plus, les oeuvres d'art ne rentrent pas dans la base de calcul de l'ISF. Les banques sont très présentes sur ce marché. L'un des principaux sponsors de la foire d'art de Bâle est UBS ».

En première analyse, la commission d'enquête a pu établir de manière incontestable la nécessité de s'appuyer sur une banque et, le plus souvent sur un des plus grands établissements internationaux, pour se livrer à des pratiques d'évasion fiscale .

Il est plus délicat de déterminer la nature exacte des liens qui lient la banque et son client, tant il est apparu que les banques pouvaient tout à la fois être des complices actifs des évadés fiscaux ou alors agir dans l'ignorance de l'intention de ces derniers. Il n'est d'ailleurs pas exclu que certains établissements, à défaut de prendre une part active à l'évasion fiscale, sachent « détourner la tête »...


* 11 Audition du 23 juillet 2013.

* 12 Audition du 4 juillet 2013.

* 13 Division nationale d'investigations financières et fiscales et Office centrale pour la répression de la grande délinquance financière.

* 14 Audition du 26 juin 2013.

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