D. QUELLE COHÉRENCE FACE À LA MONTÉE DU TERRORISME ISLAMISTE ?

1. L'islamisme radical se développe désormais du Moyen-Orient à l'Afrique de l'Ouest, en passant par le Sahel et le Maghreb ; il est susceptible de nourrir le terrorisme djihadiste

L'islamisme, a fortiori radical, n'est pas l'Islam. Celui-ci est une des grandes religions de l'Humanité, fondée, comme le Judaïsme et le Christianisme, sur le monothéisme. L'islamisme est un détournement de la religion à des fins politiques.

La question de la radicalisation « islamiste » des sociétés du Mashrek, du Maghreb et désormais du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest dépasse le strict cadre de réflexion de notre groupe de travail « Sahel ». C'est toutefois un élément de contexte incontournable. Une réflexion approfondie nous semble indispensable en la matière.

a) La radicalisation islamiste en Afrique sub-saharienne : un phénomène ancien, une prise de conscience récente

Partout dans la bade sahélo saharienne et en particulier au Niger, en Mauritanie, au Mali, on peut faire le constat -sans doute vrai pour toute l'Afrique de l'Ouest ?- de la présence croissante d'un islamisme qui peut nourrir des dérives terroristes au nom d'un « djihad global » dirigé contre l'Occident.

Depuis les années 1990 -certains affirment même que ce mouvement remonte aux années 1970-, les pays du Golfe et en particulier l'Arabie saoudite financent la construction de mosquées, de médersas, d'instituts de santé, d'écoles, de centres de recherche. Leur influence religieuse ne cesse de s'étendre aux dépends des confréries soufies et de l'islam malékite , principalement dans les couches de la société les plus défavorisées, dans des pays où les programmes d'ajustement structurel des années 1980 ont conduit à rétrécir encore le poids des administrations, dans des pays qui manquent d'infrastructures et sont restés en marge du développement.

Plusieurs auteurs situent l'émergence de « l'islamisme politique » dans le monde musulman aux années 1970. De l'Afrique du Nord à l'Égypte, à la Turquie, à l'Asie du Sud et du Sud-Est, la montée de l'islamisme radical s'exerce dans un contexte de déclin du nationalisme arabe et de montée en puissance de l'Arabie Saoudite et des pays du Golfe dont le Qatar : rôle de l'immigration depuis différentes parties du monde musulman vers le Golfe, développement du système bancaire islamique, prolifération des fondations saoudiennes de bienfaisance plus ou moins contrôlées, développement de lieux de formation fondamentaliste.... Bénéficiant de la montée des cours du pétrole, l'Arabie Saoudite est souvent décrite comme investie activement dans la montée d'un nouveau radicalisme islamiste, par le biais de fonds considérables investis dans la promotion d'un prosélytisme dont les fers de lance sont des prêcheurs wahhabites.

À Bamako , au Mali, certaines personnes auditionnées par vos rapporteurs ont affirmé que les fonds étrangers avaient permis la construction de mosquées au rythme d'une par semaine, depuis plus d'une décennie.

La trajectoire personnelle d'Iyad ag Ghali est emblématique : à l'origine laïc, l'ancien leader des rébellions touarègues aurait progressivement basculé, d'abord vers un fondamentalisme quiétiste (initié par des prêcheurs pakistanais d'Al Dawa, confirmé lors de son séjour en tant que Consul du Mali à Djedda, en Arabie Saoudite, où il avait été nommé par ATT), puis vers la rébellion armée en étroite coopération avec des groupes terroristes identifiés comme tels : AQMI et le MUJAO.

Cette radicalisation ne concerne pas seulement le Nord. Au Sud du pays, l'islam bambara , très majoritairement malékite, est lui aussi travaillé par le fondamentalisme. La présidence du Haut conseil islamique a été confiée à une personnalité « wahhabite », alors que 80 % de la population malienne est de rite malékite et professe un Islam pacifique et tolérant. Revendication de longue date, la nomination en août 2012 d'un ministre des affaires religieuses et du culte vient couronner une lente évolution.

Certains chercheurs vont jusqu'à estimer qu'il y avait une convergence, voire un projet politique visant à instaurer au Mali un « Califat islamique » imposant la charia en matière pénale et à négocier avec le soutien du mouvement d'Iyad ag Ghali (Ansar Dine) l'éventuel établissement d'une plate-forme commune entre le Nord et le Sud du pays. Sans aller jusque-là, d'autres considèrent que ce n'est probablement pas un hasard si l'imam Mahmoud Dicko, Président du Haut conseil islamique du Mali (HCIM), s'est rendu à Gao quand la ville était sous le joug des groupes terroristes, où il aurait rencontré un porte-parole du MUJAO. Tout cela mérite dans doute une analyse plus approfondie.

La montée en puissance des fondamentalistes dans la sphère politique malienne est antérieure à l'offensive terroriste, comme l'a montré le débat autour du Code des personnes et de la famille sous le régime du président ATT. Cette réforme, proposée en 2009, visait à moderniser le statut de la famille, amendait une cinquantaine d'articles de loi, reconnaissait l'égalité entre les hommes et les femmes ou organisait la reconnaissance des enfants nés hors mariage. Elle a été annulée sous l'influence des fondamentalistes au nom de la charia que le président ATT a cependant refusé d'étendre au domaine pénal.

Vos rapporteurs ont tenu à s'entretenir de cette situation, à Bamako, avec M. Ousmane Madani Cherif HAÏDARA, vice-président du Haut conseil islamique, chef du mouvement religieux (modéré) Ançar Dine 154 ( * ) , malékite, l'un des prêcheurs traditionnellement les plus écoutés du Mali, qui s'est ouvertement opposé à la montée de l'islamisme radical, au prix d'ailleurs de menaces sur sa propre sécurité.

Cet entretien a confirmé leur analyse sur la transformation de l'islam au Mali. Il a confirmé l'existence d'un financement extérieur très actif pour la construction de mosquées, de centres sanitaires et sociaux et de médersas au Mali ces quinze dernières années.

En Mauritanie , une étude récente 155 ( * ) indique que depuis les années 1980, les réseaux culturels, religieux et financiers du Golfe arabique notamment viennent soutenir, susciter ou dédoubler l'activisme des prédicateurs. Une enquête 156 ( * ) menée en 2004-2005 a mis en évidence l'inflation spectaculaire du nombre des mosquées et le développement de l'activisme associatif .

b) Le rôle ambigu de certaines associations caritatives du Golfe

Les organisations non gouvernementales , en particulier des organisations de secours du Golfe et de la péninsule arabique, ont pu être soupçonnées d'être les vecteurs de la diffusion d'un islamisme fondamentaliste, sinon radical, dans les pays du Sahel et d'Afrique de l'Ouest, susceptible de nourrir le djihadisme armé.

Quel est le poids de ces idéologies importées dans la radicalisation religieuse perceptible au sein des sociétés africaines ?

Au Nord Mali , nous l'avons déjà relevé, des allégations de presse (non confirmées à ce jour) ont fait état de financements, directs ou indirects, de groupes armés par certaines organisations non gouvernementales comme le Croissant rouge qatarien , ou Qatar's charity, en particulier s'agissant du financement de l'hôpital de Gao, lorsqu'il était sous « administration » du MUJAO, ou de l'organisation de convois de médicaments escortés par des groupes armés.

Pour autant qu'on puisse en juger, si beaucoup d'allégations semblent parfois confiner au fantasme, l'action ou l'influence nouvelle de ces acteurs au Nord-Mali révèle sans aucun doute la pénétration d'un islamisme jusqu'alors étranger à l'Afrique sub-saharienne.

Au Niger , une étude récente 157 ( * ) a analysé la pénétration progressive d'ONG fondamentalistes dans les champs de l'éducation, du religieux et de la santé : «  Au sein d'une population nigérienne encore à 84 % rurale où l'école publique s'est difficilement développée, l'école coranique (medersa) permet de diffuser des rudiments pour la pratique courante de l'islam mais aussi des normes sociales et morales(...). Il y aurait près de 50 000 medersas au Niger. (..) La première grande mosquée construite avec des fonds saoudiens est inaugurée à Niamey en 1965. Les mosquées sont utilisées par tous les mouvements lors du recours aux prêches. Pour les dizaines d'associations islamiques à tendance fondamentaliste du pays, les prêches sont des moyens efficaces et peu chers pour diffuser leur idéologie et recruter de nouveaux membres. Ces ONG utilisent les écoles et les mosquées pour propager leur da'wa 158 ( * ) . Devant les besoins importants des populations (..) les plus grandes ONG islamiques ont pris en charge la construction et la gestion de centres de santé et d'hôpitaux, notamment dans les centres urbains. Le Croissant rouge iranien dispose d'une clinique en plein centre-ville de Niamey mais également dans les principales villes à l'intérieur du pays. Le Croissant rouge qatarien (CRQ) est arrivé au Niger lors de la crise alimentaire de 2005 avec des projets dans les secteurs de la récupération nutritionnelle . Au vu des besoins des populations, le CRQ a transformé une partie de ses actions en opérations de développement dans le secteur de l'eau et de l'assainissement (projet de 30 000 latrines familiales, forages) pour des montants se chiffrant en millions de dollars. Lors de la crise alimentaire de 2010, et suite à l'appel lancé par le gouvernement nigérien, le CRQ a mené des opérations de sécurité alimentaire dans les régions de Tahoua, Maradi et Zinder avec des opérations de maraîchage, de formation d'agriculteurs, d'élargissement des superficies des surfaces arables et la création de banques céréalières. Enfin, le CRQ s'est engagé dans un appui technique et de formation pour la croix rouge nigérienne. »

Recommandation : Documenter notre connaissance du phénomène de la radicalisation islamiste en Afrique de l'Ouest , pour dresser un état des lieux de la situation et y mesurer aujourd'hui la force des courants radicaux. En particulier, la question la scolarisation des enfants dans des médersas fondamentalistes doit faire l'objet d'une étude attentive. Le soutien à l'éducation francophone et laïque doit être un des axes forts de notre politique de développement. Celui-ci seul peut, à terme, permettre d'enrayer la radicalisation islamiste.

2. Un problème à penser globalement, pour lui apporter des réponses cohérentes

Comment nous positionner face au continuum qui va de l'islamisme politique au salafisme qui peut conduire, selon le cas, au terrorisme de type djihadiste ? Nous l'avons déjà dit, il faut mettre de la cohérence dans nos positions et penser globalement le problème de l'islamisme radical. Celui-ci se veut une réponse aux dérives hyper individualistes des sociétés libérales de l'Occident. Mais il peut apparaître aussi comme une réponse à l'anomie qui se développe dans des sociétés acculées à une extrême misère.

À cet égard, on pourra se référer à l'analyse développée récemment, dans le cadre de la réflexion sur « Les changements politiques dans le monde arabe », devant l'Académie des sciences morales et politiques par Jean-Pierre Chevènement, co-président du groupe de travail :

Extrait de la communication : « Les changements politiques dans le monde arabe », 3 décembre 2012, Jean-Pierre Chevènement

« L'Islam est la religion de 1 200 millions d'hommes et de femmes, de l'Océan Atlantique aux confins de la Chine, de l'Afrique noire à l'Asie Centrale, et jusqu'aux mers du Sud (Indonésie, Philippines). L'Islam est plus qu'une religion. C'est une organisation sociale qui se veut fondée sur la parole incréée de Dieu, transmise par le Prophète, Mahomet, et sur la tradition. (...) L'Islam, au XXI e siècle, est au coeur du monde. Nul ne peut se désintéresser de son avenir. (...)

« Selon une thèse que j'emprunte en partie à Pierre Brochand 159 ( * ) , l'Islam serait de fait la principale force de résistance à la globalisation libérale que portent l'essor des nouvelles technologies de la communication, la libération des flux de capitaux, de marchandises et de services, sans parler des flux migratoires et enfin la dynamique de l'hyperindividualisme libéral.

C'est surtout, selon moi, à ce dernier trait que l'Islamisme s'oppose le plus fortement (il ne s'oppose pas à la libération des capitaux) ni plus généralement au libéralisme économique. La dynamique hyperindividualiste à quoi a abouti la civilisation occidentale n'est plus contrôlée.

« Samuel Huntington a inventé, en 1994, l'expression de « choc des civilisations » : il visait principalement l'Islam qui oppose à l'hyperindividualisme libéral une réaction non étatique de même nature, qu'on peut qualifier d'« identitaire ».

« Ses valeurs : primauté du groupe et de la famille patriarcale, hétéronomie absolue, confusion du public et du privé, du politique et du religieux, interdits sexuels, etc. l'opposent trait pour trait à l'hyperindividualisme porté par la globalisation libérale. L'Islam apparaît de fait, dans le monde d'aujourd'hui, comme le porteur par excellence de la tradition . Il n'en est certainement pas le seul vecteur, mais il est à coup sûr le plus dynamique.

Il me paraît nécessaire cependant de bien distinguer entre l'Islam qui est d'abord une religion, même si elle tend à régenter l'espace social tout entier (mais quelle religion n'en a-t-elle pas eu la tentation ?), et par ailleurs l'islamisme qui est une idéologie politique et qui tend à la conquête du pouvoir politique.

« Plusieurs sensibilités s'y expriment : des courants modernistes (c'était largement le cas du nationalisme arabe) mais aussi des réactions d'autodéfense par rapport à l'hyperindividualisme libéral confondu avec l'Occident qu'on peut distinguer selon le niveau de dissidence qu'elles expriment : les réactions de rejet : le djihadisme ; les réactions de refus : l'islamisme politique ; les réactions de repli : l'islamisation des moeurs.

« 1. Le djihadisme préconise le retour à la lettre du Coran et au califat originel, par la guerre à la fois contre l'Occident et contre ses suppôts locaux (les régimes « mécréants »). (...) C'est un terreau qu'il faut assécher si on veut pouvoir les réduire. Ils ne représentent d'ailleurs qu'une très petite minorité, chez des hommes jeunes, en pleine crise d'identité, mais la masse des musulmans, fondamentalement modérés, les rejette.

« 2. L'autodéfense musulmane peut prendre en pays d'Islam la forme du refus : c'est l'islamisme politique qui recherche non la confrontation globale avec l'Occident mais la prise de pouvoir dans un pays donné par la voie des élections, avec l'objectif d'y imposer la « charia ». L'islamisme politique est pragmatique. Il ne remet pas en cause le marché. Il est ouvert aux compromis. La question qui se pose est de savoir s'il peut accepter le pluralisme, l'alternance, une totale liberté de conscience, d'opinion, bref de démocratie et qu'on puisse ainsi parler de « démocratie musulmane » comme il y a eu, après 1945, en Europe, une « démocratie chrétienne » ? (...)

« 3. Il est une troisième forme de réaction des sociétés musulmanes à l'hyperindividualisme libéral porté par l'Occident : c'est le repli, l'islamisation des moeurs , quelquefois encouragée par des gouvernements non-islamistes, mais dont il n'est pas aventuré de prédire qu'elle nourrira à terme l'islamisme politique et qui sera pénible voire insupportable aux musulmans qui n'ont pas la soumission au Coran comme dogme exclusif.

« Il existe ainsi un savant dégradé de réactions défensives des sociétés musulmanes à la déferlante de l'hyperindividualisme libéral. Mais il y a aussi des synthèses modernistes en gestation.(...)

« Quelle politique arabe pour la France ? Il faut instaurer la cohérence : on ne peut pas à la fois hystériser l'islam en France et proposer « l'union pour la Méditerranée ».

« On ne peut pas soutenir l'islamisme politique dans le monde arabe en fermant les yeux sur ses dérives djihadistes et combattre ce même djihadisme en Asie (Afghanistan) ou en Afrique (Mali). On ne doit pas faire non plus comme si l'islamisme politique était le seul régime qui convenait chez eux aux peuples arabes et prôner en même temps l'intégration en France de nos compatriotes de tradition musulmane. Nous éprouvons certes quelques difficultés de transmission des valeurs républicaines. Mais ce n'est pas le problème de l'Islam. C'est le problème de la France ! ».

Une vision d'ensemble nous semble nécessaire : il faut introduire de la cohérence, dans notre approche, face au continuum que peut représenter, dans une certaine mesure, l'islamisme politique, les différents courants salafistes et le « djihadisme » armé, (entendu comme l'action des groupes terroristes dressée contre nos intérêts). Au djihadisme armé, il ne peut évidemment être répondu qu'au plan militaire, où il se place lui-même.

Pour le reste, il faut distinguer entre l'islam et l'islam politique, qui détourne la religion à des fins politiques, pour bâtir un modèle de société où les valeurs républicaines (alternance démocratique, égalité hommes-femmes, etc...) ne trouvent pas forcément leur compte. Il est indispensable d'approfondir nos analyses sur les changements politiques dans le monde arabo-musulman.

Sur le plan de notre politique étrangère, la question se pose de savoir jusqu'où il est possible de vouloir armer une opposition syrienne où les fondamentalistes paraissent avoir repris la main, tout en combattant AQMI au Sahel. Si réellement, comme plusieurs personnalités rencontrées dans nos déplacements et entretiens l'ont affirmé, l'appel d'air « djihadiste » vers la Syrie se compte en centaines en Europe, mais en milliers dans les pays arabes sunnites (Tunisiens, Libyens, Égyptiens, Irakiens...) faisant face à d'autres belligérants, chiites ceux-là, venus du Liban (Hezbollah) ou de l'Iran, alors l'onde de choc lors du retour à leur pays d'origine de ces combattants dépassera largement celui des « Afghans » dans les décennies précédentes.

Seul un approfondissement de nos analyses pourra nous permettre de répondre de façon pertinente à ces questions qui ne concernent pas que la politique étrangère.


* 154 À ne pas confondre avec le mouvement Ansar Dine d'Iyad ag Ghali

* 155 Ould Ahmed Salem Zekeria, « Les mutations paradoxales de l'islamisme en Mauritanie », Cahiers d'études africaines, 2012/2 N° 206-207, p. 635-664.

* 156 Ould Ahmed Salem, 2007

* 157 L'islam et les ONG islamiques au Niger, Sylvain Touati Institut français des relations internationales, janvier 2011, in carnet du CAP

* 158 « Dawa » signifie « témoignage »

* 159 Ancien directeur général de la DGSE

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