C. L'ÉLABORATION DE SCÉNARIOS PROSPECTIFS
Dominique ROUSSET
Michel Ruffin, confirmez-vous que la Datar est active dans la réflexion prospective, non dans la prévision ? Ce point constitue-t-il une différence avec l'ancien CGP ?
Michel RUFFIN
Un discours classique consiste à avancer que le CGP réalisait de la prévision macroéconomique, de la modélisation, tandis que la Datar réalise de la prospective. A mon sens la ligne de partage entre les deux institutions repose plutôt sur une double spécificité de la Datar.
D'abord, le fait qu'elle croise l'action et la stratégie. De ce point de vue, la prospective n'est pas un exercice purement intellectuel mais un cadre qui doit servir à la mise en oeuvre de politiques publiques portées en direct par l'institution. Cet élément essentiel permet de comprendre la structure de la Datar et sa différence avec le CGP et avec le CAS.
Ensuite, de par son objet, la Datar est dédiée au temps long. Les enjeux de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, s'inscrivent par définition dans le long terme. Dès les années 1960, une forte tradition prospective a imprégné les travaux de la Datar, avec pour ambition d'identifier les futurs possibles. La prospective se distingue en effet de la prévision par l'horizon temporel de référence mais surtout par le fait qu'elle repose sur le postulat que le futur n'est pas écrit mais doit être construit par les acteurs en s'appuyant sur une cartographie du possible. C'est tout l'enjeu de ces scénarios que de construire cette vision commune des futurs possibles.
Dominique ROUSSET
Pouvez-vous donner un exemple de scénario ?
Michel RUFFIN
Le « scénario de l'inacceptable » , l'exercice « France 2030 » ou encore le projet en cours « Territoires 2040 » en sont des exemples. J'insiste sur l'ancrage de la Datar dans le temps long. Elle construit des visions de l'avenir et, comme l'indiquait Hugues de Jouvenel, avant de se préoccuper du consensus, elle doit identifier les moteurs des transformations de la société française. C'est seulement sur cette base que pourront être prises les décisions.
Dominique ROUSSET
Le CAS et la Datar n'ont-ils pas efficacement suppléé le CGP au gré des nombreux projets qui les ont réunis ?
Hugues de JOUVENEL
Michel Ruffin a évoqué les petits et les grands moteurs. Je constate aujourd'hui que les métropoles, les départements, les communautés d'agglomération sont beaucoup plus moteur que l'Etat.
Je reviens maintenant sur la distinction entre prospective et prévision, profitant de la présence de Jean-Michel Charpin et de Yannick Moreau qui ont tous deux joué un rôle majeur dans la prospective des retraites. Une démarche de prévision en matière de prospective des retraites consiste en un travail de simulations macroéconomiques reposant sur l'hypothèse que le système se perpétue sans rupture majeure ainsi que sur des hypothèses concernant la croissance économique, la productivité et l'emploi que j'estime très arbitraires et discutables. En témoignent une fois de plus les dernières prévisions du Conseil d'orientation des retraites qui sont fondées sur des hypothèses concernant les gains à venir en termes de productivité et d'emploi qui m'apparaissent empreints d'une grande illusion. S'imaginer ainsi que le taux de chômage reviendra au niveau de 4,5 % ou 7 % à partir de 2022 n'est guère crédible et entretenir un tel leurre ne peut que conduire à des réformes inadaptées. Je crois que nous serons confrontés à des ruptures majeures dont nous devrions davantage tenir compte.
Jean-Michel CHARPIN
La distinction entre l'exploration et la construction de l'avenir me semble pertinente. La démarche du CGP a toujours consisté en une exploration des avenirs possibles, en l'élaboration de scénarios, mais ce, dans le but d'éclairer des décisions devant être prises dans le présent et de permettre la construction de l'avenir. Sans cette seconde dimension, la première étape semble vaine.
Quant au sujet du long terme, je constate que les problématiques y afférant tendent à devenir plus familières aux financiers, aux entreprises et même aux journalistes, souvent stigmatisés - et à juste titre - pour leur vision immédiate. Je crois qu'il est plus aisé aujourd'hui de faire entendre les problématiques des retraites, du développement durable ou des infrastructures que ce ne l'était quinze à vingt ans en arrière. A cette époque, l'horizon des plans dominait. De plus, le taux d'actualisation recommandé alors par le CGP s'élevait à 8 % en termes réels. Ce chiffre induisait que tout événement susceptible de se produire au-delà de dix ans ne pouvait être pris en compte puisque les taux d'actualisation annuels cumulés réduisaient à zéro les montants envisagés. Aujourd'hui, il semble inconcevable de recourir à un taux d'actualisation aussi élevé, ce qui prouve que l'horizon de temps a bien été allongé.