OUVERTURE - JEAN-PIERRE BEL, PRÉSIDENT DU SÉNAT
Monsieur le Président du CESE, Monsieur le Président de la commission des lois, Messieurs les Présidents des délégations à la prospective du Sénat et du CESE, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vous prie d'accepter mes excuses. En effet à peine aurai-je terminé cette brève introduction que je devrai m'éclipser en raison de contraintes liées à ma fonction. Je le ferai néanmoins le coeur plus léger sachant que Monsieur le Premier ministre, mon collègue Vice-Président du Sénat, Jean-Pierre Raffarin, demeurera présent à vos côtés.
C'est avec grand plaisir que le Sénat accueille cette réunion sur les défis du long terme et la nécessité d'une vision stratégique pour guider les décisions politiques, organisée conjointement par les délégations à la prospective du Sénat et du CESE.
Ce sujet s'avère particulièrement d'actualité puisque le Premier ministre a reçu hier, de la part de Madame Yannick Moreau, Présidente de la section sociale du Conseil d'Etat, le rapport de la mission qui lui avait été confiée sur les modalités de la création d'un nouveau commissariat à la stratégie et à la prospective. Il est également d'actualité car il est nécessaire de prendre de la hauteur par rapport au temps médiatique, qui ne favorise pas la prise en compte du long terme, et par rapport aux évolutions de plus en plus rapides de la société. La désindustrialisation de notre pays, le réchauffement climatique, la hausse des prix des matières premières énergétiques et alimentaires permettent de constater les difficultés que nous rencontrons pour anticiper et même pour réagir à temps et avec la force nécessaire à des phénomènes qui semblent nous prendre de vitesse. Dans le cadre de mes réflexions sur l'avenir du bicamérisme et de cette assemblée, j'ai toujours considéré qu'il était de notre responsabilité de donner au Sénat une dimension spécifique, notamment par rapport à l'Assemblée nationale, et d'essayer de nous situer dans une vision plus prospective et de long terme. Cette nécessité me semble d'autant plus impérative que la question de la prospective se pose aujourd'hui pour plusieurs raisons.
Rappelons-nous tout d'abord que la planification française a montré par le passé qu'elle pouvait être « réducteur d'incertitudes », selon les mots du Commissaire au plan Pierre Massé. Elle a permis la réalisation de succès industriels et la création de champions nationaux et européens, par exemple dans les secteurs de l'énergie, de l'aéronautique et du spatial. Les ambitions industrielles d'alors demeurent d'actualité : assurer l'indépendance énergétique de la France, encourager le développement d`industries nouvelles, fournir un cadre approprié à l'évolution des structures et aux réformes indispensables de notre tissu industriel.
Il ne s'agit pas de répéter les propos ou actions engagés hier. Nous vivons aujourd'hui dans une économie globalisée, très ouverte, mais aussi encadrée par des règles européennes et mondiales. Nous avons l'obligation, pas seulement politique ou économique, mais morale, de redresser nos finances publiques. Il ne paraît plus possible de faire porter à l'Etat, comme ce fut le cas durant les années 1960 et 1970 et même plus récemment dans certains pays asiatiques, le lancement de nouvelles filières industrielles nécessitant des investissements de départ considérables et plusieurs années pour atteindre un seuil de rentabilité. Ces efforts ne peuvent s'envisager qu'à l'échelle européenne. J'ajoute que nous devons les favoriser dans ce cadre, particulièrement en cette période de difficultés économiques et tandis que le projet européen doit trouver un nouveau souffle. Pour autant, l'Etat ne saurait demeurer cantonné à un rôle d'observateur ou de régulateur des forces du marché. L'Etat peut arrêter une stratégie, définir des priorités, dégager des moyens et encourager les initiatives. Nous l'avons vu avec les investissements d'avenir, qui ont été un exercice de prospective, et je salue Michel Rocard qui fut l'un des principaux artisans pour en définir les priorités.
Nous avons besoin, dans une période où les événements s'accélèrent, d'élaborer des stratégies à moyen et long termes, qui ne se limitent pas à la prise en compte des contraintes immédiates et ne s'égarent pas dans des considérations purement théoriques. Nous avons besoin qu'une instance de prévision, de réflexion, de concertation puisse également impulser la réalisation de nouveaux projets. La représentation parlementaire et les partenaires sociaux doivent avoir leur place dans ce travail d'évaluation et de prospective qui sert l'intérêt national. Je souhaite que nous puissions, avec les délégations à la prospective du Sénat et du CESE, réfléchir aux outils qui permettront d'insuffler un nouvel état d'esprit et de relever les défis de demain. Mesdames et Messieurs, je vous souhaite de fructueux travaux et vous remercie.
Les débats sont animés par Dominique ROUSSET, journaliste à France Culture
Dominique ROUSSET, journaliste
J'aurai le plaisir d'animer les deux tables rondes d'une après-midi très riche à laquelle nous espérons vous associer à travers vos questions et vos commentaires.
Ce colloque est consacré à la planification stratégique et à la réflexion sur les moyens qui peuvent être mis en oeuvre pour inspirer les décideurs publics. Nous aborderons au cours de la première table ronde les améliorations qui peuvent être attendues d'une planification redéfinie. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre et vice-président du Sénat, sera le grand témoin de cette discussion. Jean-Michel Charpin, ancien commissaire au Plan, évoquera le passé du Commissariat général du Plan et ses attentes à l'égard d'un nouvel organe dédié à la stratégie. Hugues de Jouvenel, président-délégué général de Futuribles International, interviendra sur les travaux de Futuribles et la distinction entre les court et long termes. Michel Ruffin, chef de service responsable de la prospective, des études, de l'observation territoriale et de l'évaluation de la Datar, rappellera le rôle tenu par cette direction et son évolution possible au sein d'une configuration nouvelle. Enfin, Pierre-Alain Schieb, conseiller et chef des projets du programme de l'OCDE sur l'avenir, présentera des comparaisons avec certains pays ayant abordé efficacement les questions de planification. Joël Bourdin, président de la délégation à la prospective du Sénat, conclura cette table ronde.
La seconde table ronde s'attachera à discuter des moyens et outils à mettre en oeuvre pour une nouvelle planification stratégique. Elle sera introduite par Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective du CESE. Michel Rocard, ancien Premier ministre, ancien ministre du Plan et de l'aménagement du territoire, tiendra le rôle de grand témoin. Yann Algan, économiste, et Mélanie Gratacos, membre du CESE pour le groupe des associations, seront également présents. Yannick Moreau, présidente de la section sociale du Conseil d'Etat, auteur du rapport « Pour un commissariat général à la stratégie et à la prospective » remis hier au Premier ministre, participe aussi à cette discussion, ainsi que Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois du Sénat, et Jean-Paul Delevoye, président du CESE.
I. PREMIÈRE TABLE RONDE : QUELLES AMÉLIORATIONS ATTENDRE D'UNE PLANIFICATION RÉNOVÉE ?
Présidence de Joël BOURDIN, président de la délégation à la prospective du Sénat
Grand témoin : Jean-Pierre RAFFARIN, ancien Premier ministre, vice-président du Sénat
Jean-Michel CHARPIN, économiste,
ancien
commissaire au Plan
Pierre-Alain SCHIEB, conseiller à l'OCDE,
chef
des projets sur l'avenir
Hugues de JOUVENEL,
président-délégué général,
Futuribles International
Michel RUFFIN, chef du service prospective, études, observation territoriale et évaluation de la Datar
Dominique ROUSSET
Jean-Michel Charpin, pouvez-vous revenir sur le passé du Commissariat général du Plan (CGP) ? Quelle est la situation présente ? Pensez-vous que les différentes instances qui ont succédé au CGP l'ont efficacement remplacé ?
Jean-Michel CHARPIN
Je souhaite aujourd'hui que nos regards se tournent vers l'avenir et ne restent pas empreints de nostalgie à l'égard de cette époque. Il est cependant normal qu'en tant qu'ancien commissaire au Plan, je revienne sur le passé de cet organisme.
Outre la fonction particulière qui consistait à préparer les projets de loi de plan, interrompue au début des années 1990, les fonctions exercées par le Commissariat général du Plan ont été reprises par d'autres organismes, ce qui atteste de leur nécessité. Le Centre d'analyse stratégique (CAS) a notamment repris la fonction de veille, d'étude et de prospective. Le Conseil d'analyse économique (CAE) est en lien avec la recherche économique. Le Commissariat général à l'investissement (CGI) a commencé à reprendre la fonction se rapportant au choix des investissements publics. Pour l'heure, il n'a repris ce rôle que dans le cadre du Grand Emprunt, mais envisage d'étendre ses prérogatives à l'ensemble des investissements publics. La fonction d'évaluation a, quant à elle, été reprise pour partie par la Cour des comptes et pour partie par d'autres organismes administratifs. La fonction de concertation a, pour sa part, été reprise de façon permanente par des organismes tels que le Conseil d'orientation des retraites (COR), le Conseil d'orientation pour l'emploi, le Haut conseil pour l'avenir de l'assurance-maladie, mais aussi par des manifestations ponctuelles telles que le Grenelle de l'Environnement ou la Grande conférence sociale.
Si toutes ces fonctions ont effectivement perduré, est-ce dans des conditions satisfaisantes ? Au sujet des fonctions de veille, d'étude et de prospective assurées par le Centre d'analyse stratégique, le rapport de Yannick Moreau me semble un peu sévère. En tant que lecteur des travaux du CAS, je considère que ces derniers sont intéressants, tout comme ceux du CGI et du CAE. Selon moi, la fonction de concertation s'avère moins efficacement suivie. En tout état de cause, je me réjouis que le rapport de Yannick Moreau en souligne l'importance. De nombreuses concertations ont été menées ces dernières années, mais les méthodes employées, comparées à celles du Commissariat général du Plan, souffraient de défauts relativement importants.
Dominique ROUSSET
Ces défauts se traduisaient-ils par une médiatisation trop forte ou bien un manque d'expertise par exemple ?
Jean-Michel CHARPIN
L'organisation de grandes conférences sur une journée unique s'avère nécessairement moins efficace qu'une concertation qui s'inscrit dans une certaine durée et qui permet la discussion, l'ajustement des problématiques et des conceptions de chacun. La consultation est possible sur une journée, pas l'interaction telle qu'elle était menée du temps du CGP.
L'expertise a toujours joué un rôle fondamental au CGP. Au sein de chacune des commissions siégeaient les différents partenaires tandis que l'introduction des séances était réalisée par des experts. Ces derniers précisaient les concepts, donnaient l'état de réflexion des chercheurs et l'ensemble des partenaires réagissaient ensuite. Sur la période récente, les procédures se trouvent différentes, pour des raisons par ailleurs compréhensibles. Par exemple, les experts présents lors du Grenelle de l'environnement se situaient au même niveau que les autres intervenants et pouvaient être contredits par tous. Les sujets abordés par le Grenelle sont certes controversés, mais la méthode du CGP, au moins sur les sujets économiques et sociaux, présentait de nombreux avantages.
A. UN BESOIN MANIFESTE DE VISION À LONG TERME
Dominique ROUSSET
Jean-Michel Charpin vient d'évoquer l'histoire du CGP et des organismes qui lui ont succédé. Il considère que la concertation est aujourd'hui trop éloignée des experts et souvent trop rapide. Jean-Pierre Raffarin, fort de votre longue expérience sur ces questions, qu`en pensez-vous ?
Jean-Pierre RAFFARIN
Je suis très heureux d'avoir été invité par Joël Bourdin, je le félicite pour sa gestion de la délégation de la prospective du Sénat. La concertation s'avère importante, mais elle doit s'inscrire dans une perspective et pas seulement dans l'urgence et l'immédiateté. Edgar Morin disait : « quand l'immédiat dévore, l'esprit dérive ». Nous devons crier notre besoin de réflexion, de stratégie de moyen terme. Je ne comprends pas pourquoi le CGP a été supprimé ni pourquoi la Datar occupe une place subalterne.
Le moyen terme est un élément majeur du système. Les taux de croissance dans le monde sont liés aux régimes autoritaires. Le XII ème plan chinois révèle une grande intelligence. Bien que premier pays pollueur du monde, la Chine est aussi le premier à parler de croissance inclusive, de croissance verte. Ces pays autoritaires font de la stratégie un facteur majeur de leur développement. J'ai beau rester fondamentalement démocrate, je constate que nos pays se laissent influencer par les médias et que les lieux où l'on pense l'avenir se trouvent fragilisés. L'abandon de cette volonté me paraît tragique dans le cadre de notre confrontation aux régimes autoritaires.
Pourquoi les contrats de plan ont-ils été abandonnés ? J'ai été le premier à signer avec Lionel Jospin le contrat « Université 2000 » lorsque j'étais président de la région Poitou-Charentes. Le contrat de plan, créé par Michel Rocard, reste le procédé le plus pertinent pour veiller à ce que l'Etat affirme ce qui est cohérent et que le territoire affirme des initiatives et des ambitions. Les territoires expriment des libertés, l'Etat affirme des cohérences, des logiques, telles que la justice sociale. L'essentiel est de remettre le moyen terme dans les décisions publiques, pourtant il ne semble plus intéresser quiconque. L'immédiat domine les pensées, y compris au sein de grands partis politiques.
Dominique ROUSSET
Vous distinguez moyen et long termes.
Jean-Pierre RAFFARIN
Je laisse les professionnels établir ces distinctions. Il me semble clair que les décisions publiques sont trop longues à mettre en oeuvre. En Chine, le moyen terme correspond à une période de trois ans, contre dix ans en France. Nous devons regarder comment procèdent les autres pays. Le Brésil revoit ses comptes publics tous les deux mois tout en appliquant des stratégies, y compris fédérales, de moyen et de long termes. Nous devons, je crois, nous habituer à une gestion complexe, dans laquelle l'immédiat et le long terme sont tout aussi importants pour la démocratie. Le Grenelle de l'environnement est une bonne initiative, mais il ne doit pas conduire à allonger les délais de moyen terme.