TROISIÈME PARTIE : LA PHILHARMONIE DE PARIS
EN « RYTHME DE CROISIERE »

L'ouverture du nouvel auditorium ne marquera pas la fin des interrogations sur ce projet d'ampleur. Certaines questions doivent, en effet, être posées dès maintenant . Elles tiennent en particulier à la reconfiguration de l'offre musicale à Paris, ainsi qu'à la gouvernance et à l'équilibre économique de la Philharmonie de Paris en « rythme de croisière ».

En effet, au-delà de sa dimension architecturale et musicale forte, le nouvel auditorium soulève aussi des enjeux de démocratisation culturelle . A la lecture du dossier réalisé par la Philharmonie, ses objectifs apparaissent très ambitieux et vont bien au-delà de la construction d'un nouvel équipement culturel de grande ampleur. Ainsi, d'après le document, « ce projet, fruit d'une réflexion menée depuis plusieurs années, répond à un réel besoin de modernisation de la pratique musicale et de renouvellement des publics . La Philharmonie de Paris est porteuse d'enjeux culturels forts (...). [Elle] est aujourd'hui, dans le domaine de la musique, une réponse forte aux enjeux sociétaux et au réel besoin de modernisation qui se fait ressentir aux niveaux national et du Grand Paris ».

A cet égard, votre rapporteur spécial retiendra en particulier les deux objectifs suivants :

- « doter la capitale d'un outil de travail moderne au service des orchestres », notamment à travers le développement d'une programmation au large spectre stylistique et chronologique, de l'époque baroque à la création actuelle, qui permettra de faire se côtoyer des artistes classiques et des pratiques plus populaires (orchestres de jazz, musiques actuelles) ;

- « développer une politique éducative volontariste : la Philharmonie de Paris mettra en oeuvre un projet culturel innovant qui tiendra compte des spécificités des divers publics actuels (...). La localisation de la Philharmonie de Paris sur le site de la Villette, à la frontière de Paris et de la banlieue, est un signe fort de cette volonté de renouvellement et d'ouverture aux publics de demain . (...) Une politique d'éducation artistique résolue sera ainsi développée pour rendre le monde symphonique familier aux jeunes et leur permettre d'appréhender les différentes composantes de cet univers. (...) Pour assurer l'ensemble de son programme éducatif, la Philharmonie de Paris établira des liens forts avec l'Éducation nationale, les conservatoires et écoles de musique en nourrissant leur démarche de l'apport de musiciens reconnus ».

Toutefois, dans la pratique, la réalisation de ces ambitions pourrait se heurter à certaines difficultés .

I. LA RECONFIGURATION DE L'OFFRE MUSICALE À PARIS

A. UN PARI CULTUREL RISQUÉ ?

L'ouverture de la Philharmonie engendrera un « choc d'offre » dans la vie musicale parisienne. Le rapport Chambert-Soufi (2008) estimait ainsi que près de 240 000 places supplémentaires seraient mises sur le marché, soit près de 30 % d'augmentation par rapport à l'offre actuelle . La mission d'inspection conjointe IGF-IGAC considère quant à elle que l'arrivée de la nouvelle salle se traduira, au moins à court terme, par une concurrence plus vive, notamment sur les tarifs . Quelles seront les conséquences de cette offre accrue ? Comment s'adapteront les autres salles de concert parisiennes ? La Philharmonie de Paris parviendra-t-elle à constituer son public ?

1. Un risque à court terme de fréquentation insuffisante ou de « cannibalisation » des institutions existantes

A public constant, deux évolutions sont envisageables :

- soit, la Philharmonie de Paris « cannibalisera » le public des autres salles parisiennes , ce qui pose la question d'une remise à plat et d'un pilotage global de l'offre musicale classique parisienne, mais aussi du renouvellement du public ( cf . infra ). Ainsi, la Cour des comptes, dans son relevé d'observations définitives précité, estime : « la nouvelle salle de concert risque par ailleurs d'absorber une grande partie de l'offre de Pleyel, du grand auditorium de Radio France, des Champs-Elysées et de l'actuelle salle de la Villette. C'est pourquoi la crainte d'une détérioration des conditions de financement de tous ces équipements, largement subventionnés par des fonds publics (...) est aussi exprimée . De même qu'à la fin des années 1980, à la veille de l'ouverture de la Bastille, les conséquences induites par ce nouvel équipement sur l'offre lyrique à Paris (Garnier, Favart, Châtelet, Champs-Elysées) n'avaient pas été sérieusement mesurées, de même la redéfinition de la programmation des concerts à Paris, suite au lancement du projet de la Philharmonie, se trouve posée dès 2006 ».

- soit, au contraire, elle ne trouvera pas son public : au-delà du phénomène de curiosité des premiers mois, consécutif à son ouverture et attisé par le geste architectural de Jean Nouvel, elle pourrait ne pas attirer durablement, notamment en l'absence de pleine substitution du public des communes périphériques au public de l'ouest parisien. De ce point de vue, une analyse de la Fondation Terra Nova 72 ( * ) est éclairante : « rien ne garantit que le public actuel de Pleyel se rendra à la Philharmonie de Paris. Les porteurs du projet considèrent que la qualité de l'offre musicale et la réussite architecturale de la nouvelle salle suffiront à attirer le public de Pleyel (250 000 spectateurs par an en moyenne) qui est un public de mélomanes habitués. Cependant, en cas de réorientation de la programmation de Pleyel sur des répertoires non classiques, il est possible de penser qu'une part de ce public, dont plus d'un tiers vient de l'Ouest de Paris (8 ème , 15 ème , 16 ème et 17 ème arrondissements), ne fera pas le déplacement jusqu'à la Philharmonie de Paris, et se dirigera vers d'autres salles de concert, la concurrence étant permanente (un soir de semaine, au moins quatre concerts/récitals/opéras de haut niveau se déroulent à la même heure) ».

De même, le rapport Chambert-Soufi de 2008 notait « l'existence de paliers de fréquentation observés à Londres et Berlin ; au-delà d'un certain seuil résultant du nombre de concerts mis en vente, la fréquentation semble s'essouffler et se stabiliser ».

Il est aujourd'hui difficile de trancher dans un sens ou dans un autre, plusieurs éléments penchant en faveur des deux tendances . Cette incertitude démontre en tous les cas que la Philharmonie demeure un pari culturel risqué , dont la réussite, au-delà du volontarisme de ses promoteurs, sera subordonnée à de nombreux facteurs extérieurs.

A cet égard, le succès de la Philharmonie passera notamment par la capacité des différents acteurs à coordonner l'offre musicale parisienne ( cf . infra ). De ce point de vue, le rapport de la mission d'inspection IGF-IGAC offre quelques pistes. Par exemple, « afin d'atténuer les effets d'une concurrence trop rude, les pouvoirs publics pourraient inciter les salles à mettre en place une procédure de concertation souple mais régulière et transparente, dans laquelle chacun annonce ses projets à l'avance pour éviter les doublons . (...) Cette procédure devrait se doubler d'un dispositif de suivi et de contrôle de la définition et de la mise en oeuvre des politiques artistiques, encadré par l'Etat et la Ville de Paris ».

De même, le renouvellement du public constituera un enjeu central.

2. A long terme, un contexte peu favorable d'érosion et de vieillissement du public des concerts classiques

En effet, cette question mérite d'autant plus d'être posée que les études disponibles mettent en évidence un attrait relativement faible des Français pour le concert classique, doublé d'un vieillissement du public . Selon l'enquête « Pratiques culturelles 1973-2008, dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales » du département des études, des statistiques et de la prospective du ministère de la culture et de la communication publiée en juillet 2011, la proportion de Français de 15 ans et plus ayant assisté à un concert classique était de 7 % en 1973 et 1981, puis de 9 % en 1988 et 1997, avant de retomber à 7 % en 2008. Dans le même temps, les concerts de rock ou de jazz ont attiré un public croissant (de 6 % en 1973 à 14 % en 2008) et les spectacles de music-hall ou de variété ont stagné aux alentours de 10 % ou 11 %.

Pourcentage des Français de 15 ans et plus ayant assisté à un concert classique,
de rock ou de jazz, de music-hall ou de variétés

Source : ministère de la culture et de la communication

Selon cette même enquête, « la tendance au vieillissement est beaucoup plus nette dans le cas des concerts de musique classique puisque le taux de fréquentation des 15-24 ans, qui était déjà relativement bas en 1973, a diminué à partir des années 1980, alors que celui des 60 ans et plus a presque doublé, au point que cette catégorie d'âge est désormais celle qui compte la part de pratiquants la plus élevée, ce qui reste sans équivalent dans le domaine du spectacle vivant » . Si l'enquête impute une partie du recul de la part des 15-24 ans au faible nombre de sorties scolaires, elle n'en conclut pas moins que « les concerts classiques souffrent, depuis le tournant des années 1990, d'un déficit d'attractivité auprès des jeunes générations » .

Fréquentation des concerts de musique classique selon l'âge

(%)

Source : ministère de la culture et de la communication

Cette observation est confirmée par l'analyse de la dynamique générationnelle, qui se révèle négative . Selon l'enquête, « le taux de fréquentation de la jeune génération de l'édition de 2008 se situe à un niveau inférieur à celui de leurs aînés au même âge. De plus l'évolution des générations (nées entre 1965 et 1984) n'incite pas à l'optimisme quant aux chances d'une découverte à l'âge adulte : ces dernières ont vu leur taux de fréquentation évoluer très faiblement quand, aux mêmes âges, la fréquentation des baby-boomers (nés entre 1945 et 1954) progressait au tournant des années 1980. Par conséquent, il se confirme que le renouvellement des publics de concerts de musique classique rencontre de réelles difficultés , qu'il est difficile de ne pas mettre en rapport avec la diversification des préférences musicales au cours de la période et de l'attrait qu'ont exercé sur les générations successives le jazz dans un premier temps, puis le rock dans un second, et probablement d'autres "musiques actuelles" ».


* 72 Terra Nova, note «  Réussir la Philharmonie de Paris, bâtir bien plus qu'une simple salle de concert » , de Jean-Philippe Thiellay et Nicolas Delatour (pseudonyme).

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