B. PRENDRE LA MESURE DE L'AUGMENTATION DES MENACES ET DES RISQUES
1. Mieux prendre en compte l'augmentation du nombre des acteurs en mer, le développement des menaces, des risques et du niveau de violence
Cette nouvelle géopolitique des océans présente des opportunités, mais également des menaces telles que le développement de la criminalité en mer et des trafics illicites, l'augmentation des acteurs en mer et du niveau de violence.
Ces menaces sont de nature variée : des risques écologiques, des trafics illicites, le développement d'une criminalité maritime favorisée par des zones de non droit qui bordent certains océans et dont une des conséquences est l'émergence d'une véritable « industrie » de la piraterie maritime, le pillage des ressources halieutiques, des différends territoriaux et, enfin, un risque terroriste qui fait peser une menace forte sur les voies maritimes et les ports.
Cette situation doit nous inciter à maintenir la surveillance et le contrôle des infrastructures des opérateurs d'importance vitale pour le pays, comme les ports ou les terminaux pétroliers. Les forces navales doivent conserver une maîtrise permanente des approches maritimes françaises et, en particulier, des ports d'importance nationale dont, en premier lieu, celles des ports militaires à partir desquels sont mis en oeuvre les moyens de la dissuasion.
Le développement des infrastructures offshore pétrolières, minières, gazières, des champs d'éoliennes ou autres risque, en outre, de placer une de nos principales sources d'approvisionnement en énergie à la merci d'attaques terroristes.
Les besoins de sécurisation en mer se développeront donc de manière importante. La multiplication des risques exige une implication croissante des Etats pour surveiller, contrôler et appréhender avec un niveau de violence sans cesse croissant.
Le groupe de travail estime à cet égard utile de réfléchir à des modalités de financement innovantes de contribution des activités pétrolières, minières, et énergétiques en mer au budget d'équipement de la Marine . Sans revenir sur le principe général de l'universalité de l'impôt qui finance l'effort de défense, il ne semblerait pas anormal que le revenu de ces activités qui bénéficient de façon privilégiée de la protection de la Marine contribuent directement ou indirectement à l'équipement et à l'entretien de cette dernière.
A ces menaces s'ajoutent les risques croissants d'atteinte à l'environnement liés au développement des activités économiques en mer. La préservation de la biodiversité et des équilibres naturels est devenue une préoccupation politique majeure car elle est une condition du développement des activités en mer comme l'illustre l'évolution des ressources halieutiques nécessaires aux activités de pêche.
A la frontière des questions de sécurité intérieure et extérieure, d'opérations militaires et d'interventions civiles, les nouvelles menaces, comme les nouvelles missions liées à la présence permanente d'activité économique en mer exigent des moyens de police des mers et de sauvegarde maritime, mais seules les marines militaires sont en capacité d'agir en haute mer, par tous les temps, tout en bénéficiant de la liberté de circulation, atout fondamental qui leur permet de se déplacer sans contrainte.
De ce fait, les marines nationales se trouvent au coeur de la défense des intérêts des pays et prennent donc une part importante des stratégies nationales de défense et de sécurité.
Cette diversité et la complexité des missions conduites dans l'environnement exigeant et imprévisible qu'est la mer imposent une polyvalence et un juste équilibre entre une armée de mer et une marine d'État.
2. Prendre la mesure des risques de conflits engendrés par la volonté d'appropriation des espaces et des routes maritimes
L'augmentation des activités humaines maritimes ou côtières, la raréfaction des ressources à terre et l'émergence de nouveaux pôles de développement reliés par l'espace maritime en renforcent l'importance et plaident pour le développement d'ambitieuses stratégies de défense dans les espaces maritimes. A ce titre, la plupart des pays émergents ont revu leur « livre blanc » lors des dernières années et y ont souvent développé un volet naval important, inexistant auparavant.
Il s'agit, pour les pays ayant les moyens d'une marine de haute mer, de s'assurer de leur liberté d'action et un accès à l'ensemble des océans et, partant, au reste de la planète. Pour des nations n'ayant pas les moyens de mettre en place une marine océanique, la stratégie consiste, à l'inverse, à protéger leur accès grâce à des sous-marins, des missiles, des mines afin de limiter les intrusions des premiers. Le développement des activités économiques et l'accès aux ressources en mer ont créé en outre de nouveaux champs de confrontations.
La situation dans l'océan Indien et la mer de Chine est, à cet égard révélatrice. Les revendications nationales de la Chine sur la mer du même nom, ou de l'Inde sur un pan entier de l'océan Indien, provoquent un début d'effet domino, notamment au Pakistan et en Asie du Sud-est où l'ensemble des pays concernés se sont lancés dans une véritable course à l'armement.
Dès aujourd'hui, les marines asiatiques sont plus présentes en océan Indien que leurs homologues européennes. Et ce qui se passe en mer de Chine pourrait très bien arriver dans quelques années jusqu'en Méditerranée où la découverte de nouveaux gisements d'hydrocarbure peut attiser les convoitises comme on le voit au large du Liban.
Avec la suprématie maritime des Occidentaux consécutive à la fin de l'Empire soviétique, une opposition de forces navales en haute mer ne devrait pas se voir avant une ou deux décennies .
Le conflit en haute mer a, en revanche, laissé place à une menace asymétrique concentrée sur la zone littorale et a conduit au développement de stratégies de déni d'accès dans certaines zones : ces stratégies mettent en oeuvre toute une série de moyens : sous-marins classiques voire de poche, attaques venues de la terre grâce à des missiles de croisière ou balistiques antinavires, attaques grâce à des moyens aériens qui se sont largement disséminés lors des dernières années.
Parallèlement, la mobilité des bâtiments, la portée des missiles et la concentration de l'activité humaine dans les zones côtières mettent désormais à portée 80 % des objectifs stratégiques sur l'ensemble des continents.
Ce basculement lent mais continu de la géographie humaine vers le littoral est une donnée fondamentale de notre nouveau cadre stratégique : 70 % de la population mondiale vit à moins de 500 kilomètres des côtes, attirés par les grands centres économiques autour d'installations portuaires de dimension mondiale.
Aujourd'hui comme hier, face aux risques d'escalade, l'avantage va aux marines qui disposent d'une véritable capacité océanique.
Car, si les missions de police des mers et de sauvegarde maritime sont à la portée de nombreux Etats, la mise en oeuvre d'une marine océanique capable d'agir loin et longtemps dans une relative autonomie suppose des moyens financiers considérables, mais surtout des savoir-faire spécifiques en matières industrielles et technologiques, un entraînement et une qualification des équipages que les grandes nations maritimes ont mis des décennies à acquérir.
Si la France veut conserver son influence dans le monde, elle doit conserver sa maîtrise des technologies de la mer et sa présence sur toutes les mers du globe.
Ces données fondamentales lui permettront de préserver sa liberté d'action et, par conséquent, son influence de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.
3. Prendre au sérieux le risque de voir la suprématie occidentale contestée dans le domaine maritime
Le centre de gravité géopolitique se déplace vers l'Est, mettant en valeur les nations riveraines de l'océan Indien et du Pacifique. Parmi celles-ci figurent des nations « occidentales » : les Etats-Unis, le Canada, la France, l'Australie et le Japon. Ces nations « occidentales » ont une réelle identité maritime acquise au cours des décennies.
Elles possèdent des capacités maritimes de premier plan dans un contexte mondial marqué par la maritimisation des économies et les revendications qui en découlent. Les pays occidentaux sont, par ailleurs, leaders en matière de création de normes maritimes, comme en témoigne leur rôle dans l'élaboration de la convention de Montego Bay.
Cette suprématie est en passe d'être contestée. Plus que dans d'autres domaines, le rattrapage des pays émergents les conduiront à supplanter les pays occidentaux à moyen terme aussi bien dans le domaine de l'industrie navale civile que dans le domaine purement militaire.
Si, de façon générale, l'évolution des budgets de la défense montre que « les émergents réarment, quand l'Europe désarme », cette tendance est particulièrement accrue dans le domaine naval, où la prise de conscience des enjeux et des risques de conflits a conduit les pays émergents, forts d'une croissance soutenue, à financer la montée en puissance de leur marine.
Pour les seuls BRIC, les budgets navals d'équipements et de recherche et développement augmenteraient sur la période de 2009 à 2016 de + 9,3 %, tandis qu'en France et dans le Royaume-uni ce budget diminuerait de 1,2 %. Entre 2011 et 2016, le budget « naval » de la Russie augmentera de 35 %, celui de la Chine de 57 %, du Brésil de 65 % et de l'Inde de 69 %.
La plupart des marines des BRIC se sont lancées dans des programmes d'expansion et de modernisation de leur flotte. Ils conduisent aujourd'hui une mise en adéquation du format de leurs forces armées avec leur nouveau statut de puissance économique. D'ores et déjà, les tonnages des marines des BRIC dépassent ceux de l'Europe.
Certes, le tonnage ne fait pas tout, il y a le savoir faire, la capacité à manier des systèmes d'armes complexes, polyvalents et interopérables. Le niveau de complexité des systèmes d'armes modernes et l'augmentation des capacités industrielles des pays émergents font que l'avantage compétitif sur les champs de bataille de demain sera moins technologique qu'humain : c'est l'aptitude individuelle et collective à faire le meilleur usage des « systèmes de systèmes » qui fera la différence. Cette aptitude s'acquiert dans le temps long.
Mais l'histoire économique récente nous montre que les pays émergents apprennent vite. Or pendant ce temps-là, les marines européennes vieillissent à force de repousser dans le temps le renouvellement des bâtiments.
Ce qui est en jeu, ce sont nos intérêts dans l'ensemble de l'océan Indien et du Pacifique, c'est aussi plus largement la préservation du cadre juridique de la convention de Montego Bay et de la liberté des mers.
Comme l'ensemble des ouvrages de droit, le droit maritime international est la résultante d'un compromis entre tradition juridique et rapports de force. Or l'évolution du rapport de force sur les mers est en passe d'être modifiée.
Au-delà des normes, c'est aussi la préservation de nos intérêts industriels et technologiques, c'est-à-dire de nos emplois, qui est en cause. Les politiques de désendettement et de réduction des déficits publics en Europe ont déjà exercé une forte pression sur les budgets de défense dont la baisse cumulée atteint 33 milliards d'euros entre 2009 et 2010, soit une diminution de 12,5%.
Ces politiques seront poursuivies dans les prochaines années, car elles sont nécessaires pour restaurer l'indépendance nationale face aux marchés financiers.
Mais l'Europe prend le risque d'affaiblir la base industrielle et technologique de la défense européenne au moment où les industries des pays émergents comme la Corée montent en puissance dans des secteurs de plus en plus innovants.
Le secteur maritime est un secteur où existe une forte imbrication des acteurs civils et militaires. Les choix capacitaires de demain devront prendre en compte cette dimension afin de favoriser la croissance de l'économie maritime.
Il y a là de nouvelles filières industrielles qui peuvent être les emplois de demain.
L'État devra trouver les voies pour accompagner ces filières d'avenir et assurer la sûreté et la sécurité des activités maritimes de demain dans la compétition internationale.
4. Axer notre stratégie navale sur les manoeuvres de la mer vers la terre
Les opérations de la mer vers la terre qui consistent à utiliser la profondeur stratégique offerte par les océans, pour projeter la puissance et les forces à terre sont devenues centrales dans les stratégies navales déployées depuis le début du XXI è siècle.
La mobilité des bâtiments, la portée des missiles et la concentration de l'activité humaine dans les zones côtières mettent désormais à portée 80 % des objectifs stratégiques sur l'ensemble des continents. La dislocation de l'empire soviétique a donné aux marines occidentales une suprématie inégalée en mer qui leur permet de se déployer sur presque tous les théâtres d'opérations. Cette réalité temporaire peut cependant changer dans les décennies à venir.
Grâce à cette liberté de navigation et de manoeuvre en mer, les marines occidentales s'offrent ainsi la possibilité de développer pleinement l'action à terre à partir de la mer, c'est-à-dire de la projection de puissance ou de forces, modulables, de la simple présence -à des fins de recueil de renseignement ou d'intimidation stratégique- à des opérations de vive force dans des cadres interarmées ou interalliés.
La montée des stratégies de déni d'accès et les modes d'action asymétrique caractérisent la menace la plus probable sur nos forces navales dans la décennie à venir. L'action de la mer vers la terre restera très pertinente face à ces menaces.
La prudence accrue de la France à engager un volume significatif de forces terrestres dans des opérations extérieures crée les conditions favorables à l'émergence d'une rupture stratégique historique qui conduirait notre pays à quitter sa vision traditionnelle continentale et à donner une priorité nouvelle à une stratégie maritime et navale, en phase avec les enjeux de la mondialisation et pour que sa voix continue à porter dans le monde.
Dans cette perspective, les sous-marins et les frégates sont des outils essentiels de maîtrise des espaces maritimes . Grâce au missile de croisière naval, ils vont devenir des instruments stratégiques par la capacité qu'ils vont apporter à la France de frapper sans délai un objectif terrestre situé jusqu'à 1000 km des côtes.
Si cette approche de la mer vers la terre relègue au second rang l'action en mer, c'est-à-dire la « bataille au large », qui a été l'option privilégiée par les puissances maritimes occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'émergence d'outils navals puissants en Asie pourrait néanmoins contrecarrer cette évolution et refaire des océans un champ de manoeuvre stratégique.