N° 674
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2011-2012
Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 juillet 2012 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) au nom du groupe de travai60l sur la maritimisation ,
Par MM. Jeanny LORGEOUX et André TRILLARD, co-présidents , MM. René BEAUMONT, Michel BOUTANT, Joël GERRIAU et Philippe PAUL,
Sénateurs.
Ce rapport est disponible en anglais sur cette page
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Louis Carrère , président ; MM. Didier Boulaud, Christian Cambon, Jean-Pierre Chevènement, Robert del Picchia, Mme Josette Durrieu, MM. Jacques Gautier, Robert Hue, Xavier Pintat, Yves Pozzo di Borgo, Daniel Reiner , vice-présidents ; Mmes Leila Aïchi, Hélène Conway Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Gilbert Roger, André Trillard , secrétaires ; MM. Pierre André, Bertrand Auban, Jean-Michel Baylet, René Beaumont, Pierre Bernard-Reymond, Jacques Berthou, Jean Besson, Michel Billout, Jean-Marie Bockel, Michel Boutant, Jean-Pierre Cantegrit, Pierre Charon, Marcel-Pierre Cléach, Raymond Couderc, Jean-Pierre Demerliat, Mme Michelle Demessine, MM. André Dulait, Hubert Falco, Jean-Paul Fournier, Pierre Frogier, Jacques Gillot, Mme Nathalie Goulet, MM. Alain Gournac, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Gérard Larcher, Robert Laufoaulu, Jeanny Lorgeoux, Rachel Mazuir, Christian Namy, Alain Néri, Jean-Marc Pastor, Philippe Paul, Jean-Claude Peyronnet, Bernard Piras, Christian Poncelet, Roland Povinelli, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Claude Requier, Richard Tuheiava, André Vallini. |
« Il y avait au moins deux France, l'une maritime, vivante, souple, prise de plein fouet par l'essor économique du XVIIIe siècle, mais qui est peu liée avec l'arrière-pays, tous ses regards étant tournés vers le monde extérieur, et l'autre, continentale, terrienne, conservatrice, habituée aux horizons locaux, inconsciente des avantages économiques d'un capitalisme international. Et c'est cette seconde France qui a eu régulièrement dans les mains le pouvoir politique .»
Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, p. 105
Mesdames, Messieurs,
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a décidé, à l'initiative de son président, M. Jean-Louis Carrère, de mettre à profit la période de la suspension des travaux parlementaires, liée aux élections présidentielles puis législatives du printemps 2012, pour engager une réflexion de fond sur les enjeux de notre défense nationale et se préparer ainsi à apporter une contribution à la réflexion sur la révision prochaine du Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale.
La commission s'est ainsi mise en position de peser sur les grands choix et les grandes orientations qui vont être décidées en matière de défense pour le nouveau quinquennat et de pouvoir participer aux travaux du nouveau Livre blanc en ayant déjà approfondi certains thèmes et pris le recul nécessaire.
Ces groupes de travail rassemblaient des parlementaires de toutes les tendances représentées au Sénat, qui ont travaillé et réfléchi ensemble, en bonne intelligence, malgré la campagne présidentielle, sur des sujets qui, à l'évidence, dépassent les clivages partisans.
Cette méthode devrait porter ses fruits et contribuer à la réflexion commune de la communauté des femmes et des hommes qui s'intéressent aux questions de défense.
Car, dans le contexte budgétaire actuel, nous devons plus que jamais avoir les idées claires sur les menaces et les opportunités qu'offre le contexte international, une vision précise de nos priorités, du niveau de nos ambitions et de nos objectifs, afin de déterminer les moyens que nous pouvons et voulons y consacrer.
La mondialisation s'est traduite par une montée en puissance des enjeux maritimes aussi bien en termes de flux que de ressources.
L'importance économique, diplomatique, écologique croissante des espaces maritimes dans la mondialisation fait plus que jamais de la mer un enjeu politique grâce auquel un État peut rayonner et affirmer sa puissance sur la scène internationale.
En 2008, la commission avait eu le sentiment que Le Livre blanc de 2008, sans méconnaître ces enjeux, n'en n'avait sans doute pas mesuré l'actualité et l'acuité.
C'est la raison pour laquelle, la commission a souhaité constituer un groupe de travail sur ce thème.
Le groupe de travail a souhaité approfondir cette question dans laquelle les problématiques civiles et militaires sont imbriquées et réfléchir, voire remettre en cause des vérités que chacun semble prendre comme allant de soi.
Chacun s'accorde ainsi pour dire qu'un domaine maritime de onze millions de km 2 , vingt fois la superficie de la France, c'est une chance, une opportunité, un atout stratégique, économique et politique. Sans doute, encore faut-il savoir quelle est la proportion de ce territoire dont nous avons une véritable connaissance, une délimitation juridiquement incontestée, voire une simple maîtrise ? Quel pourcentage de ce territoire constitue réellement un atout stratégique ? Où sont précisément situées les ressources en hydrocarbures et en minerais susceptibles d'être exploitées à l'horizon d'une vingtaine d'années ?
Voici le type d'interrogations qui ont motivé les très nombreuses auditions de civils, de militaires, d'industriels, d'experts, d'universitaires auxquels les sénateurs du groupe de travail ont procédé afin d'éclairer leurs réflexions.
Les travaux du groupe de travail ont, en outre, bénéficié des auditions organisées conjointement avec la délégation sénatoriale à l'Outre-mer ou avec le groupe de travail de la commission sur le format des forces armées en 2014 que les rapporteurs souhaitent ici remercier.
Il a été souvent souligné, lors de ces auditions, que l'extraction pétrolière et gazière offshore, les traitements des minerais, les services en mer, les énergies marines renouvelables constituaient des secteurs d'avenir. Il est vrai que la France dispose dans ces domaines d'entreprises hautement compétitives. Mais, ont-ils la taille critique pour faire face à la concurrence ? Tous ces secteurs se valent-ils ? Quels en sont les modèles économiques ? A quel horizon ? Quel accompagnement l'Etat peut-il offrir à ces entreprises ?
Onze millions de km 2 sur plusieurs océans, n'est-ce pas aussi une contrainte, l'obligation pour les pouvoirs publics et singulièrement pour la marine de cultiver un don d'ubiquité de moins en moins compatible avec nos finances publiques ?
Il a été affirmé devant les membres du groupe de travail que l'étendue de son espace maritime était devenue un enjeu majeur pour notre pays. De nombreux experts ont décrit les opportunités qu'offrent nos Zones Économiques Exclusives d'outre-mer, mais les pouvoirs publics se donnent-ils les moyens de valoriser ces espaces et ces opportunités ?
L'espace maritime français est, en effet, constitué pour 97 % de nos territoires d'outre-mer sans qu'une stratégie politique pour créer autour de ces ressources à long terme une communauté d'intérêt entre ces territoires et la métropole ne soit clairement perceptible. La valorisation des ZEE, si elle peut demain apporter une partie des réponses aux problèmes d'emploi de ces territoires, ne ravivera-t-elle pas sur le plan politique une volonté d'autonomie, voire d'indépendance, bien au-delà de la problématique économique des espaces maritimes de l'outre-mer ?
Il y a des questions économiques, il y a des questions militaires sur lesquelles le groupe de travail s'est concentré afin de préparer la réflexion sur le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité.
La perspective du Livre blanc, mais surtout les choix budgétaires et donc capacitaires qui devront être effectués dans les prochains mois nous imposent de réfléchir sur l'adaptation de notre marine à l'accroissement des activités, des menaces et de la violence en mer. Car si la mer offre de nouvelles opportunités, on y constate une augmentation de la criminalité, des menaces, des trafics illicites, des risques de conflits territoriaux liés à la convoitise que suscitent les ressources naturelles des fonds sous-marins et une fragilisation croissante de nos voies maritimes d'approvisionnement.
Avec un format en nette diminution, des renouvellements repoussés d'année en année, la Marine française semble faire le grand écart. La France souhaite tout à la fois disposer d'une marine océanique porteuse de la dissuasion nucléaire et capable d'entrer en premier sur un théâtre d'opérations avec un groupement aéronaval et une marine capable de sécuriser l'ensemble de ces zones économiques exclusives, et de pouvoir comprendre, prévenir, protéger, projeter, voire intervenir sur l'ensemble des océans de la planète.
C'est une belle ambition, mais la France a-t-elle encore les moyens de cette ambition ? Où en est-on de l'application de la loi de programmation dans le domaine naval ? La Marine française reste-t-elle une marine océanique qui compte ? Qu'en est-il du format défini en 2008 ? Quels sont les programmes de modernisation et de renouvellement prioritaires pour s'adapter au nouveau contexte stratégique ?
L'expérience de la Libye a démontré la pertinence des choix capacitaires et les performances de nos armées, en général, et de la Marine, en particulier, mais n'a-t-elle pas aussi illustré leurs limites ?
En 2016, la France n'aura plus de porte-avions pendant un an et demi, c'est-à-dire que l'Europe n'aura plus de groupement aéronaval pendant une longue période, puisque, à cette date-là, les Anglais n'auront pas retrouvé leurs capacités en ce domaine. Pour construire la défense de l'Europe, il nous faut identifier des intérêts communs tels que la sécurisation de nos voies maritimes d'approvisionnement qui nous relient aujourd'hui à l'Asie et au Golfe persique.
La mutualisation dans ce domaine est-elle un leurre ou une nécessité ?
Dans un contexte où les pays émergents, notamment la Chine et le Brésil, déploient des stratégies maritimes ambitieuses, construisent les marines de demain, peut-on imaginer que, dans la situation financière où la France se trouve, nous pourrons faire l'impasse sur le développement d'une politique maritime commune qui inclut une dimension militaire ?
Voilà les interrogations auxquelles le groupe de travail s'est efforcé de répondre.
LA MONDIALISATION A ACCRU L'IMPORTANCE STRATÉGIQUE DES ENJEUX MARITIMES
Le milieu marin a longtemps semblé immobile. Or on assiste aujourd'hui avec la mondialisation et la raréfaction des ressources terrestres à une transformation de la géopolitique des océans. La préparation du prochain livre blanc impose de bien prendre la mesure de cette modification du contexte stratégique et de son incidence sur les intérêts de la France dans le monde.
I. L'OUVERTURE DES ÉCONOMIES MODERNES LES REND AUJOURD'HUI PARTICULIÈREMENT DÉPENDANTES DE LA FLUIDITÉ DES APPROVISIONNEMENTS MARITIMES
Comme l'a souligné le secrétaire général à la Mer, M. Michel Aymeric, devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, « la mer est le coeur de la mondialisation ». Si le transport des personnes se fait par avion, le transport des biens et l'extraordinaire accroissement des échanges commerciaux correspondent à la l'augmentation du trafic maritime.
Le trafic maritime mondial a, en effet, augmenté en volume de 67 % entre 1970 et 2000 pour dépasser les 7 milliards de tonnes en 2008. La flotte marchande a vu son tonnage multiplié par 2,5 sur la même période.
Source : Étude sur les transports maritimes 2010 CNUCED
Cette croissance s'est accélérée dans la période récente avec une augmentation des volumes transportés par mer, une diminution des coûts et une accélération des rotations permettant un renforcement sans précédent de la division internationale des processus de production.
C'est à ce titre que, selon l'expression employée par M. Tallec, conseiller auprès du président de la société CMA-CGM, et ancien Secrétaire général à la mer devant le groupe de travail, « la mondialisation est une maritimisation ».
La croissance du trafic maritime comme cette division internationale du travail a été rendue possible par la généralisation des conteneurs. 120 000 navires battant 128 pavillons assurent en effet 90 % du transit commercial mondial essentiellement dans des porte-conteneurs.
Certes, le commerce maritime a toujours été depuis la naissance de la navigation au long cours un facteur essentiel du développement économique et des équilibres géostratégiques. Comme l'a rappelé l'amiral Nielly, préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord aux membres du groupe de travail, « chaque étape de l'histoire maritime a été marquée par un progrès technologique, la mondialisation est, elle, liée à la révolution du conteneur ».
1 ( * )
C'est en effet le conteneur qui a permis un changement d'échelle dans le commerce maritime mondial.
Le conteneur a permis de réduire le temps et les coûts de manutention et d'accroître la taille des navires. Auparavant limités à un port de 8 000 conteneurs « équivalent 20 pieds » (EVP), les navires « Malaccamax » aptes à franchir le détroit de Malacca atteignent désormais une capacité de 18 000 EVP.
Cette révolution a entraîné depuis 1945 une multiplication par 5 du tonnage, de la productivité par dix et du coût réel du transport par 4.
Ainsi, comme l'a souligné M. Francis Vallat, Président du Cluster maritime français au cours de son audition, « le coût moyen de 20 tonnes de marchandises transportées de l'Asie sur l'Europe est significativement inférieur au prix du billet avion d'un passager en classe économique sur la même distance, le transport représente quelques centimes pour des chaussures, quelques euros pour un frigidaire ».
L'ensemble de ces facteurs explique que les flux de cargaisons ont déjà été démultipliés ces trente dernières années, et devrait représenter en 2020 de 14 à 15 milliards de tonnes contre près de 7 aujourd'hui, soit une multiplication par deux.
Selon une expression d'un des interlocuteurs du groupe de travail : « la mondialisation prend le bateau ».
L'image suivante issue d'une photographie satellite, prise par le CNES retrace l'activité maritime entre le 23 et le 30 septembre 2011, illustre les principaux axes du transport maritime contemporain et son intensité.
Trafic maritime entre le 23 et le 30 septembre 2011vue de satellite
Longtemps les gouvernements ont pensé que la protection des intérêts nationaux était assurée par la protection des infrastructures militaires et économiques sur le territoire national.
Aujourd'hui, une grande partie des biens nécessaires au fonctionnement normal du pays se trouve en mer. Cette richesse attise les convoitises et doit donc pouvoir être protégée quand les circonstances l'exigent.
A. LA MONDIALISATION DES PROCESSUS DE PRODUCTION REPOSE SUR LA LIBRE CIRCULATION DES FLUX MARITIMES
L'évolution des possibilités offertes par le transport maritime a permis la mise en réseau de l'économie mondiale dispersée entre le lieu de production des matières premières, les lieux d'assemblage, d'intégration ou de fabrication, les lieux de finition et de distribution des produits.
Cette nouvelle organisation de l'économie explique que le commerce international progresse plus rapidement que la production mondiale.
Ce capitalisme repose sur une production en flux tendu avec une réduction drastique des stocks rendue possible par la fréquence des rotations des navires entre les principaux ports mondiaux .
Comme l'a fait observer M. Tallec au groupe de travail, « parce que des compagnies maritimes proposent à jour fixe des départs réguliers vers l'Asie tout au long de l'année, des entreprises européennes ont pu garantir leur approvisionnement quotidien et ainsi réduire presque totalement leur stock de pièces détachées ».
On comprend dès lors que le fonctionnement normal de pays, comme la France, est intimement lié à la fluidité des échanges maritimes internationaux et par conséquent au respect de la liberté de circulation en mer.
L'exemple des composants électroniques utilisés par les grandes industries françaises est illustratif.
Dans l'industrie automobile, les composants électroniques embarqués sont produits essentiellement en Asie puis envoyés en France pour l'assemblage final. Il en va de même pour toutes les autres industries, comme l'électroménager. De même, les composants comme les semi-conducteurs AsGa (arséniure de gallium), InGaAs (arséniure de gallium indium) ou InAs (arséniure d'indium) sont produits essentiellement au Japon et sont indispensables aux équipements électroniques embarqués.
En raison de la division internationale du travail et de la production, la France est aujourd'hui quotidiennement dépendante de l'arrivée à bon port de ces composants électroniques.
La vulnérabilité des entreprises françaises s'est d'ailleurs vérifiée suite au tsunami de mars 2011 au Japon, qui a détruit plusieurs usines de fabrication de composants électroniques destinés aux constructeurs automobiles, notamment français. Il en a résulté des arrêts de production dans les usines françaises, comme celle de Renault à Douai.
Une récente étude sur « la vulnérabilité de la France face aux flux maritimes » conduite par la Compagnie Européenne d'Intelligence Stratégique 2 ( * ) en partenariat avec la Maritime Logistics & Trade Consulting 3 ( * ) soulignait ainsi que plus de la moitié des circuits électroniques intégrés et des micro-assemblages parvenus en France en 2010 a dû emprunter des routes maritimes.
Les produits en provenance d'Asie devraient parcourir l'ensemble Malacca-Océan Indien-Suez-Méditerranée-Manche. Ceux qui sont produits au Maghreb empruntent la Méditerranée. Enfin, les produits américains traversent l'Atlantique nord comme l'illustre la carte suivante.
Source : CEIS
Il en va de même de l'approvisionnement en ressources minérales stratégiques, telle que le titane ou certaines terres rares, qui sont fondamentaux pour le bon fonctionnement des industries françaises de l'aéronautique, de l'espace, de l'électronique, de l'informatique et des communications, des transports terrestres et navals, de l'électronucléaire, et bien sûr des équipements de défense.
Cet approvisionnement est donc essentiel pour la sécurité, la compétitivité et l'emploi de notre pays. Aujourd'hui la Chine contrôle près de 97 % des exportations «terres rares» qui sont indispensables au développement des technologies de pointe et à la survie de certaines industries européennes clés et empruntent le même axe maritime.
La mondialisation entraîne ainsi une forte dépendance de nos pays à la sécurisation des principaux axes maritimes mondiaux dont une grande partie passe par des détroits dont la circulation peut être facilement interrompue.
Car plus que jamais la phrase de Sir Walter Raleigh, officier et grand explorateur anglais « Celui qui commande la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même » semble d'actualité.
* 1 http://www.worldshipping.org/about-the-industry/conteneurs/global-conteneur-fleet
* 2 CEIS
* 3 MLTC