Conséquences des printemps arabes
Communications
de Mme Michelle Demessine, M.
André Dulait,
Mme Josette Durrieu et M. Yves Pozzo di Borgo
M. André Dulait, membre du groupe de réflexion, en remplacement de Mme Michelle Demessine - Notre collègue Michelle Demessine aurait souhaité être parmi nous. Elle a un empêchement de dernière minute. C'est pourquoi je me permettrai de lire le texte qu'elle avait l'intention de vous présenter.
«Apprécier aujourd'hui les conséquences des printemps arabes sur l'environnement géostratégique de la France relève de la gageure.
Je ne parle pas des délais qui nous ont été imposés par le calendrier fixé par le Président de la République. Le Secrétaire général du SGDSN vient nous présenter sa copie demain et la rendra au Président dans quelques jours. Nous avons donc eu trois semaines, en plein débat budgétaire, pour auditionner et réfléchir à ce qui apparaît comme un événement historique majeur. Il faut espérer que la consultation du Parlement sur la deuxième partie du Livre blanc sera plus conforme à l'idée que nous nous faisons de notre rôle.
C'est une gageure parce que ces révolutions sont en cours, au milieu du gué, sans que l'on sache précisément à quoi ressemble l'autre rive. Imaginez qu'on ait porté une appréciation sur les conséquences de la Révolution française en décembre 1789. Comme l'a souligné Hubert Védrine devant la Commission « Nous ne sommes qu'au début d'un processus incertain et aléatoire ». Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui pourra être contredit demain. La tentation est forte de penser qu'il y a un sens à l'Histoire. C'était finalement cela la théorie de Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin : le chemin est celui de la victoire progressive, continue, inéluctable de la démocratie. Il est sans doute prudent de résister à cette tentation. Je ne sais pas s'il y a un sens à l'Histoire, je doute que nous vivions une « fin de l'Histoire », ces révolutions témoignent du contraire, mais je crois qu'il n'y a ni un seul chemin, ni un seul modèle.
Dans le temps qui nous a été donné, nous avons procédé, en plus des auditions en commission, à deux auditions de spécialistes de la région. Eux-mêmes soulignent le caractère très précaire des conclusions que l'on peut tirer des mutations en cours.
Cela étant dit, avant d'aborder les conséquences de ces changements sur le diagnostic posé par le Livre blanc, quelques mots sur les Printemps arabes eux-mêmes.
Je serai brève, car vous avez tous en tête la chronologie des faits. Il y a un an, nous avions, d'un bout à l'autre du monde arabe, des sociétés bloquées, travaillées par les islamistes et souffrant des mêmes maux : des régimes établis depuis des décennies devenus des prédateurs économiques ; des régimes reposant sur la prééminence des appareils sécuritaires, générant injustice et corruption ; des populations jeunes composées à 65 % de moins de 30 ans, un chômage important malgré des économies dynamiques. En face, les pays occidentaux, la France au premier chef avait l'impression qu'un choix cynique et binaire s'imposait aux populations arabes : la dictature ou le fondamentalisme. Nous aurions préféré la démocratie, mais nous nous accommodions bien de dictatures, qui nous assuraient la stabilité de la rive droite de la Méditerranée.
Dans ce contexte, l'immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a été, si je puis m'exprimer ainsi, l'événement qui a mis le feu aux poudres. Si, contrairement à ce qui a été dit, nos ambassades avaient établi des diagnostics pertinents sur le caractère sclérosé de ces régimes, personne n'aurait pu penser qu'un tel événement déclencherait une révolution. À cet effet de surprise, s'est ajouté un effet tache d'huile. Le vent de contestation qui s'est levé en Tunisie a soufflé partout dans le monde arabe, même si les situations diffèrent très nettement d'un pays à l'autre. Ils portaient partout une forte aspiration à la justice sociale, une forte aspiration à la liberté.
En Tunisie et en Egypte, un processus relativement pacifique a débouché sur des élections libres. En Libye, il a fallu l'intervention armée que l'on sait et que, par ailleurs, avec mon groupe, j'avais désapprouvée. Au Maroc et en Jordanie, des réformes parfois profondes ont été entreprises. En Syrie et en Iran, dans un contexte il est vrai différent, la répression se poursuit. Au Yémen, on est en suspens ; une solution est proposée, mais elle ne vient pas. Au Bahreïn, des troubles ont débuté sur fond de tensions entre chiites et sunnites. Un soutien financier massif, l'intervention des forces armées des dynasties du Golfe et des promesses de réformes ont mis fin aux émeutes, dans un contexte qui reste tendu. Ailleurs, on ignore le printemps arabe, mais il est dans tous les esprits. Je veux parler de l'Algérie, de l'Arabie saoudite et de l'ensemble des monarchies du Golfe. Au total, 16 des 22 États membres de la Ligue arabe ont été confrontés, au cours de l'année 2011, à divers types d'instabilité politique. Partout, le facteur principal est l'écart considérable qui s'est creusé entre des élites dirigeantes corrompues et une population jeune. »
Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - Les « Printemps arabes » sont un mouvement profond et marquent une « rupture ». Ils n'avaient pas été prévus dans le « Livre blanc » de 2008.
« L'Arc de crise » est en pleine évolution. Et ces mouvements sont sûrement appelés à durer. Les révolutions ont renversé des régimes, installés après la période coloniale et avérés être des gestionnaires prédateurs. Pendant des décennies, au nom de la stabilité, nous avons accepté et soutenu ces régimes considérés comme des remparts contre l'islamisme. En échange de la protection de nos intérêts politiques ou économiques, nous n'avons pas été très regardants en matière de démocratie et de droits de l'Homme, même si, notamment, le Conseil de l'Europe avait attiré l'attention sur la situation en Tunisie, au Maroc, en Algérie et ailleurs. A l'évidence les peuples de ces pays ne se reconnaissaient pas dans ces logiques. La rébellion est clairement jeune, laïque, démocratique et économique. Elle est imprégnée de nos civilisations et de nos valeurs. Cet esprit initial et cette force devraient prévaloir dans la durée.
Cette complaisance à l'égard des dictatures a imposé à la France une révision brutale de sa politique étrangère. On l'a noté en Tunisie et illustré par l'intervention contre les forces du Colonel Kadhafi, qui avait pourtant été reçu à Paris avec tous les honneurs, il y a moins de 5 ans.
Comme l'a souligné M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense, lors de son audition : « Les printemps arabes constituent l'une des principales ruptures stratégiques à laquelle a été confrontée la France depuis 2008 ».
Quelles en sont les conséquences pour notre diplomatie et notre politique de défense ?
Sur le long terme, les incertitudes sont trop importantes pour qu'on puisse y voir clair. L'évolution de la Tunisie et de l'Egypte, celle de la Libye et, encore plus, de la Syrie est encore très incertaine. L'avenir de cette dynamique de révolte va dépendre des réponses apportées à la question des inégalités socio-économiques et aux modalités de la transition politique. Le facteur économique est essentiel. Il était l'une des causes du soulèvement. Il le reste d'autant plus que les économies de la région se sont effondrées (tourisme en Tunisie et en Egypte) laissant sans emplois des millions de jeunes et de familles.
Là où la démocratie semble s'imposer, les incertitudes politiques restent et portent sur deux points essentiels : la place du religieux par rapport au politique et le poids des militaires dans les systèmes politiques futurs.
La place de la religion dans l'État... Les rapports entre la loi démocratique et la loi divine, la charia, sont des questions essentielles qui s'inscrivent dans l'histoire multiséculaire des pays arabes. Il faut admettre que nous allons sûrement vers l'installation d'un « Islam politique » et légitimé par les urnes. Ce ne doit pas être un problème, selon M. Jean-Pierre Cousseran, (secrétaire général de l'Académie diplomatique internationale), mais une « réalité politique ». Ces peuples reconnus pour ce qu'ils sont et ce que sont leurs civilisations construiront « autre chose » qui s'inspirera de leur proximité et de leur identité. Cette « autre chose » qui les représentera mieux.
L'armée, on connaît son rôle dans le régime Kémaliste en Turquie, pour la mise en place et le suivi de la laïcité ; en Algérie contre le FIS dans les années 90 ; et aujourd'hui peut-être en Égypte.
Comment politique, religion, armée trouveront-ils leur place et leur équilibre ?
Pour la France, on peut essayer d'apprécier les conséquences de ce processus à travers deux prismes : celui de la sécurité et celui de notre influence.
Au regard des impératifs de sécurité et de stabilité, l'instauration, sur la rive sud de la Méditerranée, de régimes politiques démocratiques et peut-être pluralistes, pourrait constituer un facteur de stabilité, voire de prospérité.
Un Maghreb sur la voie de la démocratie et du développement serait une formidable opportunité pour l'Europe, au moment où, le centre de gravité bascule vers l'Asie. Par ailleurs, des régimes dictatoriaux et corrompus comme celui du Président Kadhafi constituaient une menace et une source d'instabilité.
À court terme, cependant, le sentiment qui prévaut est l'incertitude.
La fragilité des régimes, momentanément, issus des printemps arabes crée l'instabilité à nos frontières et, d'une certaine façon, il y a un rapprochement géographique des risques. Nous avons désormais un « voisinage », un « étranger proche », une rive sud de la Méditerranée, en situation de « grande instabilité ». L'Islam s'installe. Faut-il se protéger de l'Islam et des régimes islamistes ?
Trois menaces sont particulièrement perceptibles :
- la mise en place de gouvernements islamistes rigoureux et militants, avec les répercussions que cela pourrait avoir en termes de confrontation idéologique et géopolitique. Nous pensons au conflit israélo-arabe mais aussi aux flux migratoires que cela pourrait engendrer.
Mais il ne faut pas qu'après le vent d'euphorie suscité par ces printemps, nous sombrions à l'automne, dans un excès de pessimisme. La possibilité de formation d'un « front vert », prenant le contre-pied des anciens régimes politiques alliés de l'occident, existe. Ce « choc des civilisations » est-il pour autant le scénario le plus probable ? Les intervenants que nous avons entendus ont souligné que l'exercice du pouvoir conduira, naturellement, les partis islamistes à modérer leur programme. Comme l'a indiqué le directeur de la prospective du Quai d'Orsay, le vote islamiste exprime tout autant le rejet de l'occident et d'une modernité arrogante que la promotion par la petite bourgeoisie de valeurs d'ordre et de justice, de valeurs authentiques et « indigènes » qui expriment une identité et une voie arabo-musulmane.
Beaucoup font le pari d'une intégration possible des partis islamistes dans le jeu politique avec l'apprentissage du compromis et d'une culture de gouvernement, à l'image d'AKP en Turquie. Même si le modèle turc est en vérité très spécifique, cette hypothèse est, sans doute probable.
La question qui se pose, selon M. Cousseran, est celle de la « représentation ». Les peuples ne se reconnaissaient pas dans la logique des régimes renversés.
Mais aujourd'hui : où est le pouvoir maintenant ? Qui est souverain ? Quelle est la place et le contenu de la loi ? Et la place de Dieu ?
C'est au Maroc que la situation est la plus éclairée avec un Roi assez habile qui est aussi le « commandeur des croyants ». Il est dans l'identité nationale.
En Egypte, les frères musulmans, créés en 1928, représentent un système ordonné et social, la « cité islamique » la Libye, clanique et médiévale reste très instable.
D'autres intervenants soulignent la division des mouvements islamistes eux-mêmes et l'existence d'une frange islamiste extrémiste, salafiste ou autre, plus ou moins financée par les pays du Golfe qui auront une influence importante et déstabilisante sur le reste de l'échiquier politique. Comme l'a affirmé devant nous M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, la question centrale sera celle du respect du pluralisme.
L'enjeu n'est pas seulement le premier scrutin, mais bien la possibilité qu'il y en ait un deuxième dans quelques années. Quoiqu'il en soit, il faut s'attendre à avoir, dans la prochaine décennie, des interlocuteurs différents, plus difficiles, plus exigeants et moins dociles qu'auparavant ;
- la deuxième menace concerne le Moyen-Orient et les risques de déstabilisation d'équilibres déjà précaires dans cette région, avec la perspective d'une guerre civile en Syrie. L'audition de l'ambassadeur de France en Syrie a confirmé que l'avenir de ce pays constituait l'incertitude majeure. La Syrie est un élément stratégique important dans cette zone. Une guerre civile et l'effondrement du régime se répercutera sur l'ensemble de la région tant les imbrications politiques, religieuses et stratégiques sont nombreuses. Se pose la question du Liban, d'Israël, des Kurdes, de l'Iran, voire du Hamas et du Hezbollah. Aujourd'hui ce risque géostratégique est majeur ;
- la troisième menace concerne le Sahel et le développement des trafics d'armes et du terrorisme. Cette situation préexistait aux printemps arabes. Elle prend une autre dimension avec la dissémination de nombreux armements lors de la guerre en Libye et la restructuration en cours des appareils d'État et des forces de sécurité dans l'ensemble des pays du Maghreb, sans doute moins policiers et moins structurés. Cette zone devient incertaine et à hauts risques. Raison de plus pour considérer que le Sahel doit être une zone d'investissement majeur. La solution ne saurait être uniquement militaire, mais passe par un effort renforcé en faveur du développement.
« L'Arc de crise » s'inscrit dans une évolution et même une recomposition du monde, marquée aussi par la réémergence de la Chine, l'Inde, la Turquie... et de la Russie. Et peut-être par une crise du modèle institutionnel. Les faits nous obligent à prendre en considération une « ère arabo-mulsumane » nouvelle et une crise structurelle qui sera longue et imprévisible.
Il y a une obligation urgente d'organisation de tous les partenaires et de toutes les politiques : méditerranéenne, européenne, bilatérale et mondiale, bien-sûr.
M. Yves Pozzo di Borgo, membre du groupe de réflexion - Si on considère la question en termes d'influence, la France avait naturellement, du fait de son histoire et de sa géographie, une proximité forte avec l'ensemble des pays concernés et une importante diaspora maghrébine. C'est particulièrement vrai de la Tunisie et du Maroc avec lesquels la France a une véritable intimité. Les résultats des élections dans ces deux pays, l'émergence d'une majorité politique fondée sur les partis se réclamant de l'islam devraient conduire à une certaine émancipation à l'égard de l'Occident, en général, et de l'ancienne puissance coloniale qu'est la France, en particulier, ne serait-ce que pour prendre le contre-pied des régimes précédents.
Le retournement de la diplomatie française et l'intervention en Libye ont sans doute permis de préserver une partie de la position de la France dans cette région. Comme l'a dit le géographe Michel Foucher devant la commission : « Le clivage Europe/monde musulman a été brisé par l'intervention en Libye ».
On observe, néanmoins, dans l'ensemble des pays concernés, une montée en puissance de nouveaux partenaires tels que les pays du Golfe qui sont extrêmement actifs financièrement, la Turquie, qui fait figure de modèle, ou la Chine qui apparaît comme un allié stratégique nouveau. Il faut sans doute intégrer l'idée que nos positions dans ces pays sont fragilisées et adapter notre politique étrangère pour maintenir notre influence.
J'en viens au diagnostic du Livre blanc, mais avant quelques mots sur les conséquences des printemps arabes sur les équilibres régionaux.
Au-delà des incertitudes, quelques tendances peuvent être relevées.
On observe, d'une part, un renforcement du Conseil de coopération du Golfe, qui a fait preuve d'un interventionnisme inhabituel. Il s'est agi, tout à la fois, d'assurer la sauvegarde des régimes dynastiques du Golfe et de renforcer leur influence sur les pays du Maghreb. Le Conseil de coopération du Golfe a ainsi proposé de s'élargir aux monarchies jordanienne et marocaine. Nous savons, par ailleurs, que le Qatar, très présent en Libye, finance différentes forces islamistes. De leur côté, les Saoudiens semblent soutenir plus exclusivement les Frères musulmans. Les dynasties du Golfe cherchent ainsi à préserver leur influence et leur régime dans ce qui ressemble à un donnant-donnant : on vous finance, mais vous ne vous attaquez pas à nos régimes.
Cet activisme des pays du Golfe, la présence de l'Aqmi au Sahel, la résurgence d'identités régionales ou tribales dans la zone sahélienne pourraient, par ailleurs, conduire à un renforcement des liens entre les pays du Maghreb, qui étaient jusqu'alors assez divisés. La grande inconnue reste l'attitude et l'évolution de l'Algérie. On connaît l'antagonisme avec le Maroc. Mais on ne peut pas exclure qu'un Maghreb plus uni sorte des révolutions arabes.
Le printemps arabe devrait enfin se traduire par un affaiblissement du Moyen-Orient et une crispation croissante entre les Sunnites et les Chiites. Cette crispation est revenue au centre de la vie politique en Irak et au Liban. Elle devient un élément majeur de la situation en Syrie. Au Moyen-Orient, le clivage entre les acteurs chiites, l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le régime syrien alaouite et les acteurs sunnites tels que les pays du Golfe, la Turquie et la Palestine, devient de plus en plus structurant et constitue un facteur de risque stratégique majeur.
On observe par ailleurs un isolement croissant des Israéliens dont les relations privilégiées avec la Turquie et l'Égypte sont remises en cause. Israël n'est plus la seule démocratie de la région, elle a perdu, dans ce processus, en Égypte comme en Syrie, des interlocuteurs dont les objectifs étaient connus et les réactions prévisibles. Reste à savoir si cet isolement conduira les Israéliens à poursuivre dans le refus de tout compromis, ou si la situation est de nature à changer la donne.
Il y a, enfin, une problématique particulière du Golfe en raison des enjeux géostratégiques et de la question iranienne. Il faut avoir à l'esprit la situation stratégique de l'Arabie Saoudite, première réserve de pétrole du Monde, confrontée à la question de la succession du roi Abdallah, mais aussi à une course aux armements avec l'Iran, je vous rappelle que le roi d'Arabie saoudite a affirmé à deux reprises que son pays se doterait d'armes nucléaires si l'Iran en possédait.
Quand on parle des printemps arabes, il faut donc bien avoir le réflexe de distinguer ces trois zones : Maghreb, Moyen-Orient, pays du Golfe.
Dans ce contexte, en quoi ces événements modifient-ils le diagnostic établi par le Livre blanc en 2008 ?
Inutile de dire que le Livre blanc n'avait pas prévu les printemps arabes. Il y avait un diagnostic sur les tensions socio-économiques qui traversaient ces pays qui n'a pas perdu de sa pertinence. On pouvait lire dans l'encart sur le Maghreb : « Les scénarios fondés sur la poursuite des tendances négatives actuelles conduiraient en 2025 à des situations de tensions et d'instabilités préoccupantes pour l'Europe et la France ».
D'un point de vue stratégique, d'autres analyses établies à l'époque se trouvent confirmées. Je voudrais en citer quelques-unes.
Le Livre blanc de 2008 a souligné que l'incertitude et les ruptures stratégiques constituaient des éléments structurants du contexte géopolitique actuel. Les révoltes arabes ne peuvent que confirmer ce diagnostic puisqu'il constitue un parfait exemple de ce que peut être une surprise stratégique. Le Livre blanc soulignait la généralisation des interactions et des interdépendances. Au prisme des événements du printemps arabe, l'effet tache d'huile est incontestable. Le Livre blanc mettait en valeur le rôle croissant des acteurs non étatiques et, en particulier, des médias : le rôle de la chaîne satellitaire Al Jazeera en est une illustration. Dans le même esprit, le Livre blanc soulignait le rôle croissant d'Internet. On l'a vu, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation, à tel point qu'on a pu parler de révolution 2.0.
Le Livre blanc prévoyait également le développement de sociétés militaires privées et la privatisation de la violence armée. Le rôle des mercenaires en Libye et les risques liés à la dissémination des armements au Sahel en constituent une illustration.
Plus fondamentalement, le Livre blanc décrivait un déplacement du centre de gravité géostratégique vers l'Asie. À l'aune des révoltes arabes, le lâchage du président Moubarak par l'allié américain, comme le lâchage de Kadhafi par la France, et le doute stratégique que cela a instillé pourraient conduire les pays arabes modérés à se tourner davantage vers l'Asie, et en particulier vers d'autres puissances régionales : la Turquie qui propose un modèle politique qui conjugue l'islamisme et la laïcité ou la Chine, puissance mondiale émergente.
M. André Dulait, membre du groupe de réflexion - Si ces éléments de diagnostic se trouvent confirmés, d'autres éléments peuvent susciter des interrogations.
La première interrogation porte sur l'opportunité de continuer à parler d'un arc de crise.
Je vous rappelle que le Livre blanc établissait un arc de crise de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, qui constituait une zone de menace et de risque stratégique par rapport à laquelle l'effort de défense et de sécurité devait se positionner. Alors même qu'une portion de l'arc est désormais engagée sur la voie de la transition démocratique, doit-on maintenir le Maghreb dans l'arc de crise ? La zone demeure une zone d'incertitude, mais il faut avoir à l'esprit que le Livre blanc n'expose pas seulement notre stratégie nationale de sécurité, il constitue également un exercice de diplomatie publique. Certains partenaires du Golfe ont été émus de découvrir qu'à nos yeux ils étaient considérés comme les éléments d'un arc de crise, qui peut apparaître comme une version polie de l'axe du mal américain. M. Foucher a également indiqué que « les démocrates tunisiens demandent que l'on arrête de parler de péril vert ». Il a rappelé à la commission que « l'arc de crise a été assimilé au monde arabo-musulman ». M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, nous a dit qu'il faudrait plutôt parler « d'ère d'investissements stratégiques majeurs ». Peut-on à la fois considérer, dans le cadre du partenariat de Deauville, que le printemps arabe est « la seule bonne nouvelle de ce début du XXIè siècle », comme l'a affirmé le Président de la République, et continuer d'utiliser une rhétorique qui désigne ces pays comme une menace ? Ce qui est sûr c'est que cette zone doit être une priorité. De notre point de vue, il conviendrait mieux de parler d'une zone en mutation et cesser d'utiliser un concept aussi englobant que celui d'arc de crise, qui met sur le même plan des zones -Maghreb, Moyen-Orient, Sahel, Corne de l'Afrique, Golfe persique et Afghanistan- dont les problématiques sont très différentes. Il faut sans doute mieux rendre compte de la complexité du monde.
La deuxième interrogation porte sur le réexamen préconisé par le Livre blanc de 2008 du dispositif prépositionné sur le continent africain et dans le Golfe. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'intensité des risques n'a pas diminué. La persistance de l'impasse au Proche-Orient, les inquiétudes suscitées dans le golfe persique et en Arabie Saoudite par la montée en puissance iranienne, la crise syrienne, la fragilité de la zone tchado-soudanaise, le développement de la piraterie et des trafics dans l'océan Indien et le golfe de Guinée continuent de justifier la disponibilité de nos principaux points d'appui dans la région. Les nouvelles priorités asiatiques de la politique américaine imposent, en outre, une plus grande implication des Européens en général et des Français en particulier. Reste à savoir quel est le bon calibrage. Rester à Djibouti, sûrement, au Tchad, sans doute, intensifier notre coopération militaire avec les organisations régionales assurément, renforcer nos efforts en Afrique : la question se pose ? Nous allons rester en Côte d'Ivoire et il nous faudra maintenir une capacité d'action dans le Sahel qui a toujours été une zone de contrebande, mais qui est aujourd'hui une zone de non-droit absolue. Cette zone doit faire l'objet d'un investissement qui ne peut pas être uniquement militaire, mais doit être économique et politique. De ce point de vue, il manque à la France un véritable partenariat avec l'Algérie et cela dépasse évidemment la question du Sahel.
La troisième interrogation porte sur le terrorisme. Par comparaison à 2001, Al Qaïda offre aujourd'hui le visage d'une nébuleuse éclatée. Les idées djihadistes continuent de prospérer, mais la menace d'un Djihad global mené à l'échelle planétaire contre l'Occident semble avoir perdu de sa pertinence. Le printemps arabe et le renversement pacifique des régimes arabes corrompus ont pris Al Qaïda au dépourvu. Ils ont invalidé un certain nombre de ses leviers et une part de sa doctrine en faveur de la lutte armée. La mutation des mouvements salafistes en parti politique intégré aux jeux politiques nationaux constitue également un défi pour la mouvance. Il reste que ce constat mérite cependant d'être nuancé par deux facteurs : d'une part, l'instabilité engendrée par les printemps arabes offre la possibilité à Al Qaïda de s'implanter dans des pays où elle était quasi absente et, d'autre part, la dissémination de nouveaux armements dans la bande sahélienne pourrait renforcer son arsenal. Il n'en reste pas moins que l'on peut s'interroger, comme l'a fait devant la commission M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, sur le caractère central, dans le Livre Blanc, du terrorisme comme menace de niveau stratégique.
La quatrième interrogation porte sur l'attitude qu'il convient d'adopter à l'égard des pays arabes en transition, au regard des résultats des élections en cours et à venir qui semblent conduire à des majorités islamistes plus ou moins modérées. Il est clair qu'il est dans notre intérêt que ces transitions réussissent. Notre devoir, nos intérêts nous commandent d'accompagner les sociétés arabes dans la voie de la modernité politique, sans arrogance, ni ingérence, mais en les assurant de notre disponibilité et de notre soutien.
Plus que jamais, une approche globale s'impose, avec une dimension économique, politique et militaire. Le partenariat de Deauville, qui résulte de l'inscription par la France du printemps arabe à l'agenda du G8, constitue un élément stratégique afin de favoriser la croissance économique et la création d'emplois dans ces pays. D'après le FMI, compte tenu de la croissance démographique dans la région, les pays du printemps arabes doivent créer d'ici 2020, 50 millions d'emplois nouveaux, ne serait-ce que pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, c'est-à-dire sans pour autant diminuer le chômage actuel qui est en moyenne de 25 % pour les jeunes. La question de la transition économique constitue donc un défi majeur. L'effort financier annoncé à Deauville est conséquent : 40 Milliards de dollars. Il faut savoir à titre de comparaison que l'Arabie Saoudite a dépensé, cette année, pour assurer la paix sociale dans son royaume 145 milliards de dollars. Nous n'en avons pas les moyens. Mais ce partenariat devra être suivi d'effets et s'inscrire dans une stratégie globale articulant une coopération multilatérale et européenne avec une aide bilatérale notamment française.
Au-delà des aspects économiques, il nous faudra trouver un instrument diplomatique qui puisse, autant faire que se peut, favoriser l'instauration de régimes réellement pluralistes, respectueux des droits de l'Homme et notamment de l'égalité entre les hommes et les femmes. Nous n'avons rien à dicter à des pays qui ont pris leur destin en main, tracé leur histoire et fait leur révolution. Comme l'a dit M. Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale, devant notre commission, il faut laisser ces pays inventer leur loi de 1905 et les aider à la transformation des islamistes en parti de gouvernement. Il faut d'ailleurs, sur ce point comme sur d'autres, ne pas présumer de notre influence. Quels sont les mécanismes et les enceintes diplomatiques qui peuvent renforcer les liens régionaux et favoriser une évolution continue vers des régimes pluralistes ? Peut-on imaginer l'équivalent de ce que le Conseil de l'Europe a été pour les pays européens issus du bloc soviétique ? Est-ce que l'Union pour la Méditerranée, le processus de Barcelone ou le dialogue 5+5 sont les instruments pertinents ? Ce n'est pas lieu de choisir, mais il nous semble qu'il y a une opportunité pour une organisation intergouvernementale régionale avec une valorisation d'un volet parlementaire qui puisse accompagner l'enracinement de la démocratie, l'unité du Maghreb et le dialogue euro-méditerranéen.
En conclusion, je voudrais simplement souligner l'extrême volatilité de la situation et la nécessité d'accroître nos moyens de connaissance et d'anticipation de l'évolution de la situation dans cette zone. Nous avons une intimité profonde avec ces pays, nous avons des instituts de recherche, des coopérations bilatérales, des universitaires, des administrations chargés de la prospective et du renseignement. Il faut que l'ensemble de ces moyens soient mis à contribution d'une meilleure compréhension des processus en cours et servent une politique qui a ici véritablement rendez-vous avec l'Histoire.
M. Didier Boulaud - Je vous remercie de ce rapport très complet. Je partage le sentiment de M. Dulait sur l'arc de crise qui lors de l'élaboration du Livre blanc de 2008, nous dérangeait déjà beaucoup. Les enjeux géopolitiques le long de cet arc de crise qui va de l'Atlantique à Peshawar n'ont pas grand-chose en commun. Il faudrait peut-être mieux évoquer des arcs de crise de nature différente. Dans le contexte financier actuel, il faut par ailleurs se rendre à l'évidence que la France ne peut plus intervenir sur tous ces théâtres d'opérations. Il nous faut faire des choix en fonction des priorités stratégiques de la France. De ce point de vue, l'Afrique constitue une priorité. On observe une multiplication des foyers de tension de la Mauritanie à l'Ethiopie et une montée particulièrement préoccupante du terrorisme dans le Sahel.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois effectivement qu'on ne peut pas réduire l'ensemble des problématiques qui se posent de l'Atlantique à l'Afghanistan à travers le seul concept de l'arc de crise. Je crois, par ailleurs, qu'il ne faut pas réduire le Sahel à une question militaire. Il ne faut pas considérer le Sahel comme notre prochain théâtre d'opérations, cela serait un piège. Cette question mérite un traitement à la fois sécuritaire mais également économique et politique. Il existe, par ailleurs, d'autres priorités qui doivent retenir notre attention.
M. Didier Boulaud - C'est tout à fait vrai mais, en même temps, je voudrais souligner que nombre de responsables d'Al-Qaïda ont quitté le Pakistan pour rejoindre le Sahel afin de structurer les mouvements terroristes liés à l'Aqmi. Cela constitue donc une menace importante pour notre sécurité.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois qu'il serait utile de substituer à la notion d'arc de crise celle d'« aire d'investissement stratégique majeure ».
M. Joël Guerriau - Est-ce que vous pourriez m'indiquer dans quels contextes et pour quels objectifs ce Livre blanc est rédigé ? Par ailleurs vous avez évoqué la notion d'islam politique. J'ai l'impression qu'il y a là un pléonasme tant les questions de religion et de politique sont liées dans l'esprit du Coran.
M. Jean-Louis Carrère, président - Le Livre blanc a pour fonction de décrire l'environnement géostratégique de la France, les menaces auxquelles nous devrons faire face et de définir les moyens à mettre en oeuvre pour assurer la défense et la sécurité de notre pays et de ses intérêts dans le monde. La description de ce contexte et de nos objectifs permet ainsi de préparer les lois de programmation.
M. Didier Boulaud - Le dernier Livre blanc a été voulu par le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, dès son élection, afin d'établir une analyse géostratégique d'où découlerait la définition de nos objectifs et des moyens nécessaires pour les atteindre. La mise à jour du Livre blanc en 2012 nous permettra de faire le point sur l'évolution du contexte géopolitique et de mesurer si nos moyens sont encore adaptés aux menaces auxquelles nous devons faire face. Le dernier Livre blanc avait par exemple mis en lumière la nécessité d'accroître notre capacité d'anticipation et de renseignement. Des moyens importants y ont été consacrés. Au-delà de la description d'évolution du contexte géostratégique, cette mise à jour nous permettra de mesurer si les efforts dans ce domaine ont porté leurs fruits et s'ils sont suffisants.
M. Jean-Louis Carrère, président - Pour préparer la mise à jour de ce Livre blanc et la loi de programmation qui s'ensuivra, la commission s'est dotée de plusieurs groupes de travail dont celui sur les printemps arabes ou celui sur l'évolution de la crise financière, deux événements qui constituent des ruptures stratégiques par rapport à 2008.
Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - La notion d'islam politique constitue effectivement, pour une majorité de musulmans, un pléonasme. L'un des enjeux de la situation actuelle dans les pays arabes sera bien de définir la place de la loi civile par rapport à la loi divine. On a souvent sous-estimé le rôle social de l'islam dans ces pays sans bien comprendre que les mouvements islamistes ont été parfois les seules structures à offrir des services sociaux à des populations qui avaient été largement délaissées par les Etats en place.
M. Jean-Louis Carrère, président - Les relations entre la religion et l'Etat sont variables, même en Occident. Ainsi, le Président des Etats-Unis prête serment sur la Bible.
M. Gilbert Roger - Je partage le constat et les observations qui ont été faites et je mesure combien il est difficile d'anticiper sur ce que deviendront les régimes politiques naissants issus du printemps arabe. Je n'ai pas entendu en revanche de commentaire sur la façon dont nos démocraties ont parfois joué avec le feu en soutenant, quand ça les arrangeait, l'essor de mouvements extrémistes islamistes.
M. Jacques Berthou - Je voudrais souligner le rôle important de la situation en Algérie par rapport aux printemps arabes. Ce pays a des atouts considérables et maîtrise une partie de ce qui se passe dans la zone sahélienne. Est-ce que la situation actuelle ne devrait pas nous conduire à reconsidérer notre relation avec l'Algérie et à essayer de renforcer notre partenariat ?
M. Jean-Pierre Chevènement - Vous avez tout à fait raison, l'Algérie est une pièce essentielle de l'équilibre des pays du Maghreb. C'est un grand pays de 55 millions d'habitants disposant de ressources d'hydrocarbures nécessaires à l'approvisionnement de l'Europe. L'importance de ce pays et des liens qui nous lient à lui m'a conduit à présider l'association France-Algérie fondée il y a 50 ans à l'Indépendance. Cette association organise d'ailleurs samedi 17 décembre un colloque intitulé « l'Algérie et la France au 21ème siècle ». Il faut se rappeler que l'Algérie a tenté une expérience démocratique en 1988, dans un contexte économique très défavorable qui a conduit à une guerre civile traumatisante pour la population algérienne avec 100 à 200 000 morts. Le régime algérien est aujourd'hui un régime complexe avec de nombreux pouvoirs concurrents au sein même de l'armée, un véritable pluralisme politique et de très nombreux partis, une véritable liberté de la presse dont l'impertinence est connue de tous. L'Algérie n'a cependant pas envie de sombrer de nouveau dans une guerre civile. Vous avez raison de souligner qu'il nous faut accroître notre partenariat avec ce pays avec lequel nous avons de très nombreux accords de coopération notamment universitaires et qui constitue notre 3ème client hors pays de l'OCDE. C'est sans doute un objectif ambitieux mais essentiel.
M. Jeanny Lorgeoux - S'agissant du Sahel, vous avez raison de souligner que la coopération avec l'Algérie est essentielle pour stabiliser la situation au Sahel. Mais il faut avoir conscience du comportement ambigu des autorités algériennes dans ce domaine. La coopération de nos services avec les organismes chargés de la sécurité nationale est très satisfaisante mais nous savons tous que d'autres services ont instrumentalisé les mouvements terroristes qui sévissent dans le Sahel. Si bien que le problème est moins technique que politique. Il nous faut obtenir des autorités algériennes une action concertée pour traiter le sujet de la sécurité au Sahel.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je veux dire à M. Gilbert Roger que certains auteurs et notamment M. Chouet dans son Livre : « Au coeur des services spéciaux » avaient évoqué, il y a longtemps, l'utilisation des djihadistes par les services secrets occidentaux pour lutter contre les Russes en Afghanistan. Madame, Messieurs les rapporteurs, je vous remercie pour cet excellent rapport qui éclaire notre réflexion sur la mise à jour du Livre blanc.