CONCLUSION
La défense antimissile balistique suit un déploiement guidé par les choix et les initiatives des Etats-Unis. On ne peut guère le leur reprocher. Son développement vise essentiellement à protéger le territoire et les populations américaines ainsi que les forces américaines déployées outre-mer contre des menaces balistiques limitées en provenance d'Etats proliférants susceptibles de ne pas être dissuadables (« non deterrable »). Elle a pour ambition de ramener ainsi un peu de rationalité dans un débat avec des dirigeants irrationnels. Elle constitue un début de protection pour des citoyens américains se sentant menacés et apporte ce faisant une réponse militaire à des préoccupations politiques.
D'un point de vue diplomatique, en étendant à leurs alliés la protection de leur bouclier, les Etats-Unis les obligent à la solidarité, voire les contraignent à l'alignement. Quant aux compétiteurs des Etats-Unis, ils n'ont d'autre choix que d'accepter d'être déclassé militairement ou de se lancer dans une course technologique qui risque de les épuiser financièrement.
Enfin, il ne faut pas occulter les aspects économiques de la défense antimissile. Elle est un puissant outil de politique industrielle, une machine à financer les entreprises clefs dans un pays qui a pourtant fait du libre jeu du marché une profession de foi. Elle est un moyen de développer de nouvelles technologies qui irrigueront l'ensemble de l'économie.
Au total, la défense antimissile permet de maintenir et de renforcer la prééminence stratégique américaine pour moins d'une dizaine de milliards de dollars par an, sur un budget de sept cent milliards, soit moins de 2 %. C'est sans doute un des investissements militaires les plus rentables.
On pourrait s'interroger longtemps sur les raisons pour lesquelles la France a mis tant de temps à prendre la mesure des enjeux de ce projet. D'autant que tout cela était prévisible et même annoncé. Dans un rapport de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, Xavier de Villepin écrivait en 1999 : « on peut toutefois se demander si l'importance grandissante que ne manquera pas de prendre la défense anti-missile dans le débat stratégique des prochaines années, ne créera pas tôt ou tard, une pression pour que cette question soit traitée au sein de l'Alliance atlantique. » 51 ( * ) .
La crise financière et la diminution des budgets militaires ont sans doute beaucoup pesé. La crainte de voire notre dissuasion nucléaire érodée, aussi. Pourtant avec des flux financiers de l'ordre d'un ou deux milliards d'euros par an, la défense antimissile n'est pas hors de portée de l'Europe. A condition toutefois que l'effort soit collectif. La passivité européenne est moins une question de moyens que d'absence de volonté. Budgétairement, ce programme arrive au mauvais moment et prend l'allure d'un cheval de Troie qui, après l'expérience de l'avion JSF, risque d'assécher définitivement les budgets de recherche militaire européens. La faible implication de la Grande-Bretagne dans la défense antimissile, alors que ce pays a toujours été à la pointe d'une coopération avec les Etats-Unis est, de ce point de vue, emblématique. Ne faut-il pas « craindre les Grecs même quand ils font des cadeaux » ? Et donc les refuser ?
A défaut d'avoir anticipé, il va falloir nous adapter. Refuser de participer à une course à laquelle tous participent, ne l'empêchera pas d'avoir lieu. Encore faut-il savoir ce que l'on veut faire et dans quelle direction souhaite-t-on aller. De la question posée, dépendent les réponses.
Militairement, si menace il y a, elle résulte de missiles balistiques à courte portée, qui mettent en danger les pays du Golfe persique et les forces occidentales qui y sont déployées. Cette menace commanderait des solutions tournées vers la défense de théâtre, radicalement différentes de la défense de territoire. Or, en matière de défense antimissile balistique, « qui peut le plus ne peut pas nécessairement le moins. ».
Politiquement parlant, l'Europe - en tous cas la France - semble ne pas se sentir menacée par une attaque balistique, quels que soient les progrès affichés à échéance régulière par les forces iraniennes. Faut-il dans ces conditions répondre à une question que nos concitoyens ne se posent pas ?
D'un point de vue diplomatique, la défense antimissile est un levier qui démultiplie l'influence américaine et pousse les nations européennes à des relations bilatérales déséquilibrées. Notre intérêt est de nous unir pour avoir une chance de rétablir un dialogue équilibré. L'absence de réponse coordonnée sonnerait le glas de l'Europe de la défense.
Industriellement, technologiquement, commercialement, la défense antimissile marque le début d'une compétition dans laquelle les entreprises américaines ont d'ores et déjà pris dix ans d'avance. Faut-il s'y mettre sans tarder ou jeter l'éponge alors même que nos entreprises sont capables d'y participer, dans tous les segments de jeu, et sont en position d'en retirer des avantages significatifs ?
Stratégiquement, la passivité n'est pas une option pour les pays dotés d'une force de dissuasion nucléaire autonome. C'est le cas de la France. C'est aussi celui de la Russie.
Militairement défensive, la défense antimissile est en réalité stratégiquement offensive. Elle est un outil de soft power construit à partir d'instruments de hard power . Elle met les puissances, aussi bien alliées qu'adverses face à un défi : en être, ou ne pas en être . Davantage qu'à Aegis , le bouclier mythique d'Athéna, elle fait penser à la lance d'Achille, qui blesse et qui guérit.
* 51 Les enjeux de la défense nationale antimissiles aux Etats-Unis - Sénat N° 417 - 1999-2000 - Xavier de Villepin, Sénateur, p. 46