II. DES QUESTIONS EN SUSPENS
A. QUELLE RELATION AVEC LA RUSSIE ?
La défense antimissile figure depuis plus de dix ans à l'ordre du jour des discussions entre l'OTAN et la Russie.
Les deux parties ont convenu du principe d'une coopération dans le domaine de la défense antimissile de théâtre au moment où l'OTAN engageait ses premiers travaux en la matière. Cette coopération avait pour objectif d'échanger sur les doctrines opérationnelles et d'étudier l'interopérabilité potentielle entre les systèmes de défense de théâtre russes et alliés, dans la perspective d'opérations communes. Le Conseil OTAN-Russie avait lancé une étude en ce sens en 2003 et plusieurs exercices conjoints de postes de commandement ont été organisés.
Cette coopération sur la défense antimissile de théâtre a été suspendue après la décision de Washington d'implanter en Europe un troisième site destiné à l'interception des missiles intercontinentaux.
La Russie a réagi beaucoup plus vigoureusement à ce projet en 2007 qu'elle ne l'avait fait fin 2001, lorsque les Etats-Unis s'étaient unilatéralement retirés du traité ABM par lequel Washington et Moscou avaient convenu de limiter leurs déploiements à un seul site de systèmes de défense antimissile.
La Russie a dit craindre que le radar en bande X prévu en République tchèque n'observe ses essais de missiles intercontinentaux et que les 10 intercepteurs annoncés en Pologne ne soient le prélude à des déploiements beaucoup plus ambitieux. Elle a invoqué un affaiblissement potentiel, à terme, de sa dissuasion, et elle a dénoncé les risques des projets américains pour la stabilité stratégique.
Un peu plus d'un an après l'annonce de l'abandon du projet de 3 ème site au profit de l'« approche adaptative phasée » pour l'Europe, et sept mois après la signature du nouveau traité START, le sommet de Lisbonne a marqué la volonté de relancer les relations OTAN-Russie, dans la lignée du « reset » voulu par le Président Obama dès ses premiers mois de présidence.
Que ce soit dans le nouveau concept stratégique ou dans la déclaration des chefs d'Etat et de gouvernement, la décision de développer une capacité de défense antimissile territoriale de l'OTAN a été assortie d'un objectif de coopération avec la Russie .
Toutefois, dès les lendemains du sommet, les divergences d'approche se sont manifestées, aucune avancée concrète n'ayant pu intervenir dans le sens de cette coopération.
1. Quel terrain d'entente sera-t-il possible de trouver entre l'OTAN et la Russie sur la défense antimissile ?
Les autorités russes 27 ( * ) font une analyse de la menace très différente de celle de l'OTAN. Cette analyse part du constat que, pour le moment, la finalité militaire du programme nucléaire de l'Iran n'a pas été établie et que dans l'hypothèse où Téhéran voudrait se doter d'armes nucléaires, ce serait dans le but de se défendre et non pas d'attaquer. Pour la Russie, l'arme nucléaire est une arme de non emploi et cela vaut aussi pour l'Iran. Du point de vue russe, il n'est tout simplement pas envisageable que l'Iran se risque un jour à mener une attaque balistique contre les Etats-Unis ou l'Europe.
Dès lors, la Russie considère que les déploiements envisagés en Europe n'ont pas d'utilité véritable, sauf à dissimuler d'autres objectifs, et en particulier celui d' amoindrir sa propre capacité de dissuasion .
Moscou réitère donc des préoccupations du même ordre qu'à propos du 3 ème site envisagé par l'administration Bush. La phase III de l'EPAA prévoit un second site d'intercepteurs américains en Pologne, après celui installé en Roumanie durant la phase II. Surtout, la phase IV verra l'installation d'intercepteurs SM-3 block IIB beaucoup plus performants que les versions précédentes et capables d'intercepter des missiles intercontinentaux. La Russie fait valoir qu'à cette échéance (2020) aucune indication n'est donnée sur le nombre d'intercepteurs installés sur sites fixes et déployés en mer sur les bâtiments Aegis .
Il faut bien évidemment faire la part de la posture déclaratoire dans les positions exprimées par les dirigeants russes. On l'a vu récemment lors de l'annonce de l'arrivée en mer Noire du croiseur USS Monterey , premier déploiement effectué au titre de l'EPAA.
Par ailleurs, les responsables de la Missile Defense Agency ont présenté à la Russie des éléments techniques destinés à démontrer que la brièveté du temps imparti pour la détection la trajectographie et l'engagement ne permettait pas d'intercepter un missile tiré de Russie vers les Etats-Unis.
Les protestations et les manifestations d'inquiétude, assorties d'annonces sur la nécessité pour la Russie d'envisager un rehaussement de son arsenal offensif, ramènent à une réalité plus profonde : le sentiment d'une dévaluation d'un potentiel nucléaire militaire qui permet toujours à la Russie d'afficher une parité stratégique avec les Etats-Unis.
La Russie se demande si l'existence d'une défense antimissile balistique émousse ou non sa capacité de dissuasion. Cette question est d'autant plus légitime que la France se la pose aussi, alors même qu'elle est membre de l'OTAN. Elle est indépendante du fait de savoir si la DAMB de l'OTAN est tournée ou non contre la Russie. Elle ne dépend que du déploiement d'intercepteurs et de systèmes d'armes capables d'intercepter les missiles intercontinentaux.
Lors de la signature du nouveau traité START, en avril 2010, la Russie a effectué une déclaration unilatérale indiquant qu'elle se réservait la possibilité de se retirer du traité si le développement de la défense antimissile américaine portait atteinte à la crédibilité de sa dissuasion. Ces réserves ont été réaffirmées lors du débat de ratification devant le Parlement russe.
Nonobstant ces objections fondamentales, la Russie n'a pas rejeté le principe d'une coopération avec l'OTAN sur la défense antimissile territoriale .
On peut d'ailleurs rappeler qu'en 2007, Vladimir Poutine, alors Président de la Fédération de Russie, avait proposé aux Etats-Unis l'utilisation du radar de Gabala, située sur une base russe en Azerbaïdjan, en échange de l'abandon du projet de radar en bande X en République tchèque.
A Lisbonne, le Président Medvedev s'est montré favorable à une coopération tout en y posant des conditions. Il a notamment demandé que la coopération s'effectue sur un pied d'égalité et que le système s'appuie sur un centre commun de commandement et de contrôle qui donnerait des ordres de lancement automatiques à des effecteurs de l'OTAN ou de la Russie, en fonction du secteur géographique concerné, chaque partie étant responsable d'un secteur déterminé, d'où le nom d'approche sectorielle.
Cette approche sectorielle a été écartée par les dirigeants de l'OTAN , son secrétaire général ayant notamment marqué sa préférence pour une coordination efficace de deux systèmes indépendants. M. Rasmussen a notamment souligné que la défense antimissile territoriale relevait de l'engagement de défense collective entre pays alliés et que la mise en oeuvre de cet engagement ne pouvait être déléguée à un pays tiers.
La Russie est en partie revenue sur l'idée d'approche sectorielle, qui répondait semble-t-il au souci de garantir, par la conception même du système, que les intercepteurs de l'OTAN ne puissent pas être engagés sur des trajectoires passant par le Nord du territoire russe.
Les responsables russes auraient renoncé à demander un partage de la décision ultime d'engagement, tout en continuant à considérer qu'il faudrait maximiser les éléments communs en matière d'échange d'informations et de commandement.
Les demandes russes sont désormais axées sur des garanties apportées par l'OTAN que le système de défense antimissile ne ciblerait pas les forces stratégiques russes .
La Russie souhaitait que ces garanties soient formalisées dans un accord juridiquement contraignant, mais lors de l'entretien bilatéral tenu en marge du G8 à Deauville à la fin du mois de mai dernier entre les présidents Medvedev et Obama, ce dernier aurait souligné qu'un tel traité n'aurait aucune chance de recueillir une majorité qualifiée au Sénat (67 sénateurs sur 100).
La Russie pourrait désormais rechercher d'autres formes de garanties, par exemple par des discussions sur l'architecture du système mis en place par l'OTAN et un accord sur des caractéristiques qui empêcheraient techniquement les intercepteurs américains de menacer les capacités stratégiques russes.
Pour l'heure, les propositions effectuées par l'OTAN ne répondent pas aux demandes russes.
Le Secrétaire général de l'OTAN, M. Rasmussen, a récemment 28 ( * ) évoqué la possibilité de créer un centre conjoint qui pourrait surveiller la menace, partager des données d'alerte avancée, échanger des informations et partager des évaluations, ainsi qu'une seconde cellule commune où pourrait être assurés des travaux de planification et une coordination des réponses en cas d'attaque balistique.
Lors de la réunion des ministres de la défense du Conseil OTAN-Russie du 8 juin dernier - la première depuis la crise géorgienne - aucun progrès n'a été enregistré et aucune déclaration commune n'a pu être adoptée.
Dans ce bras de fer, chaque partie demande en réalité quelque chose que l'autre partie ne peut pas lui donner.
Les autorités russes savent pertinemment que le nouveau système de défense de l'OTAN n'est pas militairement dirigé contre la Russie. L'abandon du radar en bande X voulu par George W. Bush en Pologne et le nouveau positionnement du radar AN/TPY-2 sont de ce point de vue des gages forts. Les Russes savent également que le C2 de l'OTAN, sera interconnecté avec le C2 de la Missile Defense américaine et qu'il aura avec lui des communalités d'autant plus fortes que les contributions européennes seront réduites. Or le C2 de la Missile Defense américaine est destiné à la protection du territoire national américain. Demander d'avoir accès au C2 de l'OTAN, voir d'en définir les règles, revient à demander les clefs de la maison Etats-Unis. Tout le monde peut admettre que les Etats-Unis ne veuillent pas les leur donner.
De leur côté les autorités américaines savent pertinemment que le système de défense de l'OTAN, bien que n'étant pas dirigé contre les Russes, pourrait très bien le devenir. Les radars d'alerte de Fylingdales et de Thule qui servent à la DAMB, n'ont pas été positionnés sur des critères de menace iranienne, mais à une époque où la menace était soviétique. Ils font partie du système de détection des radars d'alerte du territoire américains BMEWS ( Ballistic Missile Early Warning Radars ) qui existe depuis 1959. Quant aux missiles SM-3, placés sur les croiseurs Aegis , ils sont mobiles. Le système de DAMB de l'OTAN est donc, pour l'essentiel, ré-orientable en fonction de la menace.
A défaut de C2 commun, les Russes demandent des garanties juridiques, un traité. Mais il n'y aura pas de majorité, au Sénat américain, pour un accord contraignant bridant la capacité des Etats-Unis à défendre leurs intérêts de sécurité.
* 27 Les éléments sur la position russe sont tirés de l'audition à huis clos de M. l'ambassadeur de Russie en France, M. Alexandre Orlov, ainsi que des positions publiques. Voir notamment article de M. Dmitry Rogozin, ambassadeur de Russie auprès de l'OTAN et envoyé spécial du Président de la République de Russie pour interagir avec l'OTAN sur la défense anti-missile - International Herald Tribune du 8 juin 2011 : « Missile Defense: As friends or foes ? ».
* 28 Discours précité du 15 juin 2011 à Londres.