Audition de M. Yves Careil, maître de conférences à l'IUFM de Bretagne
(7 juin 2011)
Mme Françoise Cartron , vice-présidente de la mission commune d'information, présidente . - J'assume aujourd'hui la présidence en l'absence de M. Lagauche, pour les dernières auditions de notre mission d'information. Je propose à M. Careil de s'exprimer librement sur ses travaux de recherche, avant de passer aux questions.
M. Yves Careil, maître de conférences à l'IUFM de Bretagne . - Je vous remercie de votre invitation. Enseignant, devenu sociologue sur le tard, je suis à tel point attaché à mon indépendance à l'égard de tous les pouvoirs, politiques comme économiques, que je n'hésite pas à autofinancer mes recherches. Il peut donc arriver que mes propos déplaisent. C'est ainsi. J'ai eu, en vingt-deux ans, l'occasion de travailler auprès d'une grande diversité d'élèves, de la maternelle au lycée professionnel. J'ai enseigné aussi bien dans des coins de campagne isolés que dans des centres-villes, mais le plus souvent, aussi, dans des quartiers de relégation, en ZEP, sur des postes réputés difficiles. Je suis maître de conférences en sociologie depuis douze ans, à l'IUFM de Bretagne, où je participe à la formation initiale et continue des étudiants et enseignants, en même temps que je pilote une formation sur les quartiers sensibles à l'intention des futurs professeurs de lycée et collège, dont l'essentiel se trouve par la suite affecté dans les académies de Créteil et Versailles - plutôt, vous l'aurez compris, du côté du Val-Fourré et des Mureaux. Hélas, cette formation, plébiscitée par les stagiaires, et dont la reconduction avait reçu l'aval du rectorat, est condamnée à disparaître : manque de crédits, m'objecte-t-on !
Je mène, parallèlement, des travaux de recherche sur le long terme dans de nombreux domaines : sur les « réussites paradoxales » - celles de ces élèves issus de milieux modestes parvenus au plus haut niveau malgré le peu de chances que leur laissait la statistique, mais aussi sur la laïcité à l'épreuve de la montée en puissance des revendications identitaires, ou encore sur la difficulté croissante des élèves à se construire en même temps comme élèves et comme adolescents, traduction des tensions qui se nouent autour de l'instruction, de la socialisation et de la qualification lorsque l'on passe, comme c'est aujourd'hui le cas en France, d'un modèle éducatif républicain à un autre, d'inspiration néolibérale.
Les thèmes de ma recherche, qui forment un tout, portent sur la mutation de l'école primaire, sur les effets de la montée en puissance de la logique civile au détriment de la logique civique, sur la genèse du rapport au savoir au regard des effets ségrégatifs que produisent les nouvelles formes de la domination en matière scolaire, avec le développement des relations de concurrence entre établissements.
Sur la mutation de l'école primaire, je travaille depuis trente ans, m'intéressant de très près aux ambigüités du mouvement de rénovation pédagogique et, plus généralement, aux effets produits par l'évolution de la structure de recrutement des instituteurs sur les pratiques en classe, le rapport des enseignants aux parents mais aussi à leurs propres enfants. Tout ceci m'a amené à réfléchir, dès le milieu des années 1990, aux mécanismes qui sous-tendent la transformation progressive de l'école publique laïque en école néolibérale, au profit de « parents d'élèves professionnels », les mieux dotés en capital tant monétaire que culturel ou social, qui leur confère un sens aigu du « placement » scolaire, et les pousse à tirer profit de ce « marché noir » de l'école en contribuant le plus efficacement à la réussite scolaire de leur descendance.
J'admets que cette « contribution » ne fait pas tout. C'est l'élève qui apprend ; il n'est pas un pur réceptacle social, il réagit à son milieu, y compris son milieu d'origine, avec lequel il entretient un « débat » comme disait Canguilhem. D'où mon enquête de huit ans, qui a donné lieu à la publication, en 2007, d'un livre sur L'expérience des collégiens , relative à la genèse du rapport au savoir au regard de ces nouvelles formes de ségrégation, marquées par le développement de la concurrence scolaire. J'avoue que la lecture des Héritiers et de La reproduction m'a toujours laissé sur ma faim : Bourdieu et Passeron fondent leurs analyses sur les effets des pratiques en matière de transmission du capital culturel, mais ne disent rien de ces pratiques elles-mêmes. C'est à ces pratiques, qui sont au fondement de la réussite sociale, et de son envers, que je m'intéresse. Mais non pas par les méthodes quantitatives, qui, si je les pratique néanmoins et les enseigne, me laissent dubitatif. D'où ma méfiance à l'égard de l'enquête PISA de l'OCDE et, plus généralement, de l'approche économétrique aujourd'hui dominante en sociologie de l'éducation. Loin de moi le fétichisme des chiffres. Trois chiffres après la virgule ne mettent personne dans la vérité, et la corrélation statistique n'est pas sans multiples biais : on croit tenir une variable, et c'est une autre qui joue en sourdine. Il y faut une vigilance épistémologique aiguë. PISA peut fournir des informations intéressantes, mais c'est aussi un des leviers de l'acculturation utilitariste.
Je me suis donc attaché, dans ma recherche sur la genèse du rapport au savoir, à l'approche de terrain. Il s'agissait d'observer comment les collégiens de deux collèges très contrastés de Nantes - collège d'élite de centre-ville pour l'un, recrutement mixte entre quartier de relégation et zone pavillonnaire pour l'autre - construisaient leur rapport au savoir, à l'apprentissage, aux autres, à eux-mêmes, à leur avenir. Je me garderai de généraliser mes conclusions : la fragmentation qui marque désormais le système rend difficile toute approche autre que très sectorisée - d'où les limites de l'enquête PISA.
Compte, tout d'abord, le contexte géopolitique. L'agglomération nantaise ne porte pas, comme celle de Paris, l'empreinte de ses banlieues rouges. Elle se situe dans l'Ouest de la France, marqué par une tout autre histoire que l'Est ou le Sud. L'Ouest est une terre d'établissements publics soumis de longue date, depuis la loi Debré de 1959, à la concurrence déloyale du privé et qui n'a pas eu d'autre choix que de s'adapter. Le puissant courant de l'éducation populaire s'est progressivement soldé, au cours de la deuxième moitié du XX e siècle, en un séparatisme social, déterminant dans les villes. Nantes ne fait pas exception. La ségrégation spatiale recouvre une ségrégation sociale, selon le modèle classique des cercles concentriques, depuis le centre-ville, havre des populations favorisées, jusqu'aux quartiers de relégations et aux zones pavillonnaires.
J'ai donc choisi d'une part, l'un des trois collèges du centre de Nantes et, d'autre part, sans aller à l'extrême de ce que Jean-Paul Payet appelle la « ségrégation à caractère simple » des quartiers de relégation, un collège à recrutement mixte, couvrant aussi des zones pavillonnaires, mixité qui produit une ségrégation à caractère complexe. Les parents, dans leur effort de contournement, y développent - pour peu que les chefs d'établissement acceptent de rentrer dans le jeu - ce que j'appellerai des stratégies du pauvre : on y fabrique des « bonnes » classes et des « mauvaises » classes, distinction qui se double d'une discrimination sociale et ethnique, les enfants d'origine maghrébine se retrouvant le plus souvent dans les mauvaises classes.
Si ces deux collèges sont très différemment marqués, je puis néanmoins tirer un constat d'ensemble : ils sont l'un et l'autre soumis à une forte pression concurrentielle du privé et s'adaptent à cette nouvelle donne en se créant un public de parents et d'élèves « attitrés » - au détriment de ceux qui ne le sont pas. Ce que j'ai constaté va au contraire des théories en vogue sur la mixité sociale : dans l'un et l'autre collèges - celui du centre-ville compte 15 % d'élèves modestes, qui se sentent d'ailleurs pris dans une forte ambivalence - le bénéfice que l'on pourrait attendre de la mixité est annihilé par l'adaptation à la donne concurrentielle, qui devient partie intégrante du processus de scolarisation, déterminant le partage entre bons et mauvais, influant sur les contenus et le rythme de l'enseignement, la quantité des devoirs, la qualité de la relation entre professeur et élève, l'attention des enseignants aux difficultés des élèves.
Les néolibéraux et néoconservateurs thatchériens n'hésitaient pas à déclarer que l'Etat était le problème et le marché la solution. Mon expérience de terrain me permet de dire que la concurrence est le problème, en aucun cas la solution.
Mme Françoise Cartron , présidente . - Votre désaveu de la mixité sociale me confond. Le handicap n'est-il pas plus fort où la mixité est absente ?
M. Yves Careil . - Peut-être, si les établissements ne sont pas soumis à la pression de la concurrence, mais dès lors qu'ils le sont, le bénéfice pour les élèves modestes s'en trouve annihilé. Voilà ce que ne montrera jamais une approche économétrique de surface.
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Je vous remercie de votre exposé. Vous avez parlé, en évoquant la mutation de l'école primaire, d'un « marché noir scolaire ». Qui en sont les « clients » ?
M. Yves Careil. - Je sais que ce genre de propos ne plaira ni à la droite, ni à la gauche institutionnelle. Disons, pour faire court, que les enseignants et les journalistes ont été les premiers à faire un usage privé de l'école publique pour leurs enfants. Cela a longtemps été tu. Aujourd'hui, la pratique explose.
M. Yannick Bodin . - Je vous remercie de votre exposé. Une précision : par pression concurrentielle, entendez-vous seulement celle de l'enseignement privé sur l'enseignement public ou aussi celle qui s'exerce entre établissements publics ?
M. Yves Careil. - L'une et l'autre vont de pair.
M. Yannick Bodin . - Il est vrai que les choses ne sont pas vécues de la même façon selon les territoires. Il suffit de voir la pression concurrentielle qu'exerce certain lycée du 5 e arrondissement sur ceux qui sont à dix kilomètres à vol d'oiseau. Pour qui veut être sûr de voir son enfant en classe préparatoire, rien ne vaut une inscription dès la sixième à Henri IV.
Le rapport entre privé et public a-t-il pour vous évolué ? L'école de classe n'a pas toujours été du côté de l'enseignement privé. J'ai longtemps été Breton avant d'être Francilien. Il y a cinquante ans, à Dinan, quand le lycée public accueillait les enfants des commerçants et de la petite bourgeoisie, l'école des Cordeliers formait les fils de paysans, qui amenaient le cochon pour payer la scolarité. Elle compte quelques anciens élèves célèbres, comme Charles Josselin ou Yannick Bodin ... Situation bien différente en Île-de-France : à Fontainebleau, lorsque j'y suis arrivé, l'établissement privé accueillait les gosses de riches mis à la porte du lycée public à Paris. Comment voyez-vous les choses aujourd'hui ?
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Vous avez dit que la concurrence était le problème, pas la solution. Je suis assez d'accord là dessus. Ne pensez-vous pas qu'il faille lui préférer la complémentarité ?
M. Yves Careil . - Je connais l'antienne du privé.
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Entendons-nous bien, je suis extrêmement attaché au libre choix des parents, mais je viens de l'école publique. Je pense à la complémentarité entre établissements.
Mme Maryvonne Blondin . - Pensez-vous que la question relève de l'organisation territoriale du système éducatif, sur laquelle notre mission s'interroge ? Puisque vous avez enseigné en milieu rural, vous savez sans doute que l'enseignement agricole, qui jouit pourtant de beaucoup d'autonomie, n'en est pas pour autant à l'abri des déboires et des restrictions qui frappent l'enseignement public général.
L'autonomie territoriale peut-elle être une réponse pertinente ou accroîtrait-elle, au contraire, la pression concurrentielle, sachant que se pose la question du volume des moyens ? Autrement dit, et si je me fais l'avocat du diable, la manière d'octroyer les moyens peut-elle, pour vous, constituer une réponse ?
M. Yves Careil. - Je me définis comme un socio-historien. L'histoire donne, pour moi, leur poids aux enjeux du présent. La concurrence entre public et privé n'est pas de même nature en région parisienne et en Loire-Atlantique, où les établissements privés n'ont jamais été implantés au coeur des cités, mais en périphérie. Il n'en reste pas moins que l'écrémage s'y pratique. Le regard est peut-être plus bienveillant, mais dès que se pose un problème de discipline, on exclut l'élève, à la différence de l'enseignement public, qui a le devoir d'accueillir tout le monde, comme le rappelle Philippe Mérieux, pourtant fervent catholique. Il est évidemment beaucoup plus facile d'innover et de mettre en oeuvre une pédagogie profitable avec des élèves qui ne posent pas problème. Au niveau du lycée, plus sélectif, tout dépend de la localisation des établissements. A Nantes, les grands établissements, qu'ils soient publics ou privés, ont chacun leur composante, selon les quartiers. Les grands collèges privés accueillent les enfants de la bourgeoisie traditionnaliste bien-pensante, tandis que, parmi les trois établissements publics, l'un accueille les enfants de la bourgeoisie bohème, les « bobos », enseignants, architectes, l'autre ceux de la bourgeoisie libérale anticléricale dans la tradition du XIX e siècle, et le troisième, enfin, ceux de la bourgeoisie d'argent, qui va aussi vers le privé. Mais alors que la ville compte autant d'écoles privées que publiques, les premières se répartissent sur quatre des vingt secteurs.
La décentralisation ? Je m'en méfie. L'Etat doit plus que jamais jouer son rôle d'arbitre. Dans un de mes livres, publié en 1998, j'expliquais que les termes de la novlangue étant polysémiques, il ne fallait en user qu'en précisant le sens qu'on leur donnait. Il en va de même pour celui d'autonomie. Il peut signifier autogestion, indépendance à l'égard des pouvoirs, mais aussi fonctionnement managérial et partant, concurrence accrue entre établissements. Si un peu de concurrence ne nuit pas, exacerbée, elle conduit à se poser la question : quelle école veut-on pour quelle société ? Est-ce une société des égoïsmes et de l'entre-soi que l'on veut ? A vous de répondre, en prenant vos responsabilités.
Mme Marie-Thérèse Bruguière . - Quand les enseignants sont moins impliqués, sont là un jour, n'y sont pas l'autre, les résultats ne suivent pas. C'est ainsi que les parents, fatigués des enseignants à mi-temps, qui n'assurent pas le suivi qu'ils souhaiteraient pour leur enfant, désertent l'école publique.
M. Yves Careil . - Vous faites bien de parler des enseignants à mi-temps. C'est, au sens propre, le résultat premier de ma recherche sur l'école primaire : sa mutation tient pour beaucoup à l'explosion du mi-temps. La courbe de ce que l'on appelle pudiquement les quotités variables est montée en flèche. Un instituteur sur sept, en Ille-et-Vilaine, est à temps partiel. Cela tient aussi aux origines sociales. Parmi les futurs professeurs des écoles, on trouve une bonne proportion de jeunes femmes qui, après avoir travaillé comme cadre dans le privé, rejoignent, à 30 ou 40 ans, l'éducation nationale, qu'elles jugent plus compatible avec leur vie de famille. Cette évolution est grave. Et me rend d'autant plus insupportable l'anéantissement de mes efforts à l'IUFM. Quand je pense qu'une formation entérinée par le rectorat, plébiscitée par de jeunes Bretons que l'on retrouvait ensuite, rassurés sur leur capacité à faire face, au Val-Fourré ou ailleurs, va disparaître faute de quelques sous, les bras m'en tombent ! Quant à la masterisation, c'est une catastrophe ! La vraie quadrature du cercle ! Ne comprenez-vous pas que les enseignants doivent être formés ? Quand donc en finira-t-on avec cette logique comptable ! Excusez ma colère, mais cette entreprise de casse est insupportable !
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Dire que l'on se méfie de la décentralisation parce que l'Etat doit jouer un rôle d'arbitre est contradictoire. Si l'Etat est arbitre, c'est qu'il ne peut tout faire. Il faut donc laisser faire ceux qui sont mieux placés que lui.
M. Yves Careil . - Je ne préconise pas de revenir à l'uniformité d'autrefois, les enseignants ont besoin de souplesse. Je ne suis donc pas totalement opposé à la notion de projet, pour peu que l'on s'interroge sur son usage. Que veut-on en faire ? S'il s'agit de mettre de l'extraordinaire dans l'ordinaire de la classe, à quoi bon ? S'il s'agit de mettre en concurrence les établissements, à quoi bon ? La question à se poser est celle de la transmission du savoir. Car l'enjeu central de l'école n'est pas autre chose que le savoir, et son appropriation par l'élève, ce que trop de rénovateurs de la pédagogie des années 1970 ont eu tendance à oublier.
Quel usage, donc, fait-on des projets d'établissement, là est la question.
Mme Françoise Cartron , présidente . - Mais à supposer que les projets visant tous le même usage, soient portés par l'équipe éducative, avec un objectif de bénéfice cognitif, ils s'inscrivent forcément dans une logique de la concurrence.
M. Yves Careil. - C'est ce qu'il faut s'employer à éviter : cela vous revient.
Mme Françoise Cartron , présidente . - Vous avez évoqué les stratégies scolaires des « parents d'élèves professionnels ». La désectorisation se voulait précisément une réponse à ces stratégies réservées à des initiés.
M. Yves Careil . - Elle a accentué la ghettoïsation. On savait d'ailleurs que tel serait son effet : cela a été démontré, sur la base d'expérimentations, à la fin des années 1980. Le nombre de places dans les établissements réputés est réduit : les proviseurs sélectionnent encore davantage les élèves. C'est d'ailleurs un sujet sur lequel les cercles de réflexion du parti socialiste sont très partagés. La question de l'école touche aussi à la question urbaine, à celle des inégalités : dans une société inégalitaire, les solutions sont difficiles à trouver. Je le dis solennellement aux élus socialistes : n'allez pas décevoir le peuple de gauche. Les milieux populaires ne sont pas représentés politiquement, sinon à la marge. S'ils sont encore une fois les grands perdants, attention au retour de bâton.
M. Yannick Bodin . - Je n'entrerai pas ès qualités dans ce débat : ce n'est pas le lieu.
En France, on ne paye pas sa taxe d'habitation en fonction de son revenu, mais du lieu où l'on trouve à se loger. En Île-de-France, il suffit parfois de trois rues d'écart pour payer deux à trois fois plus. Il en va de même pour l'école : c'est où l'on habite que l'on envoie ses enfants à l'école. La question dépend donc malgré tout du territoire. Il y a bien des politiques, non pas de territoires, mais marquées par le territoire. Il est évident, par exemple, que le milieu urbain crée des ghettos. Dans ma ville, tout le monde sait bien quels secteurs sont marqués socio-culturellement. J'ai été professeur des collèges ; l'autonomie, pour moi, c'est aussi la liberté d'adapter à l'enfant l'enseignement à transmettre. On n'aborde pas les choses de la même façon avec un enfant qui apprend le français et un autre qui le parle parfaitement, avec celui qui, grâce à sa famille, a des activités culturelles, et celui qui n'est jamais entré dans un musée. L'enseignement a donc besoin d'adaptation, que ce soit seul ou en équipe. Je fais partie de ceux qui pensent que l'uniformisation, au collège, a été une catastrophe. Penser que tout le monde doit entrer au lycée n'est pas une bonne idée. Les enquêtes PISA sont certes à prendre pour ce qu'elles sont, mais vu le nombre d'enfants qui ne savent pas écrire, lire et compter à 11 ans, il n'est pas tolérable de dire qu'ils sont « en échec » ; pas plus qu'il n'est tolérable que 150 000 à 180 000 gosses disparaissent dans la nature à 15 ans - je pense à ceux qui sortent du système sans diplôme.
Il faut adapter l'enseignement, ce qui ne veut pas dire que les uns étudieront Voltaire, quand on fera travailler les autres sur un article de L'Equipe .
M. Yves Careil . - Certes, les enseignants doivent rester maîtres de la conception de leur enseignement, mais je ne crois pas, en revanche, à la liberté pédagogique. Les travaux de recherche sociologique montrent que les disciplines qui sont alors privilégiées ne sont pas les mêmes selon l'origine sociale...des professeurs. J'ai fait ma thèse de doctorat sur les écoles primaires d'un quartier sensible de l'agglomération de Nantes. Et cela juste au moment où le profil des enseignants se transformait : l'instituteur d'origine populaire était peu à peu remplacé, pour faire court, par la femme de cadre supérieur. On a vu se lancer des innovations pédagogiques, qui réclamaient des établissements bien équipés ; et c'est ainsi que l'on est allé, peu à peu, rechercher des financements auprès des parents, ce qui a fini par créer une hiérarchie entre les établissements. L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Autrefois, l'instituteur enseignait les maths, le français, l'histoire. Et puis, à partir des années 1970, au nom de l'épanouissement, de l'éveil, on en est venu à ne plus même apprendre aux enfants l'orthographe grammaticale. On a vu le désastre, vingt ans après. Je suis moi-même tombé dans ce travers, je plaide coupable. Mais j'ai heureusement rencontré un vieux hussard de la République, un homme extraordinaire, qui allait voir les parents pour les convaincre de laisser leur enfant à l'étude, un homme qui me disait : « Si tu ne fais pas le programme dans cette classe, qui le fera ? ». Quand je vois que l'on ne met plus les moyens, aujourd'hui, pour former les enseignants, cela m'indigne.
Mme Françoise Cartron , présidente . - Nous direz-vous un mot, pour finir, de ce que vous appelez les réussites paradoxales ?
M. Yves Careil . - Lorsque le contexte historique et politique est porteur, l'école joue son rôle d'ascenseur social. Ce fut le cas de l'école de Jules Ferry, qui, même si elle était ségrégative, a permis à des enfants du peuple de s'élever - ce qui explique le succès du récit républicain d'une école qui, en deux générations, promeut. A la fin des Trente Glorieuses, des sociologues ont travaillé sur ce point : ces enfants qui doivent tout à l'école étaient nombreux, je suis l'un d'eux. Depuis, les choses ont changé du tout au tout. Dans l'enquête que j'ai menée, je n'ai rencontré qu'un cas, et encore sous influence islamiste. Quand tout est à ce point bloqué, le discours du volontarisme n'a plus de sens. Allez dire à tous ces enfants : « Quand on veut, on peut » ! Terrible situation que celle où l'on voit se préparer une société d'héritiers, fermée, intenable. Intenable, je vous mets en garde.