C. CINQ LEVIERS D'ACTION IDENTIFIÉS DÈS 2008
Plusieurs réflexions menées dès 2008 ont permis d'identifier assez précisément les leviers permettant d'accroître les capacités françaises en matière d'anticipation stratégique. Outre les deux Livres blancs précités, le rapport au Président de la République et au Premier ministre de la mission conduite par M. Alain Bauer sur la formation et recherche stratégique (mars 2008) a formulé des propositions.
Pour résumer schématiquement les conclusions de ces différents travaux, on peut dire qu'il s'en dégage cinq grandes pistes d'action.
1. Exploitation des sources ouvertes et effort d'analyse par le réseau diplomatique
Avec l'essor d'Internet notamment, la masse d'information disponible s'est considérablement accrue. Les sources « ouvertes », c'est-à-dire les renseignements obtenus par une source d'information publique (journaux, Internet, livres, revues, radio, télévision...), forment une masse considérable d'information directement accessible, à traiter. Ces sources sont un élément essentiel du renseignement, mais aussi de l'intelligence économique et de l'analyse stratégique.
Dans ce contexte, l'action du réseau diplomatique change de nature : s'il n'a plus forcément le monopole de la production ou de la diffusion d'information, il reste l'acteur incontournable et essentiel de l'exploitation et de l'analyse de cette masse touffue et dense d'informations. L'enjeu réside bien entendu dans l'exploitation de ces sources.
Grâce à son réseau universel d'ambassades bilatérales, ses représentations multilatérales et ses postes consulaires, la France dispose d'un puissant outil non seulement d'information (recueil, circulation, partage d'information) mais surtout d'analyse de ces sources, pour la plupart ouvertes. Ceci implique un effort de réflexion et l'instauration d'une certaine forme de pluridisciplinarité.
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a très bien décrit l'évolution des missions attendue de notre réseau diplomatique : « Un effort sera entrepris pour que les responsables de notre diplomatie puissent mieux exploiter l'ensemble constitué par ces informations, les analyses des sources diplomatiques et le renseignement établi par les services spécialisés. Il implique d'accroître les échanges entre les différents services de l'État qui travaillent dans les pays concernés, sous l'autorité de l'ambassadeur, et de croiser les différentes sources.
« Ces échanges devront être systématisés et se concrétiser, par exemple, sous la forme d'un comité restreint se réunissant régulièrement autour de l'ambassadeur. ».
M. Yves Aubin de la Messuzière, ancien ambassadeur en Tunisie, entendu par votre commission le 16 février dernier, a d'ailleurs décrit en ces termes cette nouvelle façon de travailler : « Lorsque j'étais en poste, je disposais d'une excellente équipe (...). Nos analyses s'appuyaient sur de nombreux contacts avec l'ensemble des acteurs, y compris l'opposition légale. (...). Nous avions effectué des études de fond dont l'une « Avoir 20 ans en Tunisie » qu'il me paraîtrait souhaitable de rendre publique et de publier, pour montrer leur pertinence. ».
2. Renforcement des structures d'anticipation stratégique
Le deuxième levier identifié est bien sûr celui de l'augmentation des moyens dévolus à l'analyse stratégique.
S'agissant du ministère des Affaires étrangères par exemple, Le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France indique clairement que « ces orientations, pour être crédibles et efficaces, supposent (...) d'augmenter les moyens du CAP (humains et budgétaires), sans toutefois changer d'échelle et alourdir son mode de fonctionnement souple et original. » .
3. Pluridisciplinarité et mise en réseau
L'analyse est bien connue : désormais irriguée par le concept de « sécurité globale », la nouvelle pensée stratégique se doit d'intégrer de nouvelles dimensions : défense nationale, sécurité publique, mais aussi protection des entreprises et des réseaux, économie, finances, sécurité environnementale, enjeux sanitaires...
Les mutations très rapides des menaces se traduisent par leur mondialisation, leur hybridation aussi : elles débordent très largement du cadre classique pour faire intervenir de nouveaux acteurs (infra étatiques, sociétés civiles, crime organisé), de nouvelles problématiques (environnement, religion, terrorisme), de nouveaux enjeux (régulation des marchés notamment). L'ampleur de ces menaces s'accroît également, du fait d'un monde désormais totalement mobile, économiquement interdépendant et interconnecté électroniquement.
Aujourd'hui, les conflits traditionnels interétatiques s'effacent devant des conflits transnationaux civils issus d'enjeux environnementaux, de conflits géostratégiques résultant des efforts de contrôle des ressources, notamment énergétiques, ou d'actes de terrorisme culturel ou ethnique visant au contrôle des territoires.
Au-delà des traditionnelles analyses de la puissance, il faut savoir suivre l'émergence de ces nouveaux dangers et de ces nouvelles menaces et embrasser la nouvelle dimension des risques et des conflits : transversaux, multiformes, avec des connexions mafieuses, une donne économique, des trafics multidimensionnels. L'instabilité devient chronique, dans un monde chaotique et insaisissable, fait d'ennemis nomades.
Face à ces risques globalisés, les clivages traditionnels entre les différentes disciplines sautent : la défense y côtoie l'économie, la sécurité des biens et des personnes, les enjeux industriels, ou encore les problématiques sanitaire ou environnementale.
Le concept de « crise globale » a récemment été illustré par la situation japonaise après le tsunami et l'accident nucléaire de Fukushima.
L'appareil d'analyse stratégique se doit en conséquence lui aussi de surmonter ses structurations classiques pour aller vers plus de pluridisciplinarité , seul le décloisonnement des structures et des modes de pensée lui permettant de rejoindre la nouvelle dimension des crises et des risques. L'interdisciplinarité et la transversalité deviennent des outils indispensables pour aborder de façon pertinente les questions contemporaines.
La mise en réseau des moyens devient, dans le même temps, un impératif incontournable.
4. Création d'une « communauté française de la pensée stratégique », visible et entendue
Le constat habituellement partagé est que la pensée stratégique française souffre à la fois d'hypotrophie et d'éparpillement, ce qui hypothèque son rayonnement, unanimement jugé insuffisant.
Le rapport Bauer précité décrit en termes clairs cette absence de visibilité : « La France ne dispose pas de l'audience internationale qu'autoriseraient son rôle géopolitique et la qualité de ses chercheurs. (...) Or, la mondialisation des études stratégiques a pour conséquence une grande circulation des idées et une compétition accrue entre les différentes conceptions et leurs influences respectives dans un grand nombre d'enceintes de décision. En matière de réflexions stratégiques, la production française est jugée, au niveau européen, éclatée et reposant sur des personnalités et non sur de véritables structures. (...) La France apparaît peu soucieuse de convaincre du bien-fondé de sa réflexion stratégique. De ce fait, son influence et sa présence dans les enceintes européennes et internationales sont faibles. ».
Face à ce constat, l'objectif identifié est de créer une véritable « communauté » de la pensée stratégique française et de porter sa voix dans les enceintes internationales.
5. Meilleure association aux prises de décision
La meilleure association de l'outil d'analyse stratégique aux prises de décisions qui relèvent, dans la V ème République, du Président de la République, du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères, est naturellement un enjeu majeur, résumé en ces termes par le Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France : « ces orientations, pour être crédibles et efficaces, supposent de continuer à veiller à son implication systématique dans les cercles de décision autour du ministre. ».
Dans tous les cas, l'objectif est d'accompagner l'analyse stricto sensu de scénarii d'évolution et de préconisations les plus précises et les plus opérationnelles possibles, à l'attention des décideurs.