INTRODUCTION JEAN-PIERRE SUEUR , ANCIEN MINISTRE , SÉNATEUR DU LOIRET, RAPPORTEUR DE LA DÉLÉGATION SÉNATORIALE À LA PROSPECTIVE SUR « LES VILLES DU FUTUR »

Je suis à mon tour très heureux de vous souhaiter la bienvenue au Sénat et je remercie Joël Bourdin pour ses propos. Avec lui, nous avons la chance d'avoir un Président dynamique qui veut vraiment que la prospective prenne sa place au sein du Parlement. C'est son ambition et nous travaillons avec lui, grâce à son dynamisme, et je l'en remercie de tout coeur. Je salue aussi les collègues qui ont bien voulu nous rejoindre, notre ami Yvon Collin et notre amie Fabienne Keller ainsi que ceux qui sont dans la salle et qui seront probablement à la tribune la prochaine fois.

Je veux vous remercier tous et toutes d'être venus si nombreux ce matin. Je tiens aussi à saluer un certain nombre d'entre vous qui ont déjà « sévi » dans le passé dans le cadre d'un rapport que j'avais commis en 1998 avec une équipe de vingt-cinq personnes et qui s'intitulait « Demain, la ville » . Ce rapport n'a peut-être pas encore été assez mis en oeuvre ; c'est pourquoi j'ai proposé à Joël Bourdin d'en faire un second avec des ambitions peut-être encore plus larges.

Finalement, pourquoi cet atelier, pourquoi cette matinée de travail, dans la perspective de la présentation d'un rapport que nous nous donnons une année pour rédiger ?

Parce qu'un constat m'a vraiment frappé : on parle très peu dans le champ de la politique du sujet qui nous intéresse ici . Je porte une grande attention, comme chacune et comme chacun d'entre vous, à ce qui est dit lors des élections présidentielles ou législatives. Si vous cherchez un débat, ou même quelques propos ou propositions, portant sur la question : « Quel est notre projet pour les villes dans vingt ans, trente ans ? Que voulons-nous ? », vous vous rendez vite compte qu'on n'en parle quasiment jamais. Et même si vous lisez les débats des élections municipales, vous entendez parler bien sûr de la cité, mais très peu de la prospective de la cité.

Or, les décisions que nous prenons aujourd'hui, ou que nous ne prenons pas, façonnent la ville dans laquelle nous vivrons dans trente ou quarante ans . En effet il y a une inertie du temps urbain et le paradoxe de la démocratie tient au fait que le temps de la politique n'est pas le temps de la ville. Il faudrait que l'on ait la sagesse, dans la politique, de s'intéresser au temps long . Je me souviens que lorsque nous avons écrit ce rapport « Demain, la ville », on nous avait dit : « Mais c'est très cher ! » A l'époque, on avait parlé de 50 milliards de francs pour dix ans. On nous avait dit : « Mais enfin, vous n'y pensez pas ! En plus, il y a l'annualité budgétaire, Bercy, Bercy, Bercy !» Et nous avions répondu : « Très bien, vous pouvez ne pas mettre en oeuvre ce que nous disons. Vous pouvez. Mais ça coûtera plus cher après et pas seulement en finances. » On voit malheureusement maintenant que nous avions raison.

Notre idée dans cette Délégation avec Joël Bourdin, Fabienne Keller, Yvon Collin et tous ceux qui y travaillent, c'est d'essayer d'inscrire les questions politiques dans une réflexion sur l'avenir . Dans l'une des interventions d'aujourd'hui, un de nos invités a choisi une diapositive qui illustre l'idée qu'on se faisait de la ville de l'an 2000 en 1948, d'une ville qui n'a rien à voir avec nos villes actuelles. Naturellement, lorsque l'on se projette dans un avenir à soixante ans, on a toutes les chances de se tromper. Mais le pire n'est pas de courir le risque de se tromper. Le pire, c'est de ne pas réfléchir à la question .

Nous avons donc décidé de travailler d'abord sur le champ mondial des villes. C'est très ambitieux. C'est pourquoi nous allons faire appel à des collaborateurs qui connaissent les différents champs géographiques. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas raisonner en vase clos sur la ville française ou la ville européenne. Bien entendu, il est hors de question de traiter le sujet de manière exhaustive. Je sais que le Sénat a le sens de la durée, mais quand même ! L'idée est donc de trouver un certain nombre de lignes forces, de problématiques, de sujets importants sur lesquels nous pourrions dégager plusieurs scenarii . C'est-à-dire comment pourraient se combiner les hypothèses 1, 2, 3 et 4 ? On obtient au final un scénario au fil de l'eau décrivant une évolution si les choses continuent comme dans le passé et une variété d'autres scenarii.

Et puis il y a ce que nous pourrions appeler « la politique ». Qu'est ce que la politique ? C'est avoir l'ambition, - quelquefois très lourde -, de peser sur le cours des choses . Et pour peser sur le cours des choses en matière urbaine, il faut beaucoup d'énergie. Je prendrai un ou deux exemples.

La ville que nous connaissons en France, c'est la ville de la deuxième moitié du XXème siècle. Elle a été façonnée par la grande industrie. La grande industrie a créé les grands ensembles et les grands ensembles ont créé les grandes surfaces. Quand j'étais plus jeune, je vivais à Roubaix et j'ai eu l'occasion de voir comment la ferme qui s'appelait les « Hauts Champs » est devenue une barre et comment M. Mulliez - qui a vu qu'il y avait d'autres débouchés que le textile -, a construit un entrepôt en face cette barre et lui a donné le nom de la chaîne qui s'appelle comme vous le savez - je ne fais pas de publicité pour les uns plutôt que pour les autres -. C'est ce système-là qui, avec le développement du « tout automobile », a façonné la ville de la seconde moitié du XXème siècle.

Cette ville est devenue sectorielle, c'est-à-dire que les espaces ont prioritairement une fonction . Par exemple, le centre-ville est plutôt patrimonial. L'architecte des Bâtiments de France veille. Vous avez les faubourgs. Puis, les périphéries horizontales et les étalements pavillonnaires. Ensuite, les périphéries verticales. Puis encore les zones de loisirs, et encore les campus universitaires, les technopoles, les magasins d'usine et enfin les entrées de ville. Là, dans « les entrées de ville », l'architecte des Bâtiments de France est au repos. C'est-à-dire que « les entrées de ville » se développent sans plan d'ensemble, sans cohérence, sans programmes, en laissant les choses se faire.

Heureusement qu'une de nos idées, celle de la taxe professionnelle unique (TPU), a progressé, parce que c'est cette idée qui a permis de penser un peu les choses. Mais le jackpot de la taxe professionnelle (TP) - il n'y a plus de TP aujourd'hui - le jackpot de la TP a fait qu'on a accepté toutes sortes d'implantations dans les « entrées de ville » et que, lorsque vous arrivez dans n'importe quelle ville, qu'elle soit au Nord, au Sud, à l'Est ou à l'Ouest, vous avez quatre ou cinq kilomètres, pratiquement identiques partout, avec les mêmes parallélépipèdes, les mêmes tôles ondulées, les mêmes pancartes etc. On y est habitué. Moi, je trouve que c'est très laid.

J'ai déposé récemment une proposition de loi sur ce sujet de laquelle le Sénat a bien voulu retenir quelques articles. Elle pose la question suivante : « Si on récupère cette ville-là, avec ses grandeurs et ses misères, que doit-on faire pour que dans trente ans, tout cela change ? ». Car il faut tout de suite prendre un certain nombre d'orientations . Dans l'histoire, « les entrées de ville », « les portes des villes », étaient nobles. Elles étaient la signature de la ville. « Comment vais-je les transformer en quelque chose de plus harmonieux ? » Ce n'est pas si simple.

Si mon projet vise à introduire de la mixité, non seulement sociale, mais aussi fonctionnelle, c'est-à-dire qu'il n'y ait plus d'endroits où il n'y a que du commerce ou d'endroits où il n'y a que de l'habitat, alors je dois me demander comment faire pour installer autre chose entre ces grandes surface, entre Kiabi, Decathlon et Carrefour, pour ne pas toujours citer les mêmes ? Est-ce que quelqu'un va aller s'implanter là ? Comment vais-je faire pour reconquérir le paysage ? Reconquérir les éclairages ? La voirie, pour qu'elle soit plus humaine ? Je ne prends que ces exemples. Mais on pourrait en prendre quantité d'autres.

L'urbanisation est galopante . Nos intervenants vont nous expliquer le nombre de mégapoles qu'il va y avoir dans peu de temps, avec une extension considérable de villes qui auront dix, quinze, vingt millions d'habitants. Dans le champ politique, on parle relativement peu du fait urbain. Mais notre projet consiste-il dans le fait que 80 % des gens, et demain davantage, vivent dans les villes ? Qu'il y ait toujours des villes de plus en plus grosses ou qu'il y ait des réseaux de villes ? Est-ce qu'on y peut quelque chose et comment ?

La ville est une chance extraordinaire, une opportunité pour les rencontres et pour les partages. Elle permet l'accès à un grand nombre de services, à la culture, à la science. En même temps, il y a le risque de voir survenir des cauchemars, ces cauchemars que nous avons inscrit dans le titre de cet atelier. Est-ce que l'avenir des villes, par exemple, va être celui de la multiplication des bidonvilles et des villes en carton ? Que faire par rapport à ces évolutions ?

Et puis il y a aussi les défis de la gouvernance . Nous avons en ce moment même, au Sénat et à l'Assemblée nationale, un débat sur l'avenir des collectivités locales qui porte sur de nombreuses questions : « Comment gérer les agglomérations et les métropoles ? Qui vote ? Comment ? Quelle démocratie ? » C'est un défi formidable que celui de la gouvernance des aires urbaines. C'est un défi fondamental pour la capacité d'influer sur le cours des choses. Mais en même temps, il y a un autre défi au moins aussi important : celui de l'écologie. « Combien consomme-t-on d'énergie dans les villes ? Comment pourrait-on habiter les villes d'une manière qui soit plus raisonnable sur le plan de l'environnement ? », de l'environnement qu'on appelle durable - aujourd'hui, je ne dis plus « développement » sans ajouter « durable » -. C'est une bonne idée, c'est une belle idée que le développement durable ! Il faut l'appliquer à la ville.

Autre question. On a beaucoup écrit en France sur l'étalement urbain pour dire que ce mitage du pays rural, des zones suburbaines, de la rurbanisation, n'était pas souhaitable et qu'il faut des villes denses. Mais n'ayons pas de tabous et demandons nous aussi s'il faut dans tous les cas aller vers la ville dense. Et s'il faut densifier la ville, ou certaines villes, ou certains espaces dans la ville, comment le fait-on ? Cette interrogation renvoie bien entendu à la question plus générale de l'économie et de l'aménagement du territoire. Je sais la grande difficulté d'arriver à la ville dense et même le problème culturel et psychologique que pose cet objectif.

Lorsque, dans une ville, vous faites une avenue et que vous dites : « On va faire des bâtiments de cinq, de six ou de sept étages », on vous répond : « Vous densifiez. C'est terrible ! C'est laid ! » Tandis que la petite villa à la campagne ou le petit pavillon, c'est bien ! Peut-on dépasser cet antagonisme ? J'ai été très frappé par l'évolution de la pensée de quelqu'un qui malheureusement nous a quittés et à qui je voudrais rendre hommage aujourd'hui : c'est François Ascher. François Ascher, partant d'idées assez claires sur un certain nombre de choses, comme la densité ou la mobilité, est finalement arrivé au fil de sa réflexion à des conceptions peut-être plus ouvertes, moins serrées.

Puisqu'il s'agit d'ouvrir cette matinée, vous voyez bien que je me suis permis plutôt de poser des questions sans toujours esquisser de réponses. Mais je suis convaincu que, si tous ensemble, si avec tous ceux qui s'intéressent à ce sujet, nous oeuvrons pour inscrire l'avenir de l'urbain comme une des questions fortes du champ politique, alors nous ferons oeuvre utile. Rien n'est écrit. Il y a des opportunités considérables. Mais il y a aussi des risques énormes avec des problèmes très difficiles à traiter et, quand on réfléchit aux dimensions du monde, on se demande parfois quelle planète urbaine nous allons laisser à nos petits enfants.

Comme vous avez pu le voir, nous avons prévu l'organisation de la matinée en deux tables rondes. La première sera consacrée à la réponse des prospectivistes, la seconde, à la réponse des urbanistes. Nous commençons donc par les prospectivistes et nous avons la chance d'avoir trois éminents spécialistes parmi nous. Je vous propose donc que nous écoutions Julien Damon, Jacques de Courson et Marc Giget, avant d'ouvrir ensuite un débat général.

I. PREMIÈRE TABLE RONDE : LA RÉPONSE DES PROSPECTIVISTES

Julien Damon est professeur associé à l'Institut des Sciences Politiques de Paris. Vous avez consacré beaucoup de travaux à ce sujet. Vous êtes une référence. Votre exposé a un titre volontairement très succinct : « Où mène l'urbanisation du monde ? »

A. JULIEN DAMON , PROFESSEUR ASSOCIÉ À L'INSTITUT DES SCIENCES POLITIQUES DE PARIS : OÙ MÈNE L'URBANISATION DU MONDE ?

Je n'apporterai pas forcément une réponse très précise à la question qui m'a été soumise. En revanche, et à titre d'introduction du sujet, je vais vous projeter quelques transparents qui comportent beaucoup de données, mais qui sont néanmoins synthétiques, pour vous montrer quelles sont les inerties à l'oeuvre dans les villes. Car pour la prospective, il y a toujours une bonne nouvelle : l'avenir, en réalité, on n'en sait pas grand-chose ; parce qu'on va le construire ensemble, il faut y réfléchir. Mais, sur les phénomènes urbains et les phénomènes démographiques qui les sous-tendent, il existe des inerties que nous pouvons connaître.

Comme données de cadrage de l'urbanisation du monde, il y a un point très important qui est la part des urbains dans le monde. Ce qui est intéressant, c'est que, depuis 2008 - mais en réalité, depuis 2001 - nous savons que la moitié de la population dans le monde est urbaine.

Ce graphique établi avec les statistiques agrégées de l'ONU donne, avant 1950, une vue rétrospective et, d'ici à 2050, une vue prospective du phénomène urbain, 2008 étant le moment du croisement. Cette courbe - qu'on s'en félicite ou qu'on s'en amuse - pose toute la question du cauchemar ou du rêve de l'urbanisation qui va concerner de plus en plus de monde sur la planète.

Ce qu'il faut avoir à l'esprit, c'est que ce qu'agrège l'ONU, ce sont des statistiques qui proviennent de 170 appareils statistiques différents et pour être plus clair, de 170 définitions de l'urbain qui sont relativement différentes. On est « urbain » dans certains lieux à partir du moment où on est dans un village de 200 habitants. On est urbain dans d'autres endroits du monde lorsqu'on habite la capitale. On est urbain dans d'autres pays lorsqu'on habite des agglomérations de plus de 50 000 habitants. Ce qui est important c'est naturellement la tendance. Mais ce qui est aussi à souligner, c'est naturellement la diversité qui est bien apparue dans le film d'introduction.

Voici quelques définitions de l'urbain dans le monde. Vous le voyez, au Canada, on est urbain à partir du moment où l'on vit à un endroit où il y a plus de 1 000 personnes. Aux Maldives, on est urbain à partir du moment où l'on vit dans la capitale. Au Sénégal, on est urbain à partir du moment où l'on vit dans une agglomération de plus de 10 000 habitants. Le monde de l'urbain est donc d'abord un monde de différences, parce qu'il y a différentes définitions de l'urbain.

Un sujet important aussi, c'est celui des « mégacités ». Les « mégacités », c'est le terme employé par l'ONU. Quelle en est la définition ? Elle est simple : ce sont les agglomérations qui comptent environ 10 millions d'habitants. J'ai essayé de faire, non pas un graphique, mais quelque chose qui peut être prospectif, rétrospectif et prospectif, et qui permet de voir progresser certaines villes et de voir régresser d'autres.

En 1950, les quatre seules « mégacités » étaient présentes dans les pays riches : New York, Tokyo, Londres et Paris.

Aujourd'hui, en 2010, à l'exception de Tokyo, les cinq premières grandes villes qui comptent toutes plus de vingt millions d'habitants, appartiennent aux pays dits en voie de développement ou émergents. On voit régresser la place de New York comme celle de Paris. Et vous voyez Londres disparaître.

La tendance s'accélère à l'horizon 2025 - évidemment, les projections ne sont que des scénarios à partir des inerties statistiques démographiques dont on peut disposer - mais enfin globalement, 2025, c'est tout de même demain. Pour les problèmes posés par le renouvellement urbain et les investissements qui seront à engager dans les transports ou l'immobilier, la ville de 2025 est déjà là.

Quant à celle de 2050..., elle est à peu près là aussi - malgré les 50 milliards de francs d'investissement évoqués par Jean-Pierre Sueur et qui manquent... -. Mais la ville de 2050, la ville d'après-demain, c'est celle dont on parle aujourd'hui. En tout état de cause, en 2025, vous voyez, à part New York, Paris et Chicago au trentième rang, que la très grande majorité des trente « mégacités » sont dans les pays dits en voie de développement ou émergents.

Quant à l'évolution de la répartition des citadins par continent à la française, c'est-à-dire avec des camemberts, on constate encore une fois, qu'un quart des urbains était sur le continent américain en 1950 et qu'on n'en aura un peu moins d'un cinquième en 2050. L'Europe, notre belle Europe mais vieille Europe, concentrait deux urbains sur cinq en 1950 ; elle ne devrait plus en rassembler que 10 % à l'horizon 2050.

On constate surtout la progression des continents asiatique et africain. D'ici une quarantaine d'années, d'après les projections ONU dont on dispose, la population urbaine asiatique devrait encore croître de 1,8 milliard d'habitants. La population urbaine africaine devrait croître de 0,9 milliard d'habitants. Sur des continents qui ne sont pas actuellement majoritairement urbains. Ceci pour souligner que les défis urbains de l'avenir sont socialement et économiquement des défis des pays en voie de développement ou des pays émergents.

Autre sujet qui a été évoqué dans le propos liminaire de Jean-Pierre Sueur : la question cruciale des bidonvilles. Pourquoi est-elle cruciale ? Parce qu'elle concerne une part considérable des urbains. S'il y a des difficultés statistiques pour savoir combien de personnes vivent en ville avec la diversité des définitions, il est encore plus difficile de savoir avec rigueur ce qu'est la taille de la population dans les bidonvilles, parce que, évidemment, les définitions peuvent différer, même s'il y a d'ailleurs une harmonisation ONU en la matière, mais surtout parce que la collecte de données est compliquée.

Au-delà de ces réserves, qui sont importantes et qu'il faut tout de même avoir à l'esprit, voici un tout petit peu de rétrospective de 1990 à aujourd'hui, et puis des projections qui ont été faites par le Centre des Nations Unies sur les établissements humains, l'agence onusienne qui s'occupe des villes. En clair, seule cette courbe nous intéresse ici.

Aujourd'hui près de un milliard d'habitants sur Terre habitent dans des bidonvilles. Cela signifie que près du tiers des urbains, la moitié de l'humanité, vit dans des « établissements humains » - c'est ainsi que les désigne l'ONU - qui sont considérés, c'est quasi-synonyme d'ailleurs, comme des taudis ou des bidonvilles.

A l'horizon de 2020, nous devrions avoir 1,5 milliard d'habitants urbains qui seraient dans des bidonvilles. En clair, nous avons aujourd'hui un tiers d'urbains dans le monde qui sont dans des bidonvilles et nous pourrions passer à 40 45 % d'ici une dizaine d'années ; ces chiffres laissent à penser que la pauvreté urbaine va devenir un sujet de première importance. Les bidonvilles sont plus ou moins bien organisés ; ils peuvent être des lieux d'invention, de pratique d'autres formes de démocratie ou de développement économique même, mais ils concentrent tout de même les grandes difficultés de la vie urbaine : criminalité, pauvreté, mal-développement, etc. Pour prendre une métaphore qui est assez connue, la grande question sur les bidonvilles, c'est de savoir si ce sont des nasses dans lesquelles les gens s'enferment ou si ce sont des sas dans lesquels les gens peuvent progresser pour aller vers des situations de vie de meilleure qualité.

Voici encore le monde représenté d'une autre façon originale. Ce n'est pas une trahison que de le représenter ainsi, car cela permet d'illustrer un des scoops prospectifs que l'on peut faire sur le sujet. La terre est ronde et si on l'aplatit en deux dimensions, c'est toujours par convention statistique et cartographique. C'est toujours nécessairement un traitement qui trahit la réalité. Mais on peut la trahir, à tout le moins la représenter autrement, par ces systèmes qui sont des cartogrammes. Ce que vous avez dans chaque espace géographique, c'est la part de population mondiale concernée par le phénomène que l'on veut représenter. Ici, c'est la progression de la population vivant dans les bidonvilles sur une dizaine d'années. Vous voyez que les pays riches sont quand même globalement absents de ces phénomènes, que par effet de structure, les grands pays type Nigeria, Inde et Chine sont particulièrement concernés. Mais vous voyez combien le continent africain est affecté.

Sur ces inégalités, voici un autre cartogramme particulièrement illustratif, parce que, en général, on ne voit pas tout de suite de quoi il s'agit. Une nouvelle fois, c'est le monde avec, pour ceux qui ne les reconnaîtraient pas, d'un côté les États-Unis, en haut la France et surtout une ligne au centre qui est l'Afrique. Ce cartogramme illustre la part de la population mondiale connectée à des systèmes d'égouts et d'assainissement de l'eau qui naturellement sont bien plus aisés à mettre en oeuvre et bien plus économiquement rentables et viables dans les villes que dans les espaces ruraux. Encore une fois, vous avez là une projection à la fois de nos défis et pour le moment, de nos différences.

On peut projeter aussi nos défis et différences d'une autre façon, puisque j'ai parlé de cette tendance majeure qu'était la « bidonvillisation », un néologisme que tout le monde peut comprendre. Mais il y a aussi ce sujet crucial de la concentration métropolitaine ; il y a à la fois mille thèses et mille manières de représenter le phénomène, mais globalement, alors que l'on a pu croire un temps que le monde allait s'aplatir, que grâce à Internet par exemple, nous serions tous connectés de la même manière et qu'il n'y aurait plus de raison de vivre aussi proches en ville, en réalité le monde est plus aisément représentable, plus pertinemment représentable, sous la forme de grandes vallées avec de grands pics économiques.

Vous voyez la côte Est américaine, la côte Ouest, quelques grandes « mégacités » naissantes ou se développant plutôt en Amérique Latine. Les villes européennes, qui ne sont pas que des villes-musées, sont aussi des villes économiquement extrêmement dynamiques. Et puis le Japon et la Chine qui apparaissent très clairement ici, la concentration économique considérable dans les villes.

Autre sujet celui du développement durable, de cette ville durable - il ne saurait plus y avoir de ville que durable -. Pour l'illustrer, je vous projette un graphique extrêmement connu qui a été inventé par deux urbanistes, Newman et Kenworthy. Ils ont mis en relation la densité urbaine en abscisse avec la consommation de carburant permettant de désigner quatre grandes formes urbaines : les grandes villes américaines, très étalées, très consommatrices ; les villes asiatiques, très denses ; et ce qui d'ailleurs dans les enquêtes internationales sur la qualité de vie semble être les plus valorisées, les villes dites australiennes, même si l'on y met Toronto ; et surtout, le modèle européen de ville compacte que l'on souhaiterait rendre d'ailleurs encore plus compacte.

Toute représentation graphique est une trahison et parce que c'est une projection on pourrait dire : « Chouette, chouette, chouette ! Plus la ville est dense, plus elle est favorable au développement durable . » Mais c'est sans compter avec ce que certains urbanistes ont appelé « l'effet barbecue ». En effet on pourrait penser que, dans la ville compacte, on vit de manière relativement économe énergétiquement ; mais comme nous sommes riches, en réalité, le week-end, on s'en va et on consomme de l'énergie et du carburant. Globalement pourtant, c'est vrai qu'on peut différencier et présenter ainsi les types de villes sur cette question du développement durable dans le monde.

Je me suis permis de faire quelque chose d'encore plus caricatural pour lancer le débat : il s'agit d'une typologie des villes de demain sur deux axes. En ordonnée, le phénomène qui affecte le plus les villes européennes, à savoir le vieillissement plus ou moins prononcé de la population. Et en abscisse, la plus ou moins grande part de la pauvreté dans les préoccupations et les problèmes de la ville et à l'inverse le dynamisme économique avec la part des riches. Voici ainsi quatre grands types de villes à l'échelle mondiale.

On obtient ainsi :

- des villes jeunes et très pauvres et même très jeunes , c'est le bidonville.

- des villes que j'ai qualifiées là de gris blanc , mais on pourrait dire d'étroit, ce serait plus clair encore, des villes qui s'appauvrissent et qui vieillissent et qui même se rétrécissent en termes de population.

- vous avez des villes jeunes et riches ; oui, je n'ai pas trouvé d'autre terme que « bobo », mais c'est globalement nos éco-quartiers extrêmement valorisés, ce sont donc des parties de nos villes.

- et puis vous avez des villes gris argenté , ce sont d'autres parties de nos villes riches, ce sont les villes qui concentrent des personnes âgées et en même temps à haut pouvoir d'achat.

Vous voyez combien c'est caricatural. Je sens frémir la salle de cauchemars ou de rêves en la matière, bien sûr. Mais à mon avis quand même, ça tient à peu près debout.

J'ai aussi un ensemble de petits « crobards » sur un autre sujet. Pour prendre un des membres de cette noble assemblée qui est le Maire de Lyon, le sénateur Gérard Collomb utilise souvent un néologisme - je ne sais pas s'il est de lui, en tout cas il aime bien le reprendre - c'est celui de la « coopétition ». Les villes seraient à la fois en compétition et en coopération. Tout comme « futurible » veut dire futur possible, vous avez les deux mots qui sont rapprochés, il y a la « coopétition » à la Gérard Collomb que je souhaite vous présenter très rapidement. L'avenir des villes, qu'il soit rêvé ou cauchemardé, sera un avenir de compétition et de concurrence accrue et ce, dans un contexte où, de manière internationale, il y aura de plus en plus de coopération : réseau européen par exemple, mais aussi présence plus importante des agences onusiennes ou de la Banque mondiale ou du Fonds Monétaire International sur ces questions.

De ce fait, on classe les villes dans tous les sens. Il y a les villes les plus riches, les villes les plus attentives aux familles, les villes les plus aptes à attirer les investisseurs, etc. J'ai trouvé que, plutôt que les questions de parité de pouvoir d'achat qui sont très difficiles à établir et à expliquer, voilà un classement qui est fait par UBS, repris par The Economist et qui consiste à classer les villes en fonction d'une mesure du pouvoir d'achat très simple : le nombre de minutes de travail qui est nécessaire pour acheter ce produit international qu'est le Big Mac. Vous voyez, en un quart d'heure, vous avez votre Big Mac à Chicago mais il vous faut plus de deux heures à Nairobi.

Vous avez plein de classements de ce type. Si vous prenez vos journaux, vous lisez Le Monde l'après-midi, Les Échos le matin, Libé le lendemain, Le Figaro après, vous avez un classement qui sort par semaine et un classement exactement sur le même thème. La ville la plus chère de France ou la ville la plus chère du monde, et ce n'est jamais exactement la même chose. Ce n'est pas tant l'intérêt du traitement des données qui importe ici, c'est que les villes sont en compétition et qu'elles cherchent, même dans leurs conseils municipaux, à se hiérarchiser les unes par rapport aux autres.

A l'horizon 2030, nous devrions être 65 % d'urbains dans un monde qui, lui, passerait de 6,6 milliards d'habitants à 8 à 9 milliards à l'horizon 2050. La progression urbaine proviendrait quasi intégralement de celle des pays en voie de développement. Au rythme actuel de la progression de l'urbanisation, nous avons une progression d'environ 20 000 urbains en deux heures et demie. Vous voyez, on va rester deux heures et demie, voire trois heures ensemble, on va avoir 20 à 25 000 urbains de plus, dont une centaine en Occident.

Pour la question qui nous occupe, cauchemars ou rêves, il est vrai que la question relève un peu de la science-fiction au sens où elle consiste à s'imaginer un ensemble de bidonvilles ingérables avec une violence insoutenable - qui existe et qu'on pourra trouver dans des images ou des films -. Il est d'ailleurs possible que ce phénomène s'étende si l'urbanisation du monde n'est pas absolument maîtrisée.

Maintenant, il y a une autre option opposée qu'il faut aussi envisager dans une perspective de science-fiction plus radieuse: c'est la vie urbaine et l'urbanisation considérées comme une solution aux problèmes du monde. C'est évidemment très éloigné des positions prises par certains, singulièrement en France notamment et depuis longtemps, comme Anatole France, Rousseau, Pol Pot inspiré de Rousseau, qui considéraient que la vie urbaine et la ville étaient les problèmes. Sur ce point, on constate une révolution des opinions, y compris dans les pensées des organisations internationales, parce que la ville offre des opportunités pour se connecter aux réseaux, pour se rapprocher des autres et pour créer du progrès.

Jean-Pierre SUEUR

Merci Julien Damon. Nous passons sans transition à Jacques de Courson. Jacques de Courson est Président d'une ONG qui s'intitule « Urbanistes du Monde . » Son sujet est : « Quel est l'avenir des mégapoles ? ».

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