2. Un environnement européen et international favorable
a) Des modèles différents adoptés par plusieurs États membres
Le rapport précité établi en 1991 au nom la commission des affaires économiques sur le projet de loi renforçant la protection des consommateurs 35 ( * ) indiquait que l'introduction d'une action collective « ferait de la France une exception parmi les autres pays européens ». Force est d'observer que, depuis vingt ans, les législations des autres États européens ont significativement évolué, un grand nombre d'entre elles comportant désormais une forme ou une autre d'action collective, sans qu'aucune ne s'apparente au modèle américain 36 ( * ) .
Depuis une quinzaine d'années, de nombreuses législations d'autres États européens ont accueilli l'action de groupe, par exemple au Portugal en 1995 sous le nom d'action populaire, en Angleterre et au Pays de Galles en 2000, en Suède en 2002, en Allemagne, à titre expérimental dans le domaine de l'information financière, et aux Pays-Bas en 2005 et en Italie en 2009 37 ( * ) .
Les systèmes d'« opt in » sont majoritaires en Europe, limitant la décision d'indemnisation aux seules personnes ayant adhéré au groupe. Dans la grande majorité des cas, l'action concerne au moins la défense des consommateurs et le plus souvent toutes les actions civiles sont ouvertes au recours collectif. La plupart des législations ne prévoit pas de nombre minimal de demandeurs pour rendre l'action recevable.
b) Plusieurs initiatives communautaires encore en gestation
Une réflexion est engagée depuis plusieurs années par la Commission européenne sur l'introduction d'une législation relative à l'action de groupe, dans plusieurs domaines, reposant sur l'existence de litiges transfrontières en matière de consommation et de concurrence.
L'initiative la plus avancée concerne le domaine de la concurrence. Dans un livre blanc présenté en avril 2008, la Commission part du constat que tout dommage résultant d'une violation des règles communautaires sur les ententes et abus de position dominante doit pouvoir trouver réparation auprès de celui qui a causé le dommage. Or ce type de dommage ne reçoit en pratique que rarement réparation.
Cette initiative retient, entre autres, le principe de la conformité aux traditions juridiques nationales et européennes. Elle prévoit la combinaison de deux mécanismes complémentaires : d'une part, des actions représentatives, intentées par des entités qualifiées, par exemple des associations de défense des consommateurs, au nom de victimes identifiées ou identifiables et, d'autre part, des actions collectives assorties d'une option expresse de participation, c'est-à-dire un mécanisme d'« opt in ».
Une seconde initiative se présente à un stade moins avancé, dans le domaine de la réparation des préjudices subis par les consommateurs. Un livre vert a été publié par la Commission en novembre 2008, évoquant entre autres la possibilité de créer une action de groupe. À ce stade, aucun livre blanc n'a encore été présenté par la Commission pour faire suite à la consultation à laquelle a donné lieu le livre vert 38 ( * ) . De même que l'introduction de l'action de groupe en droit français, l'introduction de l'action de groupe en droit communautaire rencontre d'importantes hostilités et peine à faire consensus quant à ses modalités procédurales.
Lors de son déplacement à Bruxelles, l'un de vos rapporteurs a pu constater que ces deux initiatives n'aboutiraient pas dans des délais proches, du fait notamment du changement de composition du collège de la Commission européenne il y a quelques mois et du remplacement des deux commissaires ayant engagé ces initiatives. Trois commissaires sont désormais en charge des questions liées à l'action de groupe : Mme Viviane Reding, chargée de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, M. Joaquin Almunia, chargé de la concurrence, et M. John Dalli, chargé de la santé et de la protection des consommateurs. De nouvelles consultations ont été lancées par les commissaires avant de passer à l'étape de l'élaboration de projets de directive. Plusieurs projets avancent de concert en raison de règles différentes de compétence européenne : la compétence de la Commission est exclusive en matière de concurrence, tandis que le principe de subsidiarité s'impose dans les autres domaines tels que la consommation.
Néanmoins, même si ces initiatives n'ont pas encore atteint le stade de projet de texte, il est utile pour la France de se doter d'une action de groupe qui lui permette de peser davantage et de façon crédible dans les négociations relatives à l'élaboration de ces projets de texte et qui soit prise en compte au titre du respect des traditions juridiques nationales. Ces projets devront en effet tenir compte du système existant en France. Dans le cas inverse, la France pourrait être tenue un jour de transposer sans pouvoir l'adapter un mécanisme plus éloigné de ses principes juridiques.
c) La question de la concurrence des systèmes juridiques nationaux et le risque d'une délocalisation du contentieux
Il existe une tentation pour le justiciable, notamment en droit des affaires dont le contentieux revêt souvent un caractère international, de vouloir introduire son action devant une juridiction qui applique un système juridique et des règles qui lui seront plus favorables. Ce comportement potentiellement abusif, qualifié de « forum shopping », est limité par le fait que les juridictions n'admettent pas facilement la recevabilité de telles actions, mais il est en renforcé par le développement du libre-échange, l'internationalisation des échanges économiques et la mondialisation, sources de concurrence accrue entre les systèmes juridiques dans le domaine des relations commerciales.
Cette restriction de la possibilité de choisir la nationalité de la juridiction qui doit vous juger est peut-être en train d'évoluer, dans le domaine du droit boursier en particulier, dans le cadre d'une affaire actuellement en instance devant la Cour suprême des Etats-Unis. Les juridictions américaines peuvent sembler désireuses d'élargir leurs compétences au point de devenir les tribunaux internationaux des affaires, en particulier par l'accueil de « class actions » boursières à l'encontre de sociétés non américaines.
En effet, l'enjeu de l'affaire Morrison v. National Bank of Australia , qui oppose des actionnaires de nationalité australienne à une banque dont le siège et l'essentiel des activités sont situés en Australie relève bien de cette problématique 39 ( * ) . Si la Cour suprême conclut à la recevabilité de la plainte, c'est-à-dire admet la compétence des tribunaux américains au motif qu'un des éléments du contentieux, même mineur, a pris place sur le sol américain, elle constituera un formidable appel au lancement par des étrangers d'actions collectives dans le domaine boursier devant les tribunaux américains à l'encontre d'entreprises étrangères. Cet enjeu a été apparemment bien perçu, puisque tant le Gouvernement français que l'Association française des entreprises privées (AFEP) et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), en tant que personnes extérieures au litige, ont déposé comme douze autres un mémoire en qualité d' amicus curiae , destiné à faire valoir leurs arguments tendant au rejet de la plainte. La Cour suprême devrait rendre son arrêt prochainement.
À titre de comparaison, dans la « class action » boursière concernant la société française Vivendi, cotée à Paris mais également à New York, pour dissimulation d'informations financières, des actionnaires français ont été autorisés par les tribunaux américains à se joindre à l'action en 2007, suscitant d'ailleurs une action judiciaire en France de la société Vivendi à l'encontre de ces actionnaires pour abus de « forum shopping ». La Cour d'appel de Paris a très récemment considéré qu'il existait des éléments de nature à justifier la compétence du juge américain 40 ( * ) . Dans une affaire similaire de « class action » en matière boursière concernant la société française Alstom, une solution inverse avait été retenue en 2008 par les tribunaux américains, excluant la participation des actionnaires français.
Ainsi, dès lors que plusieurs juridictions de nationalité différente sont susceptibles d'être concernées, ce qui est de plus en plus fréquent en matière commerciale, la question du « forum shopping » peut risquer de se poser.
Aussi, plutôt que de laisser un jour attraire les entreprises françaises par des consommateurs ou des actionnaires français devant des tribunaux étrangers, en particulier américains, faisant preuve d'un comportement quelque peu hégémoniste, il apparaît plus sage et prudent d'offrir dans notre système judiciaire des moyens d'action civile suffisants. Une telle délocalisation du contentieux concernant les entreprises françaises dans le cadre de « class actions » américaines serait bien plus préjudiciable que l'introduction en France d'une action de groupe respectueuse de nos principes procéduraux. Cette dernière permettrait de localiser les actions collectives devant les juridictions françaises, tandis que l'éventuel abus de « forum shopping » résulterait du contrôle des décisions juridictionnelles étrangères dans le cadre de la procédure d' exequatur , en cas de demande d'application sur le territoire français.
Ainsi qu'il est apparu à l'un de vos rapporteurs lors d'un déplacement à Bruxelles, la Commission européenne est clairement consciente des enjeux internationaux, mais également internes à l'Union, du « forum shopping » et de l'impérative nécessité de protéger les systèmes juridictionnels européens, mais il n'existe pas à ce stade de position européenne commune sur la question. Ceci renforce la nécessité pour la France d'anticiper la question et d'agir dès à présent, sans attendre la contrainte des circonstances.
* 35 Rapport n° 315, 1990-1991.
* 36 Voir l'étude de législation comparée n° 206 (mai 2010) sur les actions de groupe, élaborée à la demande de vos rapporteurs par le service des études juridiques du Sénat.
* 37 Voir en annexe le tableau sur l'action de groupe en droit comparé.
* 38 Dans le processus décisionnel européen, les livres verts publiés par la Commission européenne permettent de présenter les éléments du débat sur un thème donné et servent de base de départ à une consultation de toutes les parties intéressées, tandis que les livres blancs exposent un plan d'action et des objectifs et précèdent la rédaction de projets de texte.
* 39 Il convient de préciser que la législation australienne admet les « class actions » en matière boursière, mais n'aboutit pas à des indemnisations aussi généreuses que celles attribuées par les tribunaux américains.
* 40 Arrêt précité du 28 avril 2010.