L'ACTION DES ASSOCIATIONS
Mme Gaye Petek, directrice de l'Association ELELE
Je dirai quelques mots de l'association en fin d'intervention. On a abordé plusieurs des questions, mais je voudrais revenir sur ces points un peu pratiques et d'action de terrain, en allant du pays d'origine vers la France. Je connais bien la Turquie. Je partirai de la Turquie dont on a un petit peu parlé, où j'apporterai quelques éléments complémentaires, et je ferai la navette entre la Turquie et les turcs de France, comme cela, on aura une complémentarité des visions. Je terminerai sur l'association.
Quelques statistiques
Sur le paysage de la Turquie, j'irai assez vite car Mme Jacqueline Thibault a déjà donné quelques chiffres. En 2006, une commission d'enquête sur les crimes d'honneur a été mise en place par l'Assemblée nationale turque et a donné des chiffres alarmants. Dans les cinq dernières années, on dénombrait en Turquie, par ville, 110 meurtres à Ankara, 101 à Istanbul, 50 à Diyarbakir, 17 à Sanliurfa, 18 à Van, 19 à Tokat, 17 à Samsun.
De 2000 à 2006, 1 190 femmes et jeunes filles sont mortes au cours de 1 091 crimes d'honneur, soit environ 200 assassinats par an. Ce sont les chiffres officiels, sans compter, bien entendu, les suicides et autres, et sans compter tout ce que l'État, les organismes et autres ne peuvent pas répertorier. C'est donc bien un problème national, traité dans le pays comme tel, comme un fléau national.
L'exode rural et l'immigration interne ont fait bouger beaucoup de populations anatoliennes, notamment les populations du Centre, du Nord-Est qui sont allées dans les villes dans le cadre de l'exode rural d'abord, puis dans le cadre de l'immigration, dans les pays européens. Cette transplantation est bien entendu un facteur d'augmentation pour le dénombrement dans les zones urbaines. On a tendance à dire en Turquie que la plupart des faits correspondent à des meurtres commis notamment parmi les populations kurdes sunnites chaféites et non pas kurdes alévis.
Il est vrai qu'à Istanbul, il y a 3 millions de Kurdes. L'Anatolie exporte ses traditions archaïques et féodales dans les grandes villes. À Istanbul, un meurtre par semaine serait imputable à l'honneur et serait perpétré par une famille de l'Est venue par le biais de cet exode rural. Un avocat du barreau d'Istanbul, membre de la Commission des Droits de l'Homme signale que certains meurtres restent impunis, car les forces de l'ordre partagent parfois les mêmes valeurs féodales que les familles incriminées et qu'il faut donc que la Turquie mette en place une grande campagne de formation des policiers et des gendarmes.
Un exemple : la jeune Kurde Nuran Halitoglu âgée de seize ans, violée et qui, pour cette raison, parce qu'elle avait été violée, a été jugée coupable par le tribunal familial : soit trente-deux personnes qui se sont réunies et qui l'ont condamnée à la mort, la mort ayant été une strangulation exercée par son père et ses frères avec un fil de fer.
En 2009, il y a aussi l'affaire de la jeune Elif, originaire de Batman, qui a fait la une des médias en Turquie. À dix-huit ans, on a voulu la marier avec un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Elle a refusé ce mariage. Elle voulait continuer ses études. Son père lui a ordonné de se suicider. Elle a fui et cela a vraiment beaucoup agité les médias, car depuis quelque temps, les médias turcs s'emparent de ces sujets, y compris la télévision. On en parle énormément aussi dans les journaux, puisque la deuxième page des grands quotidiens est meublée chaque jour d'un événement lié à ce type de question et les médias couvrent bien le sujet.
En 2005, depuis l'adoption de la sanction pénale de condamnation à perpétuité pour les auteurs de crime d'honneur, comme Mme Jacqueline Thibault l'a dit tout à l'heure, on constate une augmentation notable des suicides et des chutes par la fenêtre. Le procureur général de Batman dans l'Est a déclaré en 2009 que les enquêtes ont montré qu'il s'agissait, pour la majorité, de meurtres déguisés. C'est un procureur qui atteste les faits. Il a précisé que les familles donnaient aux femmes soit une corde, soit une arme ou de la mort-aux-rats, afin qu'elles mettent fin à leur vie.
Un journal local, en décrivant les causes de ces meurtres, cite des raisons comme : s'habiller avec des vêtements serrés, parler avec un homme qui ne fait pas partie de la famille et qui serait donc facteur de tache à l'honneur de la famille, ou bien tout simplement vouloir parler avec des jeunes en sortant de l'école, comme n'importe quel jeune aurait envie de le faire. On y ajoute que si la faute n'est pas jugée assez lourde pour réunir le tribunal familial, les parents désignent le benjamin de la famille comme exécuteur de sa soeur, bien que la loi turque punisse maintenant à perpétuité ce genre d'acte. Avant 2005, une clause réduisait la peine du jeune frère mineur lorsqu'il s'agissait d'une situation de crime d'honneur. Depuis 2005, ce n'est plus le cas.
Les causes et les analyses
Recherche identitaire, manque d'intégration à la ville sont parmi les facteurs aggravants. Donc, la relation est ainsi faite avec le facteur aggravant de la transplantation chez les migrants qui viennent en Europe. Un journaliste du quotidien Milliyet écrit : « Les crimes d'honneur qui sont une composante de la culture tribale traditionnelle du Sud-Est de la Turquie, partent, grâce à l'exode rural, vers nos villes et par l'immigration vers l'Europe » .
On ne peut pas ici rechercher des causes externes, comme souvent on l'entend dire. Par exemple, en Turquie, les Kurdes diront que c'est parce qu'ils ont été oppressés en tant que Kurdes qu'ils commettent des crimes d'honneur. En France, on entend aussi des gens - je ne citerai pas les organismes - dire que c'est à cause de la colonisation française que les familles maghrébines tuent ou marient de force leurs filles. Évidemment, c'est assez inacceptable comme raison. De même, en Turquie, par exemple, l'organisation du PKK a toujours dit que si les rites tribaux existent, c'est parce que l'armée turque est présente dans les régions du Kurdistan, ce qui, de la cause à l'effet, n'est pas tout à fait évident.
Ce sont des pratiques archaïques qui remontent à des années-lumière et dépendent de divers facteurs cumulés : les rites tribaux, les traditions d'honneur ancestrales, la place des hommes dans la hiérarchie et l'honneur masculin - on en a parlé - tributaire de l'intégrité de la femme, les principes moraux et les principes religieux, lesquels s'ajoutent encore à bien d'autres, que M. Robert Ermers a énoncés tout à l'heure. À cela s'ajoute la peur engendrée, dans le cadre de la transplantation et de la migration, d'arriver dans un lieu inconnu. Plus le lieu est éloigné de l'endroit que l'on a quitté, plus on a peur que l'on se perde culturellement et identitairement. Quand on dit perdre, c'est perdre les enfants et les femmes.
Ce sont des pratiques aussi qui ne sont pas seulement circonscrites par une culture, puisqu'en Turquie, par exemple, on le voit, la loi protège et pénalise depuis de nombreuses années, mais la loi seule n'est pas suffisante. Il faut réfléchir à la pédagogie de la loi. Les États européens ont beaucoup trop tendance à brandir la loi comme une baguette magique, mais la loi seule ne suffit pas. L'exemple de la Turquie, pour cela, est très intéressant, parce que l'on condamne, mais on voit bien que la condamnation n'arrête pas les faits.
Les luttes au-delà de la loi
En Turquie, les années 1980 ont marqué la réorganisation des mouvements féministes : les luttes pour la démocratisation du code civil par exemple, du code de la famille, etc. Les années 1990 ont été les années de mise en avant des violences faites aux femmes et la création des premiers refuges. Il y a aujourd'hui plus de 400 refuges en Turquie. La création de Kader a été emblématique. Kader est une organisation qui a été créée par Nenbahat Akkoç, une militante féministe kurde. Kader a été créé en premier lieu à Diyarbakir, tout à fait dans le Sud-Est, puis des petits Kader un peu partout ont été créés et sont devenus des petits Kamer et aujourd'hui dans de nombreuses villes d'Anatolie, il y a une structure de ce type.
Ces associations ont vraiment été à l'origine du portage efficace de cette question devant les médias turcs. En 1998, ont été portées au Parlement les lois de suppression de la protection des familles violentes et des hommes violents. Un décret de 2006 a engagé toutes les institutions à lutter contre toutes les formes de violences faites aux femmes. Tout cela a engendré également un débat autour des quotas des femmes au Parlement.
À Mardin, l'association pour l'Union des femmes de Mardin - Mardin est une ville au-dessus de la Syrie - a mis en place une campagne de formation. Les militantes de cette association ont remarqué, suite à des études, que les femmes victimes de violences et de crimes d'honneur étaient le plus souvent des femmes mariées très jeunes et, le plus souvent aussi, de bas niveau d'éducation. Même si le niveau socio-éducatif n'est pas forcément un critère de protection, il permet souvent à la femme de connaître ses droits, du moins de pouvoir les lire et de se sensibiliser à l'usage de ses droits.
Avec l'aide d'une psychologue de la Direction de la santé de Mardin et de l'Organisation du plan, le projet FODES a été mis en place, des formations et un suivi psychologique individualisé ont été dispensés dans des associations de femmes victimes. En un an, 850 femmes ont été touchées, ont reçu une information et bénéficié d'un suivi. Des formations de policiers ont commencé. Il reste bien sûr énormément à faire, mais la mobilisation de la société civile et des mouvements féministes à travers les associations y sont largement pour quelque chose. Il ne faut pas baisser la garde, bien entendu.
Les problèmes principaux en France
En France, les problèmes principaux sont le manque de refuges, surtout de refuges spécialisés. Avec mes collègues de l'Association de solidarité avec les femmes algériennes démocrates (ASFAD) de « Voix de femmes » et du GAMS - certaines ont parlé ce matin - nous avons créé le réseau « Agir avec Elles ». Nous en sommes à la quatrième année pour l'attente de la création d'un refuge spécialisé qui, enfin, va peut-être voir le jour grâce à l'État et à la Croix-Rouge. C'est tout un travail fait ensemble, mais quatre ans, c'est beaucoup pour vingt-cinq places.
Le fait que l'on ne prend pas assez en compte les non-francophones est un élément très important. Par exemple, en France, on accueille les nouveaux arrivants sur des plates-formes dans le cadre du contrat d'accueil et d'intégration. Pratiquement aucun document n'est dans les langues d'origine. Les documents d'information prennent rarement en compte la non-francophonie, alors qu'on sait très bien que parmi les primo-arrivantes, beaucoup de jeunes femmes, notamment des belles-filles, venues de divers pays, Maroc, Turquie, Algérie, etc., sont des jeunes femmes qui viennent avec des menaces dès l'arrivée. Elles vont voir se développer un certain nombre de grandes difficultés et de grandes violences une fois qu'elles seront sur notre territoire.
On les accueille pendant dix minutes, et l'auditeur social leur donne quelques informations. On leur donne une formation civique en France, s'il vous plaît, avec des traducteurs non pas simultanés, mais décalés. Et encore, quand il y a des traducteurs, car dans le Jura, on ne trouve pas facilement des traducteurs d'afghan ou autres ! Rien n'a été pensé en termes de traduction simultanée, et il n'y a pratiquement aucun outil papier traduit dans les langues. Pour la France, c'est un vrai problème qui mérite d'être discuté.
L'absence de pédagogie de la loi dans un esprit d'éducation populaire : la France a beaucoup perdu cette idée d'éducation populaire. On n'apprend pas seulement la loi et son usage, mais on décortique ce qui fait sens : par exemple, qu'est-ce que l'honneur ? Pourquoi est-ce l'honneur des hommes ? Les femmes ne perpétuent-elles pas, elles aussi, certains de ces archaïsmes dans la manière d'élever leurs fils ? Autant de sujets qu'on pourrait développer, qui devraient faire l'objet d'un certain nombre de séances de travail avec les gens, dans un esprit de pédagogie et d'éducation populaire.
Acteurs sociaux, travailleurs sociaux, médiateurs, auditeurs du contrat d'accueil et d'intégration, police, mais aussi les magistrats : ce sont autant de corps de métiers en lien avec ces problématiques qui ne sont pas assez formés. Ne parlons pas de l'Éducation nationale. Je fais des formations d'enseignants dans les IUFM. On les appelle des formations, mais il s'agit d'une demi-journée d'enseignement liée à l'immigration, à quoi s'ajoutent les violences, les mariages arrangés : en une demi-journée, pour 150 personnes, je ne sais pas si on peut appeler cela véritablement une formation.
L'esprit de prévention et l'esprit d'ingérence en France sont très absents : utiliser par exemple un lieu anodin, du moins qui n'est pas ciblé en tant que tel, comme un centre de protection maternelle infantile (PMI), une consultation médicale, un accueil en plateforme contrat d'immigration, comme lieu d'information et d'observation des phénomènes, puis s'autoriser à intervenir, même si la mission n'est pas prévue en tant que telle.
Au niveau d'ELELE, nous demandons, par exemple, à un certain nombre de PMI de faire des séances d'information - je ne citerai pas les PMI en question -. Quelques-unes dans le 93 disent à nos collègues : « Non, s'il vous plaît, ELELE, ne venez pas parler aux femmes de ces questions de mariages forcés, de violences et autres, parce qu'après les maris viennent nous embêter à la PMI ! » . Voilà une réflexion qu'on doit avoir sur la manière d'utiliser des lieux de rassemblement pour pouvoir faire cette forme d'éducation populaire.
Il faut s'autoriser à intervenir. On a un droit d'ingérence dans les familles, par une visite à domicile, par légitimation d'une intervention d'une association, en les dirigeant vers une cellule de veille ou de santé. On a un droit d'ingérence lorsqu'il y a danger, lorsqu'une personne risque sa vie.
Les chiffres et l'état des lieux
Je vais aller très vite sur ce point et je ne vais vous donner que quelques chiffres. En Turquie, selon l'enquête de 2008 « Organisation des statistiques nationales », au cours de leur vie, 38 % des femmes des villes, 43 % des femmes rurales, 39 % des femmes turques dans l'ensemble ont subi des violences.
En 2008, le pourcentage des femmes victimes de violences par une personne extérieure à la famille, selon la géographie du pays, est de 19,5 % à Istanbul, 19 % pour la Mer noire, 21,8 % dans l'Est et le Sud.
En 2008, le pourcentage des femmes victimes de violences perpétrées par un proche, époux ou parent, selon la géographie toujours, donne 36,7 % à Istanbul, 42 % en Mer noire, 53,2 % dans le Nord-Est. Ce sont des chiffres très importants.
En France, on a un problème, car on n'a pas vraiment de chiffres. Évidemment, il y a la problématique des statistiques ethniques, qui est un obstacle à cette question. Au-delà de cette affaire, il y a cette espèce de culpabilité et de peur de stigmatiser. Mes collègues le savent : nous avons commencé à alerter au début des années 1990. Pendant quasiment dix ans, on a eu le black-out sur ces questions, parce qu'on nous a dit que nous étions en train de stigmatiser des femmes immigrées, sauf que quand il y a souffrance, il faut parfois avoir le courage de stigmatiser et de ranger ces culpabilités dans le tiroir.
Il y a une frilosité à s'immiscer dans la vie et dans la culture des personnes, c'est-à-dire la logique de mise à disposition plutôt que celle d'intervention. Il est vrai que le service social en France, un peu à la différence du service social allemand, est plutôt dans la logique de la mise à disposition : je vais là où l'on m'appelle, sauf qu'une famille ne vous appelle pas quand elle a envie de tuer sa fille ou quand elle a envie de marier sa fille de force. Il faut peut-être prévenir ces faits, et peut-être intervenir malgré la non-demande.
On pénalise s'il y a violences ou meurtre, mais on ne cherche pas à éduquer. Cela commence avec l'Éducation nationale. Là aussi, nous sommes bien au courant, puisque cela fait des années que nous luttons pour pouvoir dépasser les quelques établissements de Seine-Saint-Denis ou du Val d'Oise, où nous pouvons faire des interventions dans les classes sur les mariages forcés, sur les crimes d'honneur, etc., mais le « gros mammouth » Éducation nationale est évidemment un mammouth extrêmement lourd à bouger, et il n'y a pas de politique nationale en la matière. Or, les interventions dans les établissements sont vraiment essentielles, puisque c'est dès le plus jeune âge qu'il faut prendre ces questions en main.
Que connaît-on en France ? On connaît des affaires. L'affaire de la petite Nazmiye à Colmar qui a été assassinée par ses parents il y a quelques années. Les parents ont été condamnés. Une autre affaire à Strasbourg, l'année dernière. Il s'agit de l'assassinat d'une jeune femme mariée divorcée et qui a été tuée par son deuxième compagnon, parce qu'elle était trop libre alors qu'elle était mère de deux enfants. Il y a aussi l'affaire de la pauvre Sohane brûlée vive à Vitry, etc., mais c'est lorsqu'une affaire est portée devant les médias, devant les tribunaux qu'on parle de ces questions dans les médias et qu'on en parle de manière sensationnelle.
Nous n'avons pas de statistiques véritablement ouvertes et détaillées de la part de la justice, au nom de cette question de la discrimination ethnique. On n'a pas non plus d'adéquation des manuels scolaires sur ces questions, puisque chaque fois que l'on a posé la question à l'Éducation nationale, on nous a dit : « Vous n'allez pas déstabiliser l'égalité républicaine des enseignements en parlant dans le manuel d'instruction civique des mariages forcés ! » . J'ai souvent répondu à cette question que ce n'était pas briser l'égalité républicaine des enseignements, dans la mesure où c'était peut-être aussi utile à Montfermeil qu'à Henri IV où ce serait plutôt perçu comme un enseignement d'anthropologie, et que, dans les deux cas, cela ne faisait de mal à personne. Au moment du chapitre sur le consentement du mariage, on peut parfaitement parler des mariages forcés qui existent dans certains pays. Cela constitue de la culture pour tout le monde.
Je terminerai en disant que ce sont des vrais problèmes à prendre à bras-le-corps pour les examiner, mais aussi pour apporter des solutions. Je déplore beaucoup que depuis des années que je suis militante associative, on voit gouvernement sur gouvernement dépenser beaucoup d'argent public pour faire un tas de documents à distribuer, souvent en français seulement. Chaque gouvernement et chaque ministre doit avoir son petit document : « Comment lutter contre les mariages forcés ? Comment lutter contre les excisions, etc. ? ». Si l'on faisait depuis vingt ans la collection de tout ce qui est dans les tiroirs, je pense que l'on a vraiment de quoi informer tout le monde en français, mais l'on n'a pas grand-chose à se mettre sous la dent en matière d'actions réelles sur la question.
Les auditions qui ont lieu chaque fois qu'il y a une commission : j'étais l'un des membres de la commission Stasi. J'ai été pendant neuf ans membre du Haut Conseil à l'Intégration. Il existe trente-six mille rapports : les rapports du Haut Conseil, le rapport de la commission Stasi, le rapport du garde des Sceaux et de Mme Nicole Ameline... On dispose d'autant de rapports qu'on veut, mais tous les quatre ans on recommence un rapport, et on laisse de côté l'action par elle-même.
Enfin, je voudrais terminer en disant que souvent l'action est portée par les acteurs de terrain : les acteurs sociaux et les acteurs éducatifs, mais aussi beaucoup les ONG, les associations qui travaillent dans ces domaines, dont nous faisons partie, et dont mes collègues du réseau et du Planning familial font partie.
Je termine en disant que je suis la fondatrice et la directrice de l'association ELELE qui travaille sur ces questions, et sur la globalité des problèmes d'intégration, de l'immigration. Nous déposons le bilan vendredi prochain et ELELE n'existera plus. Pourquoi déposerons-nous le bilan ? La territorialisation des politiques publiques en matière de financement des associations fait qu'on nivelle par le bas.
Aujourd'hui, les financements ne nous permettent plus de vivre, d'être une plate-forme d'intégration et de lutte contre les violences, les défauts d'émancipation faits aux femmes. Pourquoi ? Mme Fadela Amara nous dit : « Allez au bas des tours, ce sont les petites associations du bas des tours... » Sauf que, lorsqu'une femme est violentée, menacée, au bas d'une tour, on lui fait prendre encore beaucoup plus de risques. Ce n'est certainement pas les associations de bas de tours qui peuvent traiter de ce type de problème.
J'ajouterai qu'en ce qui concerne les turques, au bas des tours, il n'y a que des mosquées. Donc, je ne sais pas si on va pouvoir vraiment résoudre ce problème. En tout cas, notre association ferme ses portes. Nous enverrons à d'autres personnes... Nous avons des collègues pour cela. Un jour peut-être, il y aura un petit bourgeon créé par d'autres personnes de l'association.
Je note qu'au lieu d'aller en s'améliorant, le soutien aux associations va plutôt en dépérissant parce que la logique des marchés publics, la logique de la territorialisation fait qu'il faut aller « quémander des cacahuètes » un peu partout. C'est invivable pour des gens qui travaillent à raison de douze à quatorze heures par jour. Personnellement, je l'ai toujours dit. Je l'ai dit aux ministres compétents. J'ai toujours lutté dans ma vie pour élever les personnes vers le haut. Ce n'est pas maintenant qu'on commencera à me faire baisser les bras. (Applaudissements)
M. Yannick Bodin, vice-président
Je pense que les applaudissements sont une forme d'engagement à votre égard et à l'égard de l'association que vous défendez, et que chacun saura prendre des initiatives et ses responsabilités à l'endroit où il se trouve. Ceci étant dit, j'ai une toute petite divergence avec ce que vous avez dit tout à l'heure, lorsque vous parliez des lycées de Montfermeil et Henri IV. Je pense que si vous voulez qu'on en parle au lycée de Montfermeil, il faudrait peut-être déjà commencer par en parler au lycée Henri IV.
Mme Gaye Petek
Nous disons la même chose. J'ai simplement voulu dire que l'Éducation nationale nous rétorquait qu'on ne peut pas parler de ces questions, parce qu'on est en train de rompre l'égalité des enseignements. J'ai répondu : « Si ce sujet intéresse hautement les élèves à Montfermeil, il intéresse aussi les élèves à Henri IV parce que cela leur donne un savoir sur ce qui se passe dans le monde » .
M. Yannick Bodin, vice-président
Nous sommes donc tout à fait d'accord. Mme Khadija Azougach est juriste, anthropologue et elle est militante au Mouvement français pour le planning familial. Vous avez la parole.
Mme Khadija Azougach, juriste et anthropologue, militante au Mouvement français pour le planning familial
En apprenant qu'ELELE, l'un des acteurs essentiels contre les mariages forcés et les crimes d'honneur va mettre un terme à son activité, on se dit qu'il va nous manquer des partenaires. On espère qu'on va en trouver d'autres.
Tout d'abord, je tenais à remercier les organisateurs de cette journée, notamment la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et des femmes, qui a su faire sortir la question des crimes d'honneur et des mariages forcés de leur marginalité, du regard un peu extérieur en essayant aujourd'hui de sensibiliser, d'ouvrir un petit peu le débat par une approche globale de la question. Pour moi, pour le Planning familial, notamment, cette question est fortement imbriquée avec toutes les formes de violence : mariages forcés, crimes d'honneur sont liés. L'un peut être lié avec l'autre. Tous les mariages forcés n'aboutissent pas à des crimes d'honneur, mais on y arrive souvent.
Dans mon intitulé, je parle de « crimes honteux », parce qu'il était essentiel pour moi d'emprunter ce terme à Kofi Annan. Il l'avait utilisé en 2002. Tout crime est honteux et on ne devrait pas justifier un crime, soit parce qu'il est passionnel, soit parce qu'il est commis au nom d'un honneur. Ce crime d'honneur est une notion complexe, qu'on attribue souvent à des religions, des pratiques.
Il est pour le Planning familial l'une des pires expressions des rapports de genre, où le comportement d'une femme peut être sanctionné au nom d'un honneur familial, pas simplement, mais aussi d'une communauté d'appartenance, d'un territoire. Je l'évoquerai un peu plus amplement par la suite, en parlant de certains territoires en France. Il est essentiel de recentrer aussi le débat sur notre territoire, car c'est une réalité dans notre société, et pas simplement en regardant ce qui se passe au Moyen-Orient par exemple.
On attribue souvent les crimes d'honneur à des pratiques barbares venant d'ailleurs. Je l'ai entendu encore récemment à l'Assemblée nationale lors du vote d'un texte sur les violences, ce qui m'a un peu fait froid dans le dos. C'était le moment pourtant pour ne pas essayer de trouver toujours un de ces justificatifs à une violence donnée. On n'a pas parlé des crimes d'honneur dans cette loi. Il faut dire qu'on se félicitait déjà qu'il y ait cette loi, mais ces crimes d'honneur, pour le Planning familial, méritent d'être traités comme tout crime.
Le plan-cadre des Nations unies pour l'aide au développement (PNUAD) a donné un chiffre de 5 000 morts par an, 5 000 crimes d'honneur par an dans le monde. Toutefois, c'est un peu réducteur, puisque les crimes d'honneur ne se réduisent pas simplement aux meurtres dont on parlait tout à l'heure. Il y a également des actes de torture et de barbarie, beaucoup de jeunes filles sont défigurées. En France, on a beaucoup d'immolations. C'est un phénomène de plus en plus important. On a des séquestrations, des viols, même des viols collectifs. C'est un crime très complexe. Pour revenir sur la question de la réduction, on assimile souvent, j'ai pu l'entendre aujourd'hui... On a beaucoup parlé des sociétés musulmanes, mais si vous recentrez un peu le débat en France, c'est que c'est bien une pratique patriarcale.
En France, jusqu'en 1791, dans notre code pénal, nous avions cette incrimination. On parlait de crimes d'honneur. Je ne pense pas qu'il y avait à cette époque des personnes issues de ces confessions. Cela reflétait bien une réalité que le droit voulait sanctionner. Par la suite, ils ont vite laissé place aux crimes passionnels. Ceci a montré, même s'il y a eu quelques évolutions, que les mentalités n'ont pas évolué aussi facilement. Dans les faits, cela s'est constaté aussi par les jurisprudences. Il y a beaucoup de circonstances atténuantes accordées à des personnes. Bien que notre droit ne reconnaisse plus de circonstances atténuantes pour les auteurs de ces crimes, les jurés dans les procès d'assises, au nom d'argumentations fondées sur la passion, l'émotion, l'honneur, une tradition qu'on ne comprend pas, parce qu'il y a beaucoup de relativisme culturel, en arrivent à des circonstances atténuantes. Donc un amoindrissement de la peine. On dénature parfois l'acte en délit, et non pas en crime.
La question des crimes d'honneur se retrouve dans toutes les sociétés. En Syrie, cela touche tout autant les chrétiens que les musulmans. Au Brésil, une cour d'appel, pour acquitter l'auteur d'un crime d'honneur, s'était fondée sur une loi coloniale portugaise et a acquitté la personne qui se croyait être dans son droit en agissant ainsi.
Ce chiffre de 5 000 cas n'est pas révélateur, même si l'on n'a pas besoin de chiffres pour lutter contre les crimes d'honneur ou les mariages forcés. Il est essentiel de faire remonter la dure réalité qui se passe dans notre société. Pour faire remonter ces chiffres, il est essentiel de sensibiliser les forces de l'ordre qui sont là, en principe, pour accueillir les plaintes, mais aussi travailler avec les personnes. Il y a encore beaucoup de tabous, de peurs. Ces crimes sont souvent déguisés, il faut donc que le personnel judiciaire soit formé sur ces questions, car souvent ces crimes sont déguisés en suicides, en accidents de cuisine. Une jeune fille est immolée : elle s'est simplement brûlée dans la cuisine, alors qu'on la défigure pour éviter qu'elle ne se marie avec celui qu'elle a choisi par exemple.
J'essaie de les mettre en parallèle, car c'est souvent l'honneur de l'homme. J'ai pu rencontrer des situations où un jeune homme qui s'est senti bafoué lorsque sa femme a voulu divorcer, a été voir les autres membres de sa communauté. Ils nous ont attendus en descendant du cabinet d'avocats où elle était allée demander le divorce. Il a tiré sur elle avec tous les autres. On voit bien cette confusion.
Il est essentiel de distinguer le crime d'honneur des autres crimes. Le crime d'honneur, lui, sanctionne la jeune fille qui a enfreint une sorte de code de bonne conduite. C'est de l'ordre de l'implicite. Si on n'adhère pas à ce code, on connaît la sanction. En enfreignant ce code de bonne conduite, la jeune fille est sanctionnée mais, en plus de cela on essaie de menacer le reste des jeunes femmes, c'est-à-dire que celle-ci servira d'exemple pour ne plus enfreindre le code et intégrer ainsi une sorte de rapport de sexe. La femme doit se soumettre à des diktats masculins.
Je tenais à préciser certaines situations de crimes d'honneur dans nos territoires, des territoires qu'on dit souvent sensibles, où il y a un cumul de handicaps. On parle d'insécurité, mais c'est souvent aussi la pauvreté, l'exclusion. Dans ces quartiers où il y a de l'échec scolaire, de l'échec professionnel, le seul point d'attache est la virilité, l'honneur. Par ce point d'attache, certains se sentent légitimés pour créer leur propre code de conduite. Là ce n'est pas au nom d'une famille, mais au nom d'un territoire, d'un quartier. Les jeunes femmes doivent s'y conformer. Si elles ne s'y conforment pas, elles sont sanctionnées. On a eu encore récemment des cas de jeunes filles qui ont été soit violées collectivement, soit immolées parce qu'une simple mauvaise réputation peut conduire à de tels actes, au nom de l'honneur d'un territoire.
Les jeunes filles ne sont pas toujours solidaires entre elles. Celles qui se résignent ne comprennent pas celles qui se battent contre ce type de crime d'honneur, contre cette domination par le genre. Certaines vont même porter la burqa pour leur propre sécurité - c'est dans le débat actuel - puisqu'on leur dit : « Soit on te viole, soit tu sais ce qui va t'arriver » . Dans les lycées, même dans les cours d'école, très tôt, au primaire, on entend de plus en plus d'insultes sexuelles. Cela se banalise de plus en plus. On dit à la jeune fille : « Tu sais très bien que si tu ne te comportes pas bien, voilà ce qui peut t'arriver » . Dans les cours de primaire, c'est pour rigoler, mais par la suite cela se banalise, et les jeunes filles intègrent cela sans essayer de démonter ce type de raisonnement.
Il est important pour le Planning familial de travailler sur les violences sexistes, parce que c'est un préalable. Il faut les sensibiliser très tôt dans les cours d'école, au plus jeune âge. Par ailleurs, je tenais à apporter des éclaircissements sur quelques petites failles dans notre droit français. J'aurai deux points. Le premier est le droit d'asile. On a souvent eu des situations de jeunes femmes. Tout à l'heure, on a parlé du Congo, mais il existe encore beaucoup d'autres pays où l'asile est demandé sur la question du genre, notamment pour les victimes de crimes d'honneur.
Dans la convention de Genève, on ne parle pas de ce motif. On cite la nationalité, beaucoup de motifs, mais la question du genre n'y figure pas. On parle de groupe social, ce qui est une notion floue. Ceci a permis - nous nous en félicitons au Planning familial -, en 2004, de donner l'asile à une jeune femme qui risquait un crime d'honneur. C'était déjà une jeune femme victime d'un mariage forcé dans son pays. Elle est venue trouver refuge en France. Elle risquait l'expulsion. On lui a fait un rapport avec l'aide des ONG du pays d'origine.
Ce rapport lui a permis d'obtenir son statut en France. C'est encore une appréciation au cas par cas, et cette notion est encore floue, même si la Commission européenne en 2001 a donné quelques recommandations pour que même l'orientation sexuelle soit prise en compte. Aujourd'hui, je n'en parle pas, puisque c'est la Journée de la Femme, mais les hommes homosexuels sont également victimes de ces crimes d'honneur, parce qu'ils ne correspondent pas à un comportement qui est codé.
L'autre faille dans notre système est la question du regroupement familial. Là, la jeune fille est dans la régularité, en principe cela ne devrait donc pas poser de problèmes, mais on a des situations, comme notamment la décision de la cour d'appel de Douai de décembre 2007. Elle a ordonné à la jeune femme de regagner son pays d'origine où elle risquait le crime d'honneur, alors qu'il y avait toutes les preuves à sa portée, en raison des formalités dans notre réglementation pour le regroupement familial. Il faut préciser que pour un regroupement familial, lorsque la jeune femme revient, elle est obligée de repartir dans son pays d'origine avant de terminer les formalités. Cette jeune fille avait eu un enfant hors mariage. Elle a donc reçu beaucoup de menaces et on ne sait pas ce qu'elle est devenue depuis.
Pour terminer, je tenais à préciser que je me félicitais des avancées du droit international. On a pu entendre tout à l'heure les résolutions du Conseil de l'Europe de 2009, mais aussi celles des Nations unies en 2004, qui ont fait sortir ce débat de la marginalité. Jusqu'à maintenant, lorsqu'on en parlait c'était pour les pays dits à risques : le Moyen-Orient, les pays du Maghreb. Toutefois, on tente de sensibiliser. On recommande notamment aux États membres d'entreprendre un plan global de lutte contre les mariages forcés, c'est-à-dire qu'il ne faut pas simplement travailler dans l'urgence, mais entre partenaires pour essayer d'allier la prévention.
Les recommandations du Conseil de l'Europe insistent sur la question de la prévention, notamment en droit sexuel et reproductif, la liberté de tout un chacun quant à sa dignité, à son corps dans les cours d'école, au plus tôt. Elles insistent aussi sur la formation des travailleurs sociaux, des magistrats, des policiers, afin de nous permettre de travailler en partenariat et de lutter au mieux contre ce fléau.
On a parlé d'ELELE qui allait fermer. Ces recommandations insistent pour le soutien des ONG qui travaillent sur ces questions : soutien matériel et financier de ces ONG qui font tout un travail de terrain et qui travaillent souvent avec les pays d'origine, ce qui est essentiel. Sans ces ONG, on n'aurait pas parlé aujourd'hui de ces questions. On n'aurait pas levé le voile sur de tels crimes. Nous espérerons qu'ELELE restera auprès de nous à lutter contre les mariages forcés.
M. Yannick Bodin, vice-président
Plusieurs d'entre vous ont fait référence à la nécessité de travailler avec le ministère de la Justice, avec les magistrats.
Mme Khadija Azougach
J'ai oublié un tout petit point.
M. Yannick Bodin, vice-président
Si c'est tout petit et si c'est très important, il n'y a pas de problème.
Mme Khadija Azougach
Je voulais simplement terminer sur la recommandation du Conseil de l'Europe qui nous parle d'incrimination. Au Planning familial, nous sommes contre les délits spécifiques, dès lors qu'on a un arsenal juridique complet. Notre code pénal est parfait en matière de viols, d'actes de torture et de barbarie. Toutefois, il y a quelques petites lacunes en matière d'aggravation de peine, puisqu'il n'y a rien de prévu pour les collatéraux. Or, on a bien vu que ce sont souvent les frères mineurs ou les cousins qui sont les auteurs de ces crimes. Rien n'est prévu non plus pour les crimes commis sur les descendants, les victimes étant souvent les filles. Dans le code pénal, jusqu'à maintenant, les aggravations de peines ne sont prévues que pour les actes commis à l'encontre des ascendants, un père, une grand-mère. Pour prendre en compte cette réalité, notre code pénal devrait évoluer sur cette notion.
M. Yannick Bodin, vice-président
Je donne la parole à Mme Nathalie Bécache, qui est magistrate du ministère de la Justice à la Direction des affaires criminelles et des grâces.