F. SIX PRÉCONISATIONS INTÉRESSANT LA SÉCURITÉ DE LA FRANCE ET DE L'EUROPE
1. Le maintien de la dissuasion nucléaire française calibrée à une posture de « stricte suffisance » conserve toute sa pertinence.
La France détient un peu plus de 1 % du stock total des têtes nucléaires existantes dans le monde. Si on devait ne prendre en compte que les armes nucléaires stratégiques opérationnellement déployées ou actives (4 700 têtes pour les Etats-Unis, 4 100 pour la Russie, soit 8 800 pour les deux principales puissances nucléaires), il apparaît qu'avec un sous-marin nucléaire lanceur d'engins en permanence à la mer et quelques dizaines d'ASMP/A, la France ne déploie opérationnellement qu'une petite centaine d'armes nucléaires .
Il convient de comparer seulement ce qui est comparable, soit les armes en stocks, soit les armes opérationnellement déployées.
2. Il est exclu, au stade actuel du processus de désarmement nucléaire, que notre dissuasion puisse être prise en compte dans une négociation multilatérale.
En effet, la dissuasion nucléaire française ne repose plus que sur deux composantes, sous-marine et aérienne. Or, il est impossible de renoncer au principe du maintien d'un sous-marin lanceur d'engins en permanence à la mer. Le maintien de 4 SNLE représente un seuil incompressible compte tenu des relèves et des immobilisations dues aux réparations et à la maintenance. Ayant renoncé à la composante terrestre de sa dissuasion et donc au principe de la « triade » maintenu tant par les Etats-Unis que par la Russie, la France vient de réduire à deux escadrons sa composante aérienne à quoi s'ajoute la flottille embarquée sur le porte-avions. Or, la composante aéroportée est indispensable à la souplesse et à l'efficacité de la dissuasion, dès lors que la France entend l'assurer seule. Les deux composantes, également stratégiques, sont complémentaires : la composante sous-marine offre l'avantage de l'invulnérabilité. La composante aéroportée offre l'avantage de la précision. Le groupe aéronaval permet des frappes aériennes à longue distance. En cas d'indisponibilité du porte-avions, il faudrait obtenir des facilités de déploiement pour notre aviation, soit par ravitailleurs en vol, soit par bases terrestres alliées.
Il faut donc affirmer que la France ne peut pas descendre en dessous du niveau actuel sans compromettre la crédibilité de sa dissuasion nucléaire indépendante. Sa situation ne se compare pas à celle du Royaume-Uni qui, dans le cadre de sa relation spéciale avec les Etats-Unis, embarque sur ses sous-marins des vecteurs américains (missiles Trident D-5 ), bénéficie de la dissuasion élargie de l'USAF, et planifie ses frappes dans le cadre du Groupe des plans nucléaires de l'OTAN. La France a pris par elle-même toutes les décisions en matière de désarmement nucléaire permises dans le cadre du maintien de sa sécurité. Le concept de « stricte suffisance », au fondement de la dissuasion nucléaire française, procède non d'une comparaison avec la taille des arsenaux russe et américain, mais d'une évaluation intrinsèque.
La stricte suffisance exclut que la force nucléaire stratégique française puisse être prise en compte dans le processus d'une négociation multilatérale.
3. La dissuasion nucléaire française est une dissuasion indépendante et « tous azimuts ». Elle ne peut être mise en oeuvre que s'il était porté atteinte aux « intérêts vitaux » de la France. Elle contribue à la « dissuasion globale de l'Alliance », mais elle permet aussi de faire face à des menaces nouvelles liées à la nouvelle donne géostratégique et à l'apparition de puissances potentiellement proliférantes. Elle est la garantie ultime de l'indépendance de la France. Elle lui permet de ne pas être entraînée dans une guerre qui ne serait pas la sienne.
La France doit maintenir une posture de dissuasion indépendante et se tenir en dehors du Groupe des plans nucléaires de l'OTAN.
4. Nous ne sommes plus à l'époque de la guerre froide, même si la Russie conserve un nombre excessif d'armes nucléaires notamment « tactiques ». Les armes de l'OTAN jouent un rôle objectivement stabilisateur qui permet aussi de répondre au « ressenti » de sécurité des pays voisins de la Russie. Il s'agit donc d'« armes politiques » dont la fonction est de garantir la paix, vocation qui n'est nullement contradictoire avec l'approfondissement d'un partenariat stratégique entre l'Union européenne et la Russie. La France, en la matière, ne peut exercer un rôle prescriptif mais seulement « pédagogique ».
La France, à l'occasion du débat sur le concept stratégique de l'OTAN, doit sensibiliser ses alliés à l'intérêt de maintenir un principe de dissuasion en Europe tant que ses voisins n'ont pas renoncé à leurs armements nucléaires et ne pas réclamer « une Europe sans armes nucléaires » (ce qui créerait un vide stratégique étant donné que la Russie, puissance eurasiatique, maintient un arsenal nucléaire important, tout comme les Etats-Unis, et que le Moyen-Orient n'est pas une zone dénucléarisée).
5. La France doit avoir le courage de maintenir sa posture de défense et ne pas donner sans restriction des « garanties de sécurité » qui affaibliraient sa dissuasion.
La France ne saurait renoncer à l'ambigüité calculée de sa posture nucléaire, en donnant sans restriction des garanties négatives de sécurité (vis-à-vis des Etats non dotés qui ne seraient pas en règle avec le TNP ou développeraient des armes de destruction massive) ou plus encore des engagements de « non usage en premier » qui pourraient ouvrir la voie à des guerres conventionnelles. Bien évidemment l'arme nucléaire ne saurait être utilisée par la France que si son existence même était en jeu mais sa vertu dissuasive implique que la notion d'intérêt vital ne soit pas davantage précisée. La dissuasion nucléaire française est un élément de stabilité pour l'Europe tout entière au service de la paix.
6. Il ne faut pas se dissimuler l'écart des perceptions françaises et allemandes sur la question du nucléaire aussi bien civil que militaire. Les Français doutent qu'on puisse jamais « désinventer » l'arme nucléaire. Ils font volontiers leur l'adage : « Quand l'arme nucléaire sera hors la loi, seuls les hors-la-loi auront l'arme nucléaire ». Les Allemands, qui ont dû renoncer par traité aux armes nucléaires, biologiques et chimiques, sont sensibles à l'idée d'une Europe « sans armes nucléaires ». Ils n'ont jamais souhaité approfondir la question d'une « dissuasion nucléaire élargie » quand la France le leur a proposé. Ce faisant, ils limitent, dans les faits, la perspective d'une défense européenne à une défense purement conventionnelle. Or, tant que les armes nucléaires subsisteront, elles seront des armes de dernier recours et aucune stratégie ne pourra faire l'impasse sur leur existence. La sécurité européenne restera ainsi tributaire des deux grandes puissances nucléaires extra-européennes. Le fait que l'Union européenne continue à s'en remettre, en dernier ressort, aux Etats-Unis du soin d'assurer sa défense en cas de conflit majeur, limite objectivement sa prétention à exister en tant que pôle réellement indépendant dans le monde dit « multipolaire » de demain. La question de savoir si la dépendance de l'Europe par rapport à la dissuasion américaine répondrait toujours à l'intérêt de l'Europe est une question taboue.
Cette situation pose la question de savoir si la dissuasion nucléaire française peut un jour se substituer (en liaison avec la dissuasion britannique) à la dissuasion nucléaire américaine. La réponse est, dans l'état actuel des choses, clairement négative.
La dissuasion française est aussi bien calibrée à un niveau de stricte suffisance.
Surtout nos alliés, à commencer par le principal d'entre eux, l'Allemagne, ne nous le demandent pas.
L'idée d'une dissuasion commune franco-britannique ne répond, à l'heure qu'il est, à aucune réalité. Le scénario, évoqué par M. Bruno Tertrais, du remplacement des armes nucléaires américaines emportées par l'aviation de quatre pays de l'Union européenne par des armes françaises afin de « matérialiser l'existence de la communauté des intérêts vitaux des pays de l'Union 79 ( * ) » parait inenvisageable aujourd'hui alors que ces pays font plus que s'interroger sur la pérennité du dispositif existant dans le cadre de l'OTAN.
La dissuasion française indépendante doit rester une dissuasion nationale même si elle contribue à la dissuasion globale de l'Alliance. Seul un changement géostratégique majeur aujourd'hui inenvisageable (retrait de la garantie américaine aux alliés européens) pourrait conduire à modifier la vocation de cette dissuasion.
Garantir la sécurité de la France et le maintien d'un équilibre pacifique sur le continent européen. ? Ayant démantelé ses sites d'essais nucléaires et ses usines de production de matières fissiles militaires, réduit de moitié le nombre de ses armes nucléaires et annoncé de manière transparente le niveau actuel de ses forces nucléaires, la France a réalisé un effort sans équivalent parmi les cinq Etats dotés d'armes nucléaires pour remplir les obligations qui lui incombent en vertu de l'article VI du TNP. ? À la veille de l'ouverture de la Conférence d'examen du TNP, la France n'a donc aucune raison d'adopter une attitude frileuse. Elle doit privilégier une approche pragmatique et constructive, afin de rechercher des avancées dans les trois domaines qui constituent les piliers du TNP : la non-prolifération, l'accès aux usages pacifiques de l'atome et le désarmement. Cette approche pratique doit prendre en compte l'ensemble des paramètres stratégiques et mettre l'accent sur les conditions qui permettraient le désarmement nucléaire, dans la perspective d'un monde plus sûr. ? La réduction des arsenaux américain et russe jusqu'à un niveau de quelques centaines d'armes nucléaires, y compris les armes en réserve et les armes « tactiques », la ratification du TICE par les Etats-Unis et tous les autres Etats qui n'y ont pas procédé, l'ouverture rapide et sans condition de la négociation d'un traité d'interdiction de la production de matières fissiles à usage militaire, l'universalisation du protocole additionnel aux accords de garanties de l'AIEA constituent les principales conditions à réunir pour aller vers le désarmement nucléaire. La France pourrait également demander lors de la Conférence d'examen que soient liées les questions relatives à la prolifération balistique, au désarmement nucléaire et la mise en place des défenses antimissiles balistiques. ? Dimensionnées selon le principe de stricte suffisance, qui a conduit à des réductions unilatérales successives, les forces nucléaires françaises ne peuvent être prises en compte, à ce stade, dans aucun processus de négociation multilatérale de désarmement nucléaire. ? Pour cette raison même, la France doit maintenir une posture de dissuasion indépendante et se tenir en dehors du Groupe des plans nucléaires de l'OTAN, même si sa dissuasion contribue à la dissuasion globale de l'Alliance. La dissuasion française est un élément de stabilité. Elle garantit notre autonomie de décision. Elle est au service de la paix. Seul un changement géostratégique majeur aujourd'hui inenvisageable, tel que le retrait de la garantie des Etats-Unis à leurs alliés européens, pourrait conduire à modifier la vocation nationale de notre dissuasion. ? La France ne saurait renoncer à l'ambigüité calculée de sa posture nucléaire, en donnant sans restriction des garanties négatives de sécurité (vis-à-vis des pays non nucléaires) ou plus encore des engagements généralisés de « non usage en premier » qui pourraient ouvrir la voie à des guerres conventionnelles. Bien évidemment, l'arme nucléaire ne saurait être utilisée par la France, puissance pacifique qui ne menace personne, que si son existence même était en jeu, mais sa vertu dissuasive implique que la notion d'intérêt vital ne soit pas davantage précisée. ? À l'occasion du débat sur le concept stratégique de l'OTAN, la France doit sensibiliser ses alliés à l'intérêt de maintenir un principe de dissuasion nucléaire en Europe tant que ses voisins n'ont pas renoncé à leurs armements nucléaires. Une « Europe sans armes nucléaires » créerait un vide stratégique étant donné que la Russie, puissance eurasiatique, conserve un arsenal très important, tout comme les Etats-Unis, et que le Moyen-Orient n'est pas une zone dénucléarisée. Par ailleurs, la France devrait s'efforcer de convaincre ses partenaires européens de l'OTAN de ne pas « lâcher la proie pour l'ombre » en abandonnant le principe de la dissuasion nucléaire au profit d'une protection aléatoire du territoire européen par un système de défense antimissile balistique. |
* 79 Bruno Tertrais - La France et la dissuasion nucléaire - La Documentation française, juillet 2007, p. 149. L'auteur juge lui-même ce scénario « improbable ».