4. Défense antimissile et dissuasion : complémentarité ou contradiction ?
Le développement de la défense antimissile « du territoire » sera sans doute proposé aux Européens à l'occasion d'un sommet de l'OTAN. Le prochain se tiendra à Lisbonne fin 2010-début 2011.
Le développement d'un tel système basé sur des senseurs d'alerte avancée (radars à très longue portée et satellites) et sur des systèmes d'interception « multicouches » (selon l'altitude) dans la phase de lancement ( boost - phase ), dans l'espace ( mid course ), ou dans la phase d'approche ( terminal ), est présenté comme complémentaire de la dissuasion : la possession d'un glaive n'a jamais empêché, en effet, les combattants de se prémunir du glaive adverse par une armure ou un bouclier.
Mais le bouclier ne protège pas de tous les coups. Et surtout, du point de vue européen, il s'agit de savoir à qui appartiennent le bouclier et surtout le glaive dont on prétend se passer. Dans les faits, la défense antimissile balistique étendue à l'Europe remet inévitablement en cause le principe de la dissuasion du point de vue européen et surtout français : par son caractère aléatoire d'abord ; par son coût ensuite (les Etats-Unis consacrent à la défense antimissile environ 8 à 10 milliards de dollars par an) ; par son principe même (elle implique par nature un manque de confiance dans la capacité de la dissuasion ... à dissuader) ; et par l'inévitable intégration qu'elle implique, entraînant une perte d'autonomie stratégique pour les pays ainsi « protégés », la mise en oeuvre d'un tel système ne pouvant procéder, en raison des délais d'alerte, que d'une décision américaine. Les Etats-Unis font de la défense antimissile un instrument de leur suprématie technologique et stratégique. Il est d'ailleurs probable qu'ils proposeront d'intégrer le système de l'OTAN et le leur propre, au motif d'éviter les « doublons ».
Au plan technologique, la France, le Royaume-Uni et l'Italie ne maîtrisent que quelques compartiments du système à l'intérieur de l'atmosphère (endo-atmosphère bas - jusqu'à 20 km d'altitude). Ni le développement d'une défense antimissile balistique, ni la participation à un système « OTAN » ne sont prévus par l'actuelle loi de programmation militaire. Celle-ci n'envisage qu'à l'horizon 2020, les radars, satellites et intercepteurs qui correspondraient à une défense « de théâtre », c'est-à-dire à la protection d'une zone géographique limitée, l'objectif essentiel étant de protéger nos forces projetées ou quelques sites sensibles. Ces objectifs à terme, limités à l'interception dans le « haut endo-atmosphérique » (jusqu'à 70 km), en vue d'une défense de théâtre, ne sont pas en eux-mêmes antithétiques au principe de la dissuasion comme pierre angulaire de notre système de défense.
Les arguments employés par les partisans d'une défense antimissile intégrée au système de l'OTAN dans les prochaines années ne résistent cependant guère à l'analyse : compte tenu du contexte budgétaire prévisible, la France n'aura les moyens de financer à moyen voire à long terme qu'une défense de théâtre. A vouloir accélérer la programmation des équipements nécessaires pour pouvoir participer à la défense antimissile balistique de l'OTAN, la France ne pourrait que hâter son intégration à un système encore aléatoire, s'agissant notamment des interceptions exo-atmosphériques, et dont la clé restera, par la force des choses, américaine. Le seul souci raisonnable est celui du maintien de la veille technologique de nos laboratoires.
Les financements annoncés par une étude menée par trois députés, MM. Guilloteau, Hillmeyer et Le Bris 74 ( * ) , soit 2,5 milliards d'euros sur dix ans, paraissent quelque peu sous-évalués en comparaison de l'effort américain qui remonte à près de vingt-cinq ans (de 8 à 10 milliards de dollars par an). Surtout, ils entreraient inévitablement en concurrence avec les moyens budgétaires consacrés à la dissuasion nucléaire (environ 3 milliards d'euros par an). Enfin, on ne voit pas en quoi cette défense antimissile balistique intégrée dans l'OTAN serait « complémentaire de la dissuasion nationale ». S'il s'avérait que certains tirs balistiques ne relèvent pas d'une riposte nucléaire, comme l'argumentent les auteurs du rapport, la France disposerait aussi des moyens d'une réponse conventionnelle adaptée ... Une telle défense antimissile balistique a l'inconvénient de figer la défense dans une posture d'attente de type « ligne Maginot ». Elle serait à coup sûr « déresponsabilisante ».
L'argument du plan de charges de nos entreprises spécialisées dans les missiles et l'électronique de défense ne peut être qu'un argument second. Le besoin opérationnel vient, à l'évidence, en premier. La France n'a pas les moyens de rivaliser avec les Etats-Unis dans la défense antimissile balistique couvrant la totalité d'un territoire. Sans doute peut-elle acquérir avec ses partenaires de l'Agence spatiale européenne une capacité de surveillance de l'espace et, à terme, se doter d'une capacité de détection et d'alerte avancée et développer une composante de théâtre mobile, à partir des systèmes antimissiles existants, SAMP/T utilisant le missile Aster, ce dernier étant développé en coopération avec le Royaume-Uni et l'Italie, et pouvant être étendu, si elle le souhaite, à l'Allemagne. Un tel objectif de protection de nos forces à l'étranger et de quelques points sensibles sur le territoire, complèterait seul utilement la dissuasion en couvrant toutes les menaces aériennes (avions, missiles, drones, etc.) sans prétendre les arrêter toutes. Le raisonnement vaut a priori pour un bouclier spatial qui vise un objectif plus ambitieux : la couverture intégrale du territoire. Le bouclier, pour utile qu'il soit, n'a jamais été une garantie absolue contre le glaive. Dans l'histoire des doctrines, le glaive au contraire, a toujours eu raison du bouclier.
Le besoin opérationnel, la contrainte budgétaire et le souci du maintien de notre autonomie stratégique sont trois arguments qui militent pour une approche prudente, méthodique et progressive en matière de défense antimissile.
* 74 Etude sur la Défense antimissiles balistique réalisée par les cercles interparlementaires d'études « air-espace » et « naval » de défense.