4. Les Etats nucléaires doivent-ils prendre des engagements sur le rôle et les circonstances d'emploi de l'arme nucléaire ?
Dans quelle mesure l'action en faveur du désarmement implique-t-elle, de la part des Etats nucléaires, des engagements nouveaux, voire des contraintes juridiques, portant non pas sur la possession, mais sur les conditions d'emploi des armes nucléaires ?
Cette question est régulièrement soulevée dans les enceintes internationales par certains Etats non dotés d'armes nucléaires, ou par des organisations non gouvernementales, bien qu'elle ne paraisse pas véritablement centrale. En effet, pour tous les Etats détenteurs, l'arme nucléaire est avant tout une arme de dissuasion, conçue pour ne pas être utilisée, même si les arsenaux nucléaires existants ne répondent pas tous, loin de là, à l'objectif de « stricte suffisance ».
La France, par exemple, rappelle régulièrement que sa doctrine exclut que les armes nucléaires puissent être considérées comme des armes de bataille au service d'une stratégie militaire. La Russie a infléchi sa doctrine en ce sens, même si elle estimait encore récemment que ses armes nucléaires pourraient lui permettre de couper court à une agression conventionnelle.
Le débat pourrait néanmoins réapparaître lors de la conférence d'examen du TNP, sous deux angles différents : les assurances de sécurité données par les Etats dotés aux Etats non dotés et, de manière plus générale, la question des circonstances dans lesquelles pourrait être employée l'arme nucléaire.
Dès leur adhésion au TNP, les Etats non dotés d'armes nucléaires ont jugé légitime d'obtenir, en contrepartie de leur renonciation à l'arme nucléaire, des mesures visant à garantir leur sécurité contre le recours ou la menace de recours à ces armes.
Le Conseil de sécurité des Nations unies a reconnu la légitimité de cette préoccupation dans la résolution 255 du 19 juin 1968, mais c'est véritablement la résolution 984 du 11 avril 1995 qui formalise les assurances de sécurité données par les cinq Etats dotés aux Etats non dotés parties au TNP.
La résolution 984 prend acte des déclarations formulées, en des termes pratiquement identiques, par les cinq puissances nucléaires reconnues.
Elle apporte aux Etats non dotés des assurances « positives » de sécurité , sous la forme d'un engagement du Conseil de sécurité, et en premier lieu des cinq membres permanents dotés de l'arme nucléaire, de réagir à un acte d'agression ou une menace d'agression impliquant l'emploi d'armes nucléaires contre un Etat non doté.
Elle entérine également les assurances « négatives » de sécurité données par les cinq Etats dotés aux Etats non dotés. Aux termes de ces assurances, les Etats dotés s'engagent à ne pas utiliser d'armes nucléaires contre les Etats non dotés parties au TNP, sauf dans le cas d'une attaque contre eux-mêmes ou un de leurs alliés, menée ou soutenue par un tel Etat en alliance avec une puissance nucléaire.
Au-delà de la résolution 984, certains Etats dotés ont également donné des assurances de sécurité aux Etats membres des zones exemptes d'armes nucléaires, dans le cadre de protocoles aux traités instituant ces zones. C'est le cas de la France, qui considère le cadre régional comme particulièrement approprié pour répondre aux préoccupations de sécurité des Etats non dotés et qui a ainsi donné sa garantie à plus d'une centaine d'Etats.
Ces assurances négatives de sécurité ne peuvent toutefois être interprétées comme une garantie absolue, pour les Etats non dotés, de ne pas voir jouer à leur encontre la menace d'utilisation de l'arme nucléaire. Outre le cas explicitement mentionné où un tel Etat s'engagerait dans un conflit sous la couverture d'une autre puissance nucléaire, la résolution 984 rappelle également le droit de légitime défense reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations unies.
Les cinq Etats dotés ont été amenés à préciser l'interprétation qu'ils donnaient aux assurances négatives de sécurité, considérant que la dissuasion nucléaire devait pouvoir jouer lorsque leurs intérêts essentiels étaient menacés, y compris par un Etat non doté.
La question des hypothèses d'emploi de l'arme nucléaire ne se pose pas seulement à l'égard des Etats non dotés, mais également à l'égard des Etats nucléaires, parties ou non au TNP. La préoccupation n'est plus ici de rassurer les Etats non dotés, mais de lier les Etats nucléaires par des engagements destinés à limiter le risque de conflit nucléaire, notamment l'engagement de « non-emploi en premier » (« no first use »). Une autre formulation de cet engagement serait d'indiquer que les armes nucléaires ont pour seul objet (« sole purpose ») de dissuader l'emploi d'armes nucléaires.
A l'heure actuelle, seules la Chine et l'Inde déclarent officiellement qu'elles n'utiliseraient leurs armes nucléaires qu'en réponse à une agression nucléaire. Encore l'Inde a-t-elle nuancé sa position en 2003, en indiquant que ses capacités nucléaires seraient mises en oeuvre en réponse à une attaque chimique ou biologique.
L'Union soviétique avait effectué une telle déclaration de « no first use » en 1982, mais la Russie est revenue sur cet aspect de sa doctrine dès 1993. L'abandon de l'engagement de non-emploi en premier a été confirmé dans la doctrine militaire russe de 2000, réitérée le 5 février 2010, au cas où l'existence même de la Russie serait mise en cause.
La valeur d'engagements de non-emploi en premier, ou de déclarations selon lesquelles le nucléaire ne dissuade que le nucléaire, suscite un extrême scepticisme .
La déclaration russe de 1982 s'inscrivait avant tout dans une opération de propagande politique et n'avait en rien modifié la planification nucléaire soviétique, qui envisageait l'emploi de l'arme nucléaire sur le champ de bataille, en dehors même de toute agression nucléaire. On peut de la même façon s'interroger sur la signification de la doctrine de non-emploi en premier de la Chine, alors que son dispositif est vulnérable à une première frappe, ce qui la conduit d'ailleurs à moderniser et diversifier son arsenal.
On peut véritablement se demander dans quelle mesure une doctrine de non-emploi en premier peut engager en toutes circonstances celui qui la formule. Paradoxalement, cette doctrine semble prémunir l'auteur d'une agression par moyens conventionnels, ou par armes de destruction massive autres que nucléaires, du risque de dommages inacceptables en retour. Elle pourrait ainsi aboutir à l'inverse du but recherché : non pas renforcer, mais affaiblir la sécurité internationale.
Ce type d'engagement, contraire à l'idée même de dissuasion et trop général, est, par lui-même, artificiellement détaché des situations concrètes que les Etats doivent prendre en compte dans leur stratégie de sécurité.
S'agissant des garanties négatives de sécurité , elles sont légitimes, dès lors qu'elles sont accordées à des Etats non dotés, qui respectent pleinement les obligations découlant du traité , comme l'avait d'ailleurs rappelé la résolution 984 du Conseil de sécurité, et qu'elles n'aboutissent pas à compromettre la préservation des intérêts vitaux des nations qui y souscrivent, par exemple en cas d'agression avec des armes biologiques ou chimiques .
Quelques jours avant l'adoption de la résolution 984, le 6 avril 1995, le ministre des Affaires étrangères de l'époque, M. Alain Juppé, avait précisé devant notre commission des Affaires étrangères et de la défense le sens que la France entendait donner aux assurances négatives de sécurité accordées aux Etats non dotés 37 ( * ) :
« Il ne fait pas de doute, dans ce contexte, que les assurances de sécurité sont compatibles avec notre stratégie de dissuasion, et cela pour trois raisons.
La première est que notre stratégie de dissuasion a un caractère strictement défensif : la France refuse la menace d'emploi et l'emploi de l'arme nucléaire à des fins agressives ; notre stratégie nucléaire est une stratégie de non-guerre, s'appuyant sur des capacités nucléaires limitées au strict nécessaire. C'est ce que l'on appelle le principe de suffisance.
En second lieu, nos déclarations au titre des assurances de sécurité n'affectent naturellement en rien notre droit inaliénable à la légitime défense tel que rappelé par l'Article 51 de la Charte des Nations unies que je viens d'évoquer.
Enfin, comme vous le savez, la dissuasion française a pour objet la protection de nos intérêts vitaux, dont l'appréciation appartient au président de la République. Il va de soi que notre dissuasion couvre toute mise en cause de nos intérêts vitaux, et cela quels que soient les moyens et l'origine de la menace, y compris bien entendu celle d'armes de destruction massive produites et utilisées en dépit de l'interdiction internationale qui les frappe ».
Ces principes restent valables aujourd'hui. La notion de stricte suffisance a été revue à la baisse. Nos armes visent seulement la dissuasion. Nous avons toujours exclu l'utilisation de ces armes sur le champ de bataille. Nous récusons l'idée de frappes préventives ou préemptives. La dissuasion française ne vise, dans des circonstances extrêmes, que légitime défense prévue par l'article 51 de la Charte des Nations-Unies et ne peut être mise en oeuvre que pour protéger nos « intérêts vitaux ».
* 37 Le texte de cette communication est annexé au rapport d'information du Sénat n°311 (1994-1995) de M. Xavier de Villepin, relatif à la prolifération nucléaire.