Rapport d'information n° 270 (2009-2010) de M. Joël BOURDIN , fait au nom de la Délégation à la prospective, déposé le 8 février 2010
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ALLOCUTION DE M. JOËL BOURDIN,
SÉNATEUR, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION
SÉNATORIALE À LA PROSPECTIVE
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DISCOURS D'OUVERTURE DE M. GÉRARD LARCHER,
PRÉSIDENT DU SÉNAT
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I. LA PROSPECTIVE, UNE EXPERTISE MISE AU POINT PAR
DES HOMMES DE L'ART
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II. LA PROSPECTIVE, UN ÉCLAIRAGE DES CHOIX
DE SOCIÉTÉ CONDUITS PAR DES OPÉRATEURS PUBLICS DE LA
RECHERCHE
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DÉBAT AVEC LA SALLE
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III. LA PROSPECTIVE, UNE ANTICIPATION DES
MARCHÉS RÉALISÉE PAR DES ENTREPRISES PRIVÉES
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DÉBAT AVEC LA SALLE
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I. LA PROSPECTIVE, UNE EXPERTISE MISE AU POINT PAR
DES HOMMES DE L'ART
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ANNEXE - PRÉSENTATIONS DES
INTERVENANTS
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A. M. PIERRE CHAPUY, PROFESSEUR AU CNAM
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B. MME SANDRINE PAILLARD, DIRECTRICE DE
L'UNITÉ PROSPECTIVE DU CENTRE PARISIEN DE L'INRA
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C. M. BERNARD DAVID, CHARGÉ DE MISSION
« PROSPECTIVE STRATÉGIQUE » AU CEA
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D. M. ERIC LESUEUR, PRÉSIDENT DIRECTEUR
GÉNÉRAL D'ECO-ENVIRONNEMENT INGÉNIERIE (FILIALE DE
VEOLIA)
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A. M. PIERRE CHAPUY, PROFESSEUR AU CNAM
N° 270
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 février 2010 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale
à la prospective (1)
sur «
Parlement
et
Prospective
:
Regards
croisés
»
ACTES DE L'ATELIER DE PROSPECTIVE DU 28 JANVIER 2010
Par M. Joël BOURDIN,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, p résident ; MM. Bernard Angels, Yvon Collin, Mme Evelyne Didier, MM. Jean-Claude Etienne, Joseph Kergueris, Jean-François Le Grand, Gérard Miquel, v ice - présidents ; MM. Philippe Darniche, Christian Gaudin, Mmes Sylvie Goy-Chavent, Fabienne Keller, M. Daniel Raoul, Mme Patricia Schillinger, M. Jean-Pierre Sueur, s ecrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, MM. Pierre André, Denis Badré, Gérard Bailly, Mmes Nicole Bonnefoy, Bernadette Bourzai, MM. Jean-Pierre Caffet, Gérard César, Alain Chatillon, Jean-Pierre Chevènement, Marc Daunis, Jean-Luc Fichet, Mmes Marie-Thérèse Hermange, Élisabeth Lamure, MM. Philippe Leroy, Jean-Jacques Lozach, Jean-François Mayet, Philippe Paul, Mme Odette Terrade, MM. Michel Thiollière, André Villiers . |
ALLOCUTION DE M. JOËL BOURDIN, SÉNATEUR, PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION SÉNATORIALE À LA PROSPECTIVE
Monsieur le Président, Monsieur le ministre, chers collègues, Mesdames et Messieurs, ce premier atelier de prospective que je vais avoir l'honneur et le plaisir de présider représente pour notre nouvelle délégation un caractère non seulement inaugural mais aussi initiatique. Inaugural, bien sûr, car il s'agit de la première de nos réunions de travail publiques, mais initiatique aussi parce que nous ne mesurons pas encore pleinement tout ce que la prospective peut nous apporter dans nos fonctions de législateur et de contrôleur de l'Exécutif même si, en tant qu'élus locaux, nous en connaissons déjà certaines des applications territoriales, par exemple, en matière d'urbanisme avec les SCOT et un certain nombre d'autres documents.
Je remercie les intervenants qui ont accepté ce matin de nous faire bénéficier de leur éclairage. Ils possèdent déjà ce qui nous fait encore défaut : une expérience des possibilités de la prospective et une connaissance de ses outils. Ainsi, allons-nous leur demander non seulement un témoignage sur la façon dont ils utilisent la prospective dans leurs activités professionnelles, mais aussi des conseils sur les usages que le Parlement pourrait en faire de son côté.
Il s'agit de nous donner un aperçu à la fois de la variété des applications de la prospective et de son caractère opérationnel, comme instrument d'aide à la décision. Le choix des intervenants de ce premier atelier témoigne de cette préoccupation. Il montre que l'exploration des futurs possibles est une affaire de professionnels et intéresse à la fois les sphères publiques et privées de façon concrète, s'agissant d'orienter des programmes de recherche, des investissements ou des décisions stratégiques.
Il y a autour de nous ce matin des représentants des mondes de la prospective professionnelle, de la recherche publique et de l'entreprise. Je compte sur eux, tout d'abord, pour nous faire part de l'influence que l'anticipation de l'avenir a pu exercer sur leurs décisions ou celles de leurs clients, à partir d'exemples personnels et concrets. Je leur serais reconnaissant d'imaginer, d'autre part, ce qu'une telle démarche peut apporter non seulement aux membres de notre délégation, mais aussi à tous les sénateurs.
Vous nous faites l'honneur et l'amitié, Monsieur le président du Sénat, cher Gérard Larcher, de venir ouvrir ce premier atelier de prospective qui inaugure les activités de notre délégation dont vous êtes à l'origine de la création et que vous avez voulue. A vos yeux, la prospective est particulièrement importante, puisque vous avez déclaré qu'elle constituait l'une des trois composantes de l'activité sénatoriale, au côté de l'exercice par notre Haute Assemblée de ses fonctions de législation et de contrôle de l'Exécutif.
Pour conclure, je rappellerai que la prospective au Sénat, ce n'est pas seulement l'affaire de notre délégation, c'est aussi celle des commissions avec lesquelles nous devons toujours davantage nous concerter. C'est bien sûr aussi la vôtre, Monsieur le président, qui avez voulu notre existence ; vous venez d'ailleurs de nous confier une étude sur l'avenir du pacte social dans l'entreprise en France, que nous allons démarrer et que nous soumettrons à la délégation, avant de vous la remettre, au mois de septembre 2010. Je vous donne maintenant la parole, en vous remerciant d'avoir bien voulu venir dès ce matin.
DISCOURS D'OUVERTURE DE M. GÉRARD LARCHER, PRÉSIDENT DU SÉNAT
Monsieur le président, Monsieur le ministre, mes chers collègues sénateurs, Mesdames et Messieurs, avant d'aller dans quelques minutes analyser une autre prospective de court et de moyen termes, qui est la réduction des déficits publics dans notre pays, qui va occuper le reste de ma matinée et qui me privera des travaux de l'atelier de prospective, je suis sensible, Monsieur le président, au plaisir que vous me faites en m'invitant à ouvrir avec vous ce premier atelier.
Je suis heureux de le faire et de saluer notre collègue Joël Bourdin, que vous avez, mes chers collègues, légitimement porté à la tête de notre délégation à la prospective. Je voudrais saluer les intervenants et les participants. Il y a seize mois, j'ai proposé à nos collègues, avec le Bureau du Sénat, de focaliser notre action sur ce que j'ai appelé le « coeur de métier de parlementaire ».
Comme le rappelait le président Bourdin, pour moi, le métier de sénateur, si j'ose qualifier ainsi notre fonction, c'est évidemment et fondamentalement de faire la loi. C'est aussi d'exercer pleinement nos fonctions de contrôle auxquelles la réforme constitutionnelle de 2008, et on ne l'a pas encore tout à fait suffisamment mesuré d'ailleurs, nous invite. Il est nécessaire qu'il y ait un temps d'appropriation de tout cela, mais je crois que nous sommes en chemin d'exercer cette fonction de contrôle d'une manière accrue.
Il s'agit d'ailleurs d'un domaine dans lequel nous possédons une vraie expertise et une réelle expérience. Notre métier, notre coeur de métier, c'est aussi d'insérer une dimension prospective à l'ensemble de nos travaux. Nous avons un rapport au temps parfois différent - et c'est légitime - de nos collègues de l'Assemblée nationale, parce que nous sommes moins sur le « syndrome du mardi matin », c'est-à-dire la nécessité d'imaginer et de rédiger une loi parce qu'un événement se serait produit dans les jours précédents. Je dois dire, parce que nous avons ce rapport au temps, parce que nous avons un calendrier institutionnel et électoral différent, que nous avons une responsabilité particulière dans la prospective. C'est d'ailleurs dans le bicamérisme ce qui donne une évidente plus-value à une assemblée qui, naturellement, ne doit pas ressembler à l'autre ni par son mode électoral, ni par son champ de compétences, ni par son rythme.
Je le rappelle quand même : après la réforme du quinquennat, nous sommes la seule des quatre grandes institutions à ne pas procéder de l'élection présidentielle, non pas que nous cherchions à nous en détacher systématiquement, mais parce que c'est ainsi. Ceci nous place, dans notre relation avec les experts, dans un rapport au temps qui, naturellement, est différent.
Il n'était pas question pour le Bureau et pour moi-même - c'est un secret de Polichinelle, j'avais même réfléchi à une « commission du futur » - d'ajouter un nouvel étage dans les organes qui structurent les travaux du Sénat. Il n'était pas question non plus de susciter de nouvelles contraintes dans l'agenda des membres de la délégation, mais de s'inscrire, me semble-t-il, dans le droit fil de la confortation de notre expertise et de notre spécificité parlementaires en matière d'éclairage du futur.
Depuis une vingtaine d'années, n'oublions pas l'acquis. La délégation à la planification a effectué de nombreux travaux de qualité, notamment dans le domaine de l'analyse macroéconomique à moyen terme. De leur côté, nos commissions permanentes, nos missions d'information, nos autres délégations et l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques ont réalisé et réalisent un travail considérable, qui inclut aussi une dimension prospective. Il n'y a pas de monopole de la prospective, mais il était nécessaire, me semble-t-il, de rendre cette mission prospective plus visible, plus formelle, plus systématique, et il était urgent de lui fournir un cadre et des moyens spécifiquement dédiés.
Le président le rappelait. J'ai sollicité cette délégation pour apporter un éclairage sur un sujet, à mes yeux, essentiel : la refondation de notre pacte social, et nous en avons déjà tracé quelques pistes ensemble, le 26 novembre dernier.
J'expliquais tout à l'heure que nous avions un rapport au temps spécifique. Ce n'est pas parce que nous n'apprécions guère la précipitation ou l'émotion, quand elle n'est pas contenue puis rationalisée, que nous ne savons pas réagir vite, quand la situation l'exige. Je voudrais prendre un exemple qui ne s'inscrivait pas dans une prospective, j'allais dire de très long terme. Quand nous nous sommes trouvés dans la recherche d'une ressource équitable de substitution à la taxe professionnelle, nous avons su réagir vite, en quelques semaines, mais pour autant, nous aimons privilégier la réflexion. Audace et réflexion, sagesse et échange, cette alchimie ne donne-t-elle pas une définition assez juste de ce qu'est la prospective, Monsieur le président ?
Pour ma part, je pense que c'est cet état d'esprit qui nous permettra de nous inscrire dans la durée que j'évoquais pour faire bouger les lignes. Comme un certain nombre d'entre vous dans cette salle, et j'y reviens, j'avais été impressionné par l'expérience de nos amis nordiques en matière de prospective parlementaire. Pour tout dire, j'avais été contaminé par la Finlande avec, néanmoins, une approche un peu différente de ce qui existe dans un certain nombre de ces parlements, qui mêlent dans la même délégation experts et parlementaires.
Il nous a semblé important que les parlementaires jouent à l'intérieur de la délégation leur rôle de parlementaires et aient les regards croisés - nous en revenons au thème de ce premier atelier - avec les experts, parce que la prospective est aussi une expertise par les hommes de l'art. C'est un éclairage pour les choix de société, auxquels les opérateurs publics de la recherche doivent prendre toute leur part. C'est une anticipation, et je pense aussi à une anticipation des marchés réalisée par les entreprises privées.
Vous allez ouvrir ce matin cet atelier en vous appuyant sur
les experts de talent que vous avez réunis et que je voudrais saluer
à nouveau, pour défricher des thèmes aussi
différents que notre avenir industriel, les défis agronomiques et
environnementaux, ou encore les choix stratégiques en matière
d'énergie, et notamment dans le secteur nucléaire. Expertise et
globalité : voilà, Monsieur le président, une chance
pour le Sénat, me
semble-t-il ! Nous avons fait un choix qui
n'était pas de multiplier les commissions, mais la transversalité
que vous représentez me paraît tout à fait essentielle.
Cela charge l'agenda de nos collègues quelque peu, mais cela permet en
même temps ces rencontres, et je crois qu'il y a un symbole à
cette rencontre ce matin. Je voulais souhaiter très bonne chance pour ce
premier atelier et pour la délégation. Merci beaucoup.
(Applaudissements)
Joël BOURDIN
Je vous propose que les deux intervenants par atelier - il y en a trois - interviennent successivement, qu'il y ait quelques questions, juste après, sur les sujets qu'ils ont abordés, et qu'on passe à l'atelier suivant, etc., jusqu'au troisième atelier.
Pour l'instant, j'invite Monsieur Hugues de Jouvenel à s'exprimer. Il est le Directeur général de Futuribles, une association internationale bien connue en prospective. Il est aussi consultant en prospective dans le domaine international et en stratégie. Je pense que son témoignage et ses conseils seront précieux aux hommes et aux femmes politiques que nous sommes. Ce que nous attendons de lui, comme ce que nous attendons de Monsieur Chapuy, c'est évidemment qu'il nous donne les éléments nécessaires pour affiner la méthodologie de la prospective que nous allons commencer à appliquer dans les domaines qui sont les nôtres. Monsieur de Jouvenel, vous avez la parole.
I. LA PROSPECTIVE, UNE EXPERTISE MISE AU POINT PAR DES HOMMES DE L'ART
A. HUGUES DE JOUVENEL, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE FUTURIBLES
Merci Monsieur le Président, merci avant tout à vous et à la délégation sénatoriale pour l'invitation qui nous a été adressée. Permettez-moi, puisque je suis le premier à intervenir, de vous dire combien - je crois pouvoir dire qu'au nom de tous les prospectivistes, si tant est que cette espèce existe - nous nous réjouissons que le Sénat ait pris l'initiative de créer une telle délégation.
Je commencerai, si vous le voulez bien, par revenir sur quelques mots qui ont été utilisés, y compris par le président Larcher, sur le passage de la délégation à la planification, à des exercices de prévision, puis de prospective.
Je crois qu'il y a derrière la prospective deux convictions fondamentales. La première est que l'avenir n'est pas prédéterminé , qu'il n'est pas déjà fait. Par nature et quelles que soient les méthodes utilisées, personne ne peut le prévoir avec certitude. Je crois qu'il est très important d'insister sur ce point.
L'avenir ne se prévoit pas, il se construit , selon la phrase célèbre de Luc Blondel. C'est la responsabilité des femmes et des hommes d'aujourd'hui que d'être, en quelque sorte, des artisans d'un futur qui reste, pour une large part, à construire. Pour qu'ils puissent le faire, j'ai envie de dire qu'il faut qu'ils voient bien que, dans l'avenir, il y a deux considérations différentes.
Il y a l'avenir comme territoire à explorer, et ceci renvoie à la fonction de veille et à la fonction d'anticipation : c'est la prospective exploratoire . La fonction de veille, dans mon esprit, est tout à fait fondamentale puisque, lorsqu'on parle de l'avenir, n'oublions jamais qu'il commence dans l'instant qui vient et qu'il peut durer longtemps. Lorsqu'on parle d'un avenir ouvert à plusieurs futurs possibles, ceux-ci sont, pour une part, enracinés dans le présent.
A mes yeux, le premier défi dans une démarche de prospective est d'essayer de nous représenter le monde contemporain ou la société française d'aujourd'hui au travers de sa dynamique temporelle longue, en s'efforçant de faire le tri entre ce qui est de nature conjoncturelle, anecdotique - même si cela fait la une des médias - et ce qui, en revanche, va nous apparaître constituer des tendances lourdes ou émergentes, ce qu'on appelle aussi parfois pompeusement « des signaux faibles ». Il n'y a pas de recette miracle pour faire cette distinction.
Un exemple trivial de l'actualité d'hier ou d'aujourd'hui : on nous annonce que le chômage tend à s'infléchir ou à se réduire légèrement. Est-ce un phénomène conjoncturel ou est-ce un fait porteur d'avenir ? Est-ce une hirondelle qui annonce un nouveau printemps durable ? Il me semble que ce travail de veille est un élément tout à fait fondamental si on veut faire faire de la prospective exploratoire qui ne soit pas simplement un exercice de fiction sur le futur.
C'est à partir de l'identification de ces germes d'avenir ou de ces racines de futur possible que nous allons dans un deuxième temps essayer de répondre à la question : que peut-il advenir ? Sachant qu'il n'est pas du tout dans l'ambition de la prospective de prédire ce que sera demain mais, dans le meilleur des cas, de nous alerter sur des développements possibles, avant qu'il ne soit trop tard. Avant, si je puis dire, c'est le rôle de la vigie sur le bateau avant que celui-ci n'ait percuté l'iceberg.
Cette fonction d'anticipation est, me semble-t-il, essentielle pour assumer une deuxième fonction, celle de la construction du futur.
L'avenir est ici celui du pouvoir, de la volonté, et de la responsabilité. Ce qui me frappe, c'est de voir combien nous entendons souvent les décideurs publics et privés arguer du fait qu'ils prennent telle décision car ils n'ont pas le choix, alors, me semble-t-il, que s'ils étaient plus honnêtes, ils devraient nous dire qu'ils n'ont plus le choix, qu'ils sont acculés dans les cordes, que les circonstances ont pris le pouvoir sur eux, et que, au lieu de pouvoir agir en stratèges, ils sont en quelque sorte réduits à une fonction de pompiers.
Si on revendique un certain pouvoir sur l'avenir de notre société, il me paraît alors fondamental de faire preuve d'anticipation pour essayer d'éviter les dangers, les enjeux, les défis, avant qu'il ne soit trop tard, et avant que les stratèges ne soient ainsi acculés à une fonction de pompier. Dès lors que nous nous positionnons en la matière comme des constructeurs d'avenir, disposant d'un certain pouvoir, une deuxième question, non moins importante vient immédiatement à l'esprit : celle de savoir quelles sont les finalités que nous poursuivons, quel est le projet qui nous anime.
On est là sur un autre registre. Rappelons-nous que le mot « projet » vient du latin pro et jeter, jeter en avant dans un temps futur. Mais une image de quoi ? Une image d'un futur souhaitable et autant que possible réalisable pour un pays ou pour le monde. Les entreprises qui, à un moment donné, avaient abandonné un peu cette fonction de projet stratégique et avaient adhéré au culte de la flexibilité totale, se sont rendu compte que l'on ne pouvait pas changer son portefeuille de compétences, ses produits, ses marchés tous les jours et qu'il était sans doute important d'avoir une vision à long terme, tout en se réservant un certain nombre de flexibilités dans le trajet à parcourir pour passer de l'instant t où nous sommes à l'objectif que nous poursuivons.
Parmi tous ces acteurs, les instances publiques ont un rôle très particulier à jouer. Prospective et politique vont très largement de pair . Elles ont un rôle particulier à jouer car, au-delà de la gestion des affaires courantes et des urgences, les instances publiques ont vocation à réfléchir aux avenirs souhaitables.
Quand je dis souhaitable, on comprend bien qu'entrent en ligne de compte des choix de valeur et des arbitrages en termes politiques au sens le plus noble du terme. Un des défis majeurs pour les instances publiques est aujourd'hui, me semble-t-il, au-delà encore une fois de la gestion des urgences, de savoir ce que nous mettons, ce que vous mettez, derrière le concept médiéval de bien commun, derrière le concept d'intérêt collectif : quelles sont en quelque sorte les finalités principales que s'assignent les instances publiques. Sachant que, en la matière, - le président Larcher a souligné la dimension du temps -, l'intérêt collectif ne peut en aucune manière se réduire à la somme des intérêts particuliers ou des demandes sociales et que l'intérêt public implique une prise de responsabilité pour laquelle il est important qu'il y ait des débats.
J'en viens très vite à des exemples qui sont à la fois dans l'actualité et en même temps très anciens. Nous vieillissons ; la France vieillit comme tous les pays du monde. Ceci se traduit, et va se traduire plus encore dans les années à venir, par un accroissement de la proportion des personnes âgées par rapport à la population totale. Nous sommes à la fin des années 1990. Le Commissariat général du Plan élabore une prospective des retraites à l'horizon 2040, qui sera ensuite régulièrement actualisée et mise à jour par le Comité d'orientation des retraites.
Quelle est, à l'époque, l'analyse du Commissariat général du Plan ? Nous sommes à la fin des années 1990 dans une période de croissance et de conjoncture favorable. L'hypothèse faite par le Plan est que le regain de croissance économique augure d'un nouveau Kondratieff ascendant comme disent les économistes. La création d'emplois, nettement positive à l'époque, augure d'une création d'emplois durables.
De plus, on pense que la population active va commencer à se réduire à partir de 2006, au prétexte que les générations nombreuses du baby-boom partiront à ce moment-là à la retraite, au moment où au contraire les générations creuses arriveront sur le marché du travail. D'où le pronostic, élaboré, par le Commissariat général du plan, à l'époque, disant : « Nous risquons d'être en pénurie généralisée de main-d'oeuvre à l'horizon 2010, 2015. »
Erreur dans l'interprétation des phénomènes du moment ; erreur d'anticipation . A la même époque, il se trouve que Futuribles a fait un contre-rapport en bonne intelligence avec le Commissariat général du Plan, qui concluait que la croissance ferait long feu et que les conditions n'étaient pas réunies pour qu'elle soit durable et pour créer des emplois. Le taux de chômage n'est pas le bon indicateur de la situation de l'emploi. Il vaut mieux regarder le taux d'emploi, donc la proportion de la population active qui est en activité. Il n'y aura pas d'inversion concernant la population active à partir de 2006, ce que reconnaît d'ailleurs maintenant l'INSEE. Nous allons donc nous trouver confrontés à l'horizon 2010/2020 à la conjonction d'un sous-emploi endémique avec un phénomène de vieillissement démographique très brutal.
Y a-t-il un lieu où ces différents points de vue - après tout il ne s'agit que de points de vue, personne en la matière ne détient de science - y a-t-il un lieu où ces questions pouvaient être réellement débattues, y compris en remontant sur les hypothèses sous-jacentes ? Ce fut le cas au Bundesrat , et cela a débouché sur des réformes des retraites. Cela a été le cas au Parlement finlandais. D'une manière générale, la problématique dans les pays scandinaves a été prise autrement, aussi parce que, là-bas, le travail de prospective avait été fait non seulement par l'exécutif, mais par les instances parlementaires et pour reconnaître que le problème fondamental n'était pas tant celui des retraites que celui de l'emploi.
La France vivant dans une situation de sous-emploi
endémique depuis quarante ans, il allait de soi que la solution
théorique idéale consistait à dire
- cela en fut
le cas avec la loi de réforme sur les retraites - qu'il fallait
allonger la durée de l'activité professionnelle à due
proportion au moins de l'allongement de la durée de vie des individus.
Encore fallait-il que l'emploi soit au rendez-vous. Il ne l'est pas, donc nous
allons nous trouver « plombés ».
Il est dommage que les assemblées - je pense tout particulièrement au Sénat - n'aient pas en la matière été le lieu où pouvaient se retrouver des gens qui faisaient des projections économiques, une sorte de forum, où pouvaient être échangés ces points de vue sur les perspectives éminemment incertaines, mais qui allaient déboucher sur des réformes dont on voit aujourd'hui les limites.
Deuxième exemple : la politique française de recherche et d'innovation. Il a été engagé en la matière un travail de prospective important dans le cadre de l'Association nationale de la recherche technique, l'ANRT, sous le titre de FutuRIS. Le ministre avait joué un rôle déterminant dans cette affaire. Quel était le premier enseignement de ce travail de prospective mené dans le cadre de FutuRIS ?
Il était de dire : un petit pays - pardonnez-moi -, ou un pays moyen comme la France, ne peut pas prétendre à un niveau d'excellence scientifique dans tous les domaines. Nous avons donc des choix à faire ou alors nous allons saupoudrer les moyens et nous serons médiocres en tout. Quel dialogue s'est instauré à ce moment-là entre ceux qui ont piloté cette opération futuriste et les instances de décision ? Faible, reconnaissons-le. Pourtant, on avait un ministre particulièrement attentif à la cause. Je pourrais multiplier les exemples dans le domaine de la recherche avec INRA 2020, mais Sandrine Paillard est mieux placée que moi pour en parler. Il y a bien d'autres exemples cas.
Aujourd'hui, la prospective est à la mode , et je terminerai par là. Tous les ministères se dotent, comme ils l'avaient fait dans les années 1960, de cellules de prospective. Elles sont plus ou moins étoffées, plus ou moins dynamiques et fort heureusement sont régulièrement réunies maintenant par le Centre d'analyse stratégique pour des réunions à tout le moins d'information mutuelle.
Le problème de ces cellules de prospective au sein des ministères est que, trop près du prince elles meurent parce qu'elles sont instrumentalisées comme un cabinet bis ; trop loin du prince, elles prêchent dans le désert : donc elles ne servent à rien. Je n'émets aucun jugement, ni sur la Délégation à la prospective stratégique du ministère de l'Intérieur, ni sur le Centre d'étude prospective du ministère de l'Agriculture. Tous travaillent très bien et je ne parle pas du ministère de la Défense. Il y a un positionnement particulier de la réflexion prospective par rapport à la décision publique au sein de l'exécutif, mais aussi au sein des instances parlementaires.
Je terminerai par là en deux mots. Il me semble que nous avons devant nous une réforme des retraites. Nous avons devant nous un débat à venir sur les questions de bioéthique. Nous avons derrière nous, mais encore devant nous, hélas, pour bien longtemps, des problèmes de cohésion sociale majeurs. Je pense au travail que l'on a fait au sein de la délégation interministérielle à la ville. Qu'est-ce que le Sénat a à dire sur ces dossiers, non pas en attendant que la question soit posée par l'exécutif, mais en anticipant sur la demande ? Faute de quoi, vous serez toujours en retard par rapport à la décision.
Pardonnez-moi ce caractère un peu provocant, mais c'est aussi le rôle des responsables d'être un peu provocants dans des enceintes aussi nobles. Nous sommes dans un pays où, malgré tout, sur toutes ces questions, le jeu des lobbies , les jeux partisans l'emportent très largement - y compris à l'Assemblée nationale - sur les préoccupations d'intérêt collectif qui, normalement, devraient animer une assemblée parlementaire.
Il me semble logique et tout à fait heureux que le Sénat s'investisse dans cette fonction. Je pense qu'on peut en attendre d'immenses progrès, non seulement sur le plan de la prospective appliquée à l'édification des politiques publiques, mais aussi sur celui de l'évaluation des dispositifs publics, car si les finalités de l'élite politique ne sont pas définies, l'évaluation est réduite à du contrôle de gestion, ce qui n'est pas inutile, mais à mes yeux tout à fait insuffisant.
Joël BOURDIN
Merci Monsieur de Jouvenel. Je vais demander maintenant à Pierre Chapuy, professeur de prospective et de stratégie au CNAM et directeur d'une société d'étude et de conseil dans le domaine de la prospective de nous présenter son exposé.
B. PIERRE CHAPUY, PROFESSEUR AU CNAM, CHAIRE DE PROSPECTIVE INDUSTRIELLE
Merci Monsieur le président. Merci beaucoup à cette assemblée de nous accueillir et de pouvoir témoigner de la pratique, puisque c'est l'éclairage que je vais employer et qui sera tout à fait complémentaire de l'intervention d'Hugues.
Je suis professeur associé au Conservatoire des arts et métiers au sein de la chaire de prospective stratégique. J'ai un cours qui porte plus particulièrement sur les problématiques de développement durable et de stratégie d'entreprise. Je suis aussi consultant dans un cabinet de conseil depuis une trentaine d'années.
J'accompagne des démarches de prospective de toute nature auprès de clients et d'acteurs de plus en plus variés : pouvoirs publics, organisations internationales, collectivités territoriales. Ce qui, je crois, correspond à un certain nombre de grands enjeux, auxquels nous avons à faire face aujourd'hui, notamment comme l'ont rappelé le président Larcher et Hugues de Jouvenel tout à l'heure, l'articulation satisfaisante, aujourd'hui et à long terme, des intérêts privés et des intérêts publics.
Le premier point sur lequel je voulais insister est que, progressivement, on est largement passé d'une étape d'étude prospective qui était menée par des organismes spécifiques, par des bureaux spécialisés, etc. à des besoins de démarche prospective associant des acteurs dans une réflexion partagée, dans une construction partagée de réflexion.
Le deuxième point sur lequel je voulais insister est la variété de ces démarches. Variété, parce qu'elles ne peuvent avoir des visées exploratoires seulement. Que pourrait-il se passer demain et pour quelles raisons ? Ou bien des visées stratégiques : quels sont les enseignements que l'on tire de ces perspectives ? Étant entendu que, comme le disait Hugues de Jouvenel tout à l'heure, il n'y a pas de statistiques du futur, il n'y a pas de choses à observer. Il n'y a rien à observer, il n'y a que des points de vue. Il s'agit bien d'associer des regards, des points de vue, évidemment des expertises pour ceux qui se sont penchés plus longuement sur ces explorations futures. Donc des visées exploratoires et/ou stratégiques. Des processus qui associent des experts exclusivement ou des experts et des acteurs ou, dans un certain nombre de cas, des acteurs engagés dans la décision, dans l'action, dans la production du futur, comme le disait Hugues de Jouvenel tout à l'heure.
Un troisième point me semble caractériser la variété de ces démarches. Quand j'évoque le lien entre les études et les démarches, cela ne signifie pas qu'il ne faut plus faire d'études. Cela signifie que les études ont un rôle à l'intérieur de ces démarches. Le troisième point qui me semble important est qu'il y a un problème d'interrogation sur la confidentialité ou la volonté de diffusion.
Autant une entreprise pourra mener des travaux de prospective très confidentiels pour réfléchir à la nature de ses enjeux futurs, nature des marchés, etc., autant on imagine bien que la réflexion prospective en matière publique doit être relativement large, voire obligatoirement ouverte, y compris dans ses hypothèses, y compris dans ses présupposés qui doivent être suffisamment transparents pour donner du sens à ses projections ou à ses anticipations.
Le dernier point qui me semble important est que ces démarches sont à la fois des outils de connaissance - évidemment le mot connaissance est un petit peu décalé par rapport au futur : connaissance des futurs possibles, connaissances validées, confrontées, transparentes et des outils de relation, de confrontation d'intérêt, de débat, de construction de consensus. Je crois que c'est aussi un point assez important. Il y a une véritable ingénierie de ces démarches de prospective qu'il faut construire en ayant des approches cohérentes en termes d'objectifs, de moyens, de personnes associées.
Le problème des méthodes ne vient, d'une certaine façon, qu'après, une fois qu'on a fait ces choix fondamentaux. Les méthodes de prospective, en tant que telles, sont suffisamment pratiquées pour que l'on puisse faire des choix éclairés.
J'ai parlé de variété. J'insiste sur la variété des acteurs, des lieux, des sujets de la prospective. Il y a eu une époque où on opposait la prospective territoriale et la prospective en entreprise. Tous ces exercices ont évidemment des objectifs différents, des lieux de construction différents, mais les fondamentaux de la prospective sont les mêmes pour l'ensemble de ces démarches.
On peut parler de prospective en entreprise, de prospective dans des territoires, de prospective publique. J'insiste sur les différentes échelles auxquelles ces prospectives se réalisent. On voit bien que, entre un plan climat territorial - qui nécessite de faire des hypothèses et des projections dans le futur sur un territoire - et les négociations internationales post-Copenhague et les travaux du GIEC, il y a des relations assez directes, ne serait-ce qu'en termes de construction de politique publique qui vont encadrer les marges de manoeuvre des acteurs.
Le dernier point sur lequel je voulais un peu insister pour illustrer ces assemblages complexes, concerne les prospectives participatives multi-acteurs. Ces prospectives peuvent associer du public et du privé. Quand je dis « privé », je veux parler des acteurs privés représentant leurs intérêts d'entreprise, par exemple, ou de territoire. Ce peuvent être des prospectives beaucoup plus complexes, où on intègre aussi la société civile, le « citoyen ». Évidemment, les prospectives territoriales sont souvent des assemblages de ce type.
Il y a quelques exemples aussi de prospectives privées en filières : les acteurs économiques réfléchissent ensemble sur leurs intérêts en commun. Comme dans la filière agricole et agroalimentaire. Il y en a peut-être d'autres. Je crois que c'est assez important d'accepter à la fois cette variété des lieux et des territoires, cette variété des objectifs qui ont, malgré tout, des fondamentaux en commun.
Je vais vous présenter deux exemples, parce que je suis assez praticien, et je crois que ce sera assez complémentaire et un peu détaillé. Ces deux exemples ont trait à des articulations entre politique publique, biens collectifs et prospective.
Le premier exemple est une prospective des fonctionnalités écologiques de l'estuaire de la Seine à l'horizon 2025 . Le commanditaire public est le Conseil de l'Estuaire, cet organisme assez atypique qui a été mis en place pour réfléchir à cette échelle pertinente du point de vue des enjeux écologiques et dans leur interaction avec les enjeux économiques et sociaux. C'est une étude pilotée par la DIREN Haute-Normandie et l'Agence de l'Eau Seine Normandie. On voit l'ancrage territorial et l'ancrage technique. L'objectif était d'analyser les possibilités de restauration des fonctionnalités écologiques de l'Estuaire de la Seine à l'horizon 2025, l'idée étant de savoir si, parmi les futurs possibles, il y avait des histoires vraisemblables qui permettaient d'améliorer la qualité écologique de l'estuaire.
On sait que, de plus en plus, les écosystèmes apportent aux hommes un certain nombre de fonctionnalités sur lesquelles des activités économiques se développent. Le travail récent de Bernard Chevassus-au-Louis l'a bien montré. Les travaux internationaux du Millenium Ecosystem Assessment l'ont montré aussi. Une large partie des activités économiques et sociales est fondée sur des services apportés par la nature ; on se préoccupe de plus en plus de l'évolution de cet état de la nature. En l'occurrence, sur l'estuaire de la Seine, dans lequel il y a des conflits potentiels importants entre les activités portuaires qui sont une des bases économiques de ce territoire et la qualité écologique de l'estuaire, la qualité des écosystèmes.
Qui étaient les participants ? Je vais être un peu concret. Il y avait un comité de pilotage avec quinze « parties prenantes » : des acteurs publics et privés, issus du Conseil de l'Estuaire, qui représentaient la variété des intérêts présents sur ce territoire et sur cette question prospective majeure pour l'avenir de ce territoire et des acteurs économiques ou politiques (élus, directeurs adjoints de port, président du Syndicat des pêcheurs de la baie de la Seine), des acteurs confrontés à ces sujets, et qui ont ensemble produit la réflexion prospective en sept réunions, huit mois de travail.
Il y avait aussi un comité technique avec la base de connaissances, l'ouverture et la transparence nécessaires, comprenant des scientifiques, des experts, des gestionnaires publics des milieux et des territoires. Huit mois de travail, sept réunions, cela donne des ordres de grandeur des efforts qu'il faut consacrer à la prospective.
On a construit quatre scénarios, quatre histoires possibles de l'avenir de l'estuaire et de la qualité écologique de l'estuaire. On s'est aperçu que deux scénarios permettaient d'améliorer la qualité écologique de l'estuaire, tout en respectant les intérêts économiques et sociaux. Ces scénarios ont été construits collectivement par les acteurs économiques et politiques et les acteurs privés, avec le soutien scientifique et technique des gestionnaires.
On a ensuite essayé de mesurer les conséquences pour chacun de ces acteurs, car la prospective sert à explorer non seulement les futurs et les projets possibles, mais aussi le paysage des confrontations ou des convergences d'intérêts et des alliances envisageables à l'avenir, et doit déboucher sur un certain nombre de recommandations.
Cette démarche de prospective politico-technique territoriale a permis d'avoir des résultats assez opérationnels, des enseignements majeurs. Le premier est que la restauration écologique était possible, alors que personne n'en savait rien, personne n'avait construit la réflexion de cette façon.
Deuxièmement, si on voulait une restauration écologique, il fallait la décider, parce que le scénario tendanciel de prolongation des dynamiques existantes et des comportements des acteurs et des politiques conduisait à une poursuite de la dégradation.
Dernier enseignement : il existait une solidarité profonde entre la qualité écologique de l'estuaire, la qualité des milieux et les activités économiques et sociales de cet estuaire. Donc, une solidarité révélée, alors que l'estuaire avait vécu des périodes de tensions fortes entre les projets d'extension du port du Havre par exemple, ou les activités de canalisation ou de gestion du fleuve par le port de Rouen.
La suite des travaux a débouché sur une étude sur les conditions de déploiement et de chiffrage des actions contenues dans ces deux scénarios : une décision de l'Etat au Conseil de l'Estuaire de s'engager dans les actions qui était le scénario « Initiative locale ». Donc la prospective a contribué à produire de la stratégie. Les scénarios ont aussi servi à être un cadre de surveillance des politiques. Il est possible, à l'avenir, de juger chacune des actions à la lumière de ces histoires cohérentes.
Je vais prendre un deuxième exemple , qui montre aussi l'articulation d'intérêts privés et d'intérêts collectifs. Il y a un an, un an et demi, une association de droit privé, la Fondation Motrice qui travaille dans le domaine de l'IMC, les infirmes moteurs cérébraux , a été montée par un certain nombre d'associations qui sont gestionnaires d'infrastructures privées pour l'accompagnement de ces personnes, avec pour objectif de développer, de financer de la recherche avec des fonds privés. Ils avaient le souci de mieux cibler, à leur échelle, comme disait Hugues tout à l'heure à propos de FutuRIS, leurs priorités de recherche.
Comme ils étaient une fondation issue des familles et des IMC, ils ont imaginé faire un travail de prospective à partir des besoins actuels et futurs exprimés par les personnes atteintes d'infirmités motrices cérébrales et par leurs familles, et pour mener un dialogue avec le monde du soin, c'est-à-dire le monde médical et de l'accompagnement, et le monde de la recherche. L'idée était d'orienter les axes de recherche, développement, innovation soutenus par la Fondation, au regard de la demande actuelle et à venir des IMC, et d'apprécier, d'anticiper leur faisabilité scientifique et technique. Évidemment, il ne sert à rien de définir des objectifs dont la faisabilité ne peut pas être appréciée en termes de connaissances ou en termes de développement technique.
Il y a, en effet, un moment où la réflexion prospective devient concrète. Les participants étaient au nombre de 150, répartis en trois collèges :
- le collège des personnes atteintes d'IMC/PC (paralysie cérébrale) et de leurs familles ;
- les personnels de santé et de soin, les gestionnaires ou les décideurs ;
- les acteurs de la recherche et du développement (R&D) ;
Sept mois de travail. Neuf ateliers, des ateliers par collège, pour faire s'exprimer chacun des collèges en fonction de leurs connaissances, de leurs souhaits ou de leurs besoins, que ce soit le monde des personnes atteintes, les personnes soignant les personnes atteintes, ou le monde de la recherche.
Trois étapes successives organisées de façon appropriée, de façon à faire s'exprimer progressivement ces différents acteurs par rapport à ces anticipations de besoins futurs, et de les mettre en relation avec les perspectives de la R&D, avec un certain nombre de points forts ou d'enseignements :
- Arriver à mettre les personnes atteintes au centre de la réflexion dans ce type de démarche. Il y a un certain nombre d'évolutions dans le monde de la santé qui visent à mettre le patient au coeur du système. Concrètement, les démarches de prospective permettent en partie ce type d'approche ;
- La nécessité d'une réflexion organisée par collège, puis multi-collèges ;
- Une clarification forte des priorités qui émergent qui, pour certaines d'entre elles, étaient assez classiques, mais pour d'autres ont été révélées par ce travail de prospective et cette écoute dans une perspective prospective ;
- Une articulation entre l'expression des besoins et l'organisation de la réponse de la recherche, qui a été en partie modifiée et réorganisée, notamment en termes d'approches plus complexes associant différents champs disciplinaires pour répondre à des problématiques et des attentes de la population.
Ces deux exemples illustrent la nécessité d'associer de plus en plus l'ensemble des parties prenantes à ces types de questionnement de prospective, de façon à garantir l'ancrage dans la réalité de la situation - cela a été évoqué tout à l'heure -, l'ancrage dans les projets, les perspectives, les envies, les désirs des populations, les confrontations, mais aussi la confrontation avec le possible par rapport à un certain nombre de secteurs d'activité.
Je voudrais terminer cette introduction très brève par deux planches de synthèse. Je ne ferai pas de recommandations à l'égard du Sénat. Je crois que vous avez tout ce qu'il vous faut pour être capables de définir vos propres programmes. Je voudrais simplement, à travers ces quinze ou vingt années de pratique de prospective, avoir un regard pour dire : qu'est-ce qui conditionne, renforce la nécessité de démarches prospectives et rend - c'est facile à dire - le monde plus compliqué et plus complexe et légitime des démarches de ce type qui sont, par essence, systémiques dans leur conception et dans leur déroulement ?
Je crois premièrement qu'il y a des interactions croissantes de plus en plus entre les échelles de gestion ou d'expression de politiques publiques . J'ai évoqué tout à l'heure le climat. Le problème de la santé, les crises sanitaires, le problème d'emploi en sont d'autres exemples. On a de plus en plus à articuler, du point de vue d'un acteur ou d'un collège d'acteurs, des échelles extrêmement variées avec des interactions de plus en plus complexes.
Deuxièmement, il me semble important aussi de reconnaître que les frontières entre les différents systèmes sont en train de s'effacer ou de s'affaiblir fortement .
J'ai pas mal travaillé avec le monde de l'agriculture. Il y a un certain nombre d'années, l'énergie pour l'agriculture, c'était un intrant. On était obligé de faire des hypothèses sur les coûts. La disponibilité n'était pas trop un problème, c'était surtout un problème de coût, et cela ne devenait pas un élément très complexe de la réflexion prospective du monde agricole.
A partir du moment où l'agriculture devient un producteur potentiel d'énergie, il entre dans un nouveau paysage concurrentiel, et il doit s'articuler de façon beaucoup plus complexe, avec tout un autre monde de réglementations, de paysages concurrentiels, de formation des coûts, de comportements d'acteurs, etc. D'où la nécessité d'élargir considérablement les frontières. C'est la même chose dans le domaine de la convergence, mais c'est très banal, entre les technologies de l'information, la télécommunication et la télévision, dont on voit évidemment les effets sur la construction des opinions publiques.
Bien évidemment, il est une grille de lecture nouvelle, une grille de préoccupations et une grille qui oriente l'action, qui prend une importance très forte, même si son contenu est incroyablement foisonnant, voire contradictoire : celle du développement durable. Le succès de l'expression est peut-être à la hauteur de son imprécision. Chacun peut se l'approprier à son propre bénéfice, en choisissant dans le paysage les dimensions qui l'intéressent.
Des déclinaisons en termes d'équité, de gestion des ressources naturelles, de développement social, d'attention aux parties prenantes, d'interrogations sur le long terme colorent de plus en plus toutes les réflexions sur le futur, avec des bouclages mondiaux qui deviennent très complexes, que ce soit le bouclage par les ressources, par l'énergie, le climat. Il y a trente ans, le climat ne figurait jamais comme une variable dans les études de prospective. Cela devient une interrogation majeure sur la prospective de l'agriculture, évidemment la prospective de l'énergie, la prospective de nombreux secteurs.
L'élargissement des facteurs clés à prendre en compte pose de vraies questions aux démarches prospectives, et cela nécessite d'élargir le cercle des personnes associées. Voici quelques conséquences sur la conduite des démarches prospectives. Ces démarches, ces processus d'anticipation, d'appropriation et d'action doivent rester assez ouverts sur des acteurs variés, sur des secteurs variés, par rapport aussi à l'action. On n'est plus dans cette situation ancienne, où la prospective permettait de tirer un certain nombre d'enseignements sur les enjeux qui se déversaient dans la stratégie, laquelle se déversait dans l'action. Il y a des bouleversements du temps. On est souvent amené, en cours de démarches prospectives, à reconsidérer les hypothèses de départ, parce que, entre-temps, l'actualité a fait qu'un certain nombre de phénomènes sont venus changer les scénarios possibles.
Deux derniers points : la nécessité d'associer de plus en plus les parties prenantes de façon appropriée en fonction de chacune des situations . Cela renvoie au problème de légitimité de ces réflexions prospectives et de représentativité des intérêts. On a évoqué tout à l'heure les travaux en chambre, la proximité du pouvoir ou, au contraire, la proximité des acteurs, de la population. Il faut trouver des équilibres entre tous ces aspects.
La prospective crée aussi des lieux d'échanges et de débats dans lesquels les acteurs apprennent à se comprendre. Je ne vais pas revenir sur l'estuaire de la Seine, mais il y a eu des moments de discussion, de débat, de compréhension mutuelle importants entre ces acteurs qui vivent sur un même territoire, des confrontations productives, avec la capacité de regarder l'avenir, de construire l'avenir ensemble.
Au bout du compte, la prospective se cherche très souvent comme une démarche de modification, de travail sur les représentations des acteurs. On sait bien que, souvent, ce sont ces confrontations ou ces incompréhensions entre diverses représentations qui rendent impossibles la construction de politiques ou les arbitrages politiques. Là, c'est plutôt votre secteur de responsabilité. Je vous laisserai la main, bien sûr, sur cet aspect.
Joël BOURDIN
Merci, Monsieur Chapuy. Si vous le voulez bien, nous allons enchaîner sur le deuxième atelier. On fera ensuite un regroupement des questions sur les deux ateliers.
La deuxième séquence est consacrée à la recherche publique. Je vais donner tout d'abord la parole à Madame Sandrine Paillard, économiste, directrice adjointe en charge de la prospective à la Délégation à l'expertise, à la prospective et aux études de l'INRA, qui a un regard particulier sur l'avenir de l'agriculture et de ses filières. Madame Paillard vous avez la parole.
II. LA PROSPECTIVE, UN ÉCLAIRAGE DES CHOIX DE SOCIÉTÉ CONDUITS PAR DES OPÉRATEURS PUBLICS DE LA RECHERCHE
A. SANDRINE PAILLARD, DIRECTRICE DE L'UNITÉ PROSPECTIVE DU CENTRE PARISIEN DE L'INRA
Je vous remercie. Je vais vous parler de l'expérience de l'INRA en matière de prospective, avec une intervention en trois points. D'abord un point général sur la prospective à l'INRA : pourquoi cet outil est-il mobilisé ? Une illustration avec la prospective « Nouvelles ruralités à l'horizon 2030 ». Enfin, très rapidement quelques idées à propos des contributions possibles de la prospective aux travaux du Parlement.
La prospective à l'INRA est un mode de réflexion qui est mobilisé depuis déjà plus de quinze ans, pour repenser l'agriculture . Je pense que c'est bien parce que l'agriculture a été confrontée très vite aux enjeux du développement durable, qu'elle a été pas mal bouleversée par des questions de crise sanitaire, des questions de crise de société, des problèmes de compétitivité et de perte d'emplois. C'est pour ces raisons que l'INRA s'est saisi assez rapidement de l'outil prospective.
A l'INRA, l'objectif de la prospective est de produire des savoirs en explorant les futurs possibles, à la fois pour contribuer à définir les orientations de recherche de l'organisme, et pour contribuer aux débats scientifiques et aux débats publics.
De ces points de vue, la prospective à l'INRA est à l'interface de la science et de la société. Des sujets très variés sont traités. On est aussi bien sur des prospectives de filières avec les acteurs de la filière, la plupart du temps, des prospectives territoriales, des prospectives qui vont se focaliser sur des problèmes de régulation. Je pense à la Politique Agricole Commune. Il y a aussi des prospectives sur des enjeux beaucoup plus globaux liés, notamment à la sécurité alimentaire ou au service éco-systémique.
La prospective à l'INRA est toujours une prospective pluridisciplinaire et pluri-acteurs. Nous mobilisons généralement la méthode des scénarios. Nous construisons une variété de scénarios avec un horizon temporel généralement de dix à quarante ans. En tant que prospectivistes, nous sommes, il est vrai, généralement mal à l'aise avec dix ans, et nous préférons nous projeter un petit peu plus loin pour libérer la parole ou libérer les idées. Nous faisons parfois pourtant des prospectives à plutôt court terme, à dix ans.
La prospective pour l'INRA est un outil d'animation du débat, puisqu'il va permettre de mettre en valeur la diversité des points de vue . Cette diversité des points de vue peut être aussi bien relative aux disciplines scientifiques, mais aussi aux expériences des acteurs, des experts. C'est évidemment relatif aux valeurs, ce qui n'est pas forcément évident dans une institution de recherche. La prospective va permettre de mettre en valeur une variété de visions pour l'avenir. C'est un outil qui est aussi utile pour des approches davantage transversales et systémiques.
De ce point de vue, la prospective permet dans un institut de recherche de contrecarrer la tendance à la spécialisation disciplinaire qui est très marquée. Elle sensibilise les chercheurs aux attentes sociétales et aux préoccupations des citoyens. C'est un outil d'anticipation, puisqu'il permet de repérer dans le présent les germes du futur. Il permet d'envisager une variété de futurs possibles, y compris des futurs en rupture complète avec les tendances présentes.
Le corollaire de ces atouts de la prospective est que les scénarios que nous faisons - c'est en général le cas - sont des scénarios qui sont forcément un peu caricaturaux, justement parce qu'ils doivent être porteurs de messages clés pour être vraiment appropriés, être mis en débat. Du coup, ils soulignent le trait. A mon avis, cela fait partie des qualités d'une prospective : être vraiment concis et clair sur les messages qui sont donnés.
Ces scénarios ne se réaliseront sans doute pas, d'une part parce que la réalité sera forcément plus complexe, d'autre part, pace que j'ai dit que nous cherchions dans le présent les germes du futur. Évidemment, il y a des événements qui vont se produire, qui ne sont pas forcément complètement visibles dans le présent. Ensuite, les scénarios ne se réaliseront sans doute pas, puisque c'est l'essence même de la prospective. Nous agissons tous les jours sur la construction de notre futur.
Un autre point important est que la mise en débat des scénarios est complètement indispensable à l'utilité pour la décision. Généralement, un exercice de prospective réunit un certain nombre d'acteurs qui vont avoir des échanges et qui vont pouvoir utiliser la prospective directement, mais il ne faut absolument pas que les scénarios et la réflexion de prospective ne servent qu'aux acteurs qui ont conduit cette réflexion, d'où la mise en débat complètement indispensable.
Voici une illustration avec Nouvelles ruralités à l'horizon 2030 . C'est une prospective que nous avons achevée il y a presque deux ans, et que nous continuons à présenter un petit peu partout en France. Je vais utiliser cet exemple pour illustrer mes propos précédents.
Pourquoi l'INRA s'est saisi de la question des ruralités ? Un certain nombre de dynamiques en cours sont facteurs de transformation des villes et des campagnes et, d'une certaine façon, questionnaient le concept même de ruralité. A l'INRA, trop longtemps, le rural a quand même été très fortement associé au monde agricole, alors que c'est bien sûr beaucoup plus complexe aujourd'hui.
C'est plus complexe parce qu'on a une explosion des mobilités dans les territoires :
- mobilité quotidienne des hommes - travail, loisirs, domicile ;
- explosion de mobilité en termes de biens, de services et d'information.
Parallèlement, et c'est lié, on connaît :
- Une croissance démographique périurbaine très importante, mais aussi, plus récemment, un repeuplement des espaces ruraux.
- Une agglomération des activités dans les métropoles qui se poursuit et qui parfois même s'intensifie, avec une diversité de dynamiques territoriales dans les espaces ruraux, avec des territoires plutôt spécialisés dans l'agriculture et l'agroalimentaire, d'autres plutôt dans l'économie résidentielle - je pense aux espaces ruraux périurbains -, et d'autres encore qui vont être plus centrés sur le tourisme.
- Autre tendance importante : un regain d'attrait pour la nature de la part de la société et une inscription territoriale, des enjeux environnementaux, bien sûr locaux, mais également globaux, puisque les questions de changement climatique ou de biodiversité par exemple ont une inscription territoriale très importante.
- Dernière tendance importante : un pouvoir accru des régions et des grandes agglomérations avec une tendance à la territorialisation de l'action publique que vous connaissez bien.
Je vais essayer très rapidement de vous présenter les quatre scénarios qui ont été produits. C'est difficile en quelques minutes, mais je vais essayer de bien les présenter pour que vous puissiez vous imaginer les futurs que le Groupe a envisagés.
Le premier scénario est celui qu'on a appelé « Les campagnes de la diffusion métropolitaine » qui, à l'horizon 2030, poursuivent les tendances à la périurbanisation et à l'artificialisation des terres.
Comme sans doute vous le savez, depuis une vingtaine d'années, l'espace agricole perd environ 60 000 hectares par an de terre, via l'artificialisation, ce qui correspond à la perte d'un département tous les dix ans. Dans ce scénario tendanciel, on a vraiment imaginé quelle sera la signification des ruralités et des relations entre villes et campagnes dans une France où la périurbanisation se poursuit.
Dans ce scénario, les grandes villes s'étalent et les campagnes se périurbanisent, avec une périurbanisation généralisée, de fortes mobilités journalières et hebdomadaires. On vit et on travaille dans des lieux très différents. Les ménages recherchent la maison individuelle. On a une polarisation métropolitaine de plus en plus prononcée des activités, avec une économie rurale qui est essentiellement résidentielle et peu qualifiée.
En termes d'aménagement de l'espace, on peut observer en 2030 un tissu discontinu de pavillons, d'espaces agricoles, de bois, de routes, de zones d'activités en fonction des préoccupations environnementales, quelques corridors et sanctuaires écologiques.
C'est un scénario, en réalité, qu'on peut appeler scénario de « laisser-faire », où les ménages essentiellement, mais également les zones d'activités aménagent le territoire. Les ménages, notamment, en déménageant et en allant de plus en plus loin des centres-villes, aménagent le territoire.
En illustration, vous avez la région Midi-Pyrénées, avec à gauche la variation de la population communale entre 1975 et 1999, et à droite la même variable entre 1999 et 2005. On voit bien le mouvement de périurbanisation qu'on a connu. C'est vraiment l'illustration du fait que nos scénarios sont bien liés au repérage dans le présent des germes du futur.
L'idée du deuxième scénario que nous avons appelé « Les campagnes intermittentes des systèmes métropolitains » est de forcer un petit peu les tendances actuelles de multi-appartenance des individus. Très fréquemment, les individus vont passer une partie de leur temps en ville, voire dans de très grandes villes, et une partie assez importante de leur temps à la campagne. La caricature de cela est peut-être aussi l'achat croissant par des Néerlandais ou des Anglais de propriétés dans la campagne française.
On a voulu faire un scénario qui renforcerait ce type de tendance avec des individus nomades entre villes et campagnes, des campagnes considérées comme très attractives, liées à leur patrimoine et connectées aussi à des métropoles. C'est un scénario de la multi-appartenance des individus entre villes et campagnes. C'est aussi un scénario où les réseaux de transport et de technologie de l'information sont très développés.
Les territoires ruraux sont très singuliers et cette singularité en fait l'attractivité. Ce peut être le patrimoine, mais ce peut être aussi des styles de vie. On a une économie très ancienne, à la différence de l'économie résidentielle, dans le sens où elle est liée à la présence intermittente de différents types d'individus dans les territoires.
On a une agriculture de qualité, multifonctionnelle qui produit de l'alimentation, mais aussi de l'entretien du paysage et de la gestion des écosystèmes. Typiquement, ce type de scénario appelle une gouvernance qui peut être hybride, mais qui est vraiment fondée sur des projets de valorisation d'un patrimoine et d'un territoire. Pour illustrer ce scénario, voici la gare TGV d'Avignon qui est en pleine campagne. Je pense qu'elle illustre bien ce deuxième scénario.
Le troisième scénario est le scénario de crise : « Les campagnes au service de la densification urbaine ». La crise énergétique et du changement climatique fait que la ville doit se verticaliser avec des campagnes qui sont quasiment désertes et au service des urbains. Comme je vous l'ai dit, c'est vraiment uns scénario, où on ne peut plus se permettre la périurbanisation, à cause des problèmes du coût du transport et des effets du transport sur le changement climatique.
On va avoir une spécialisation fonctionnelle des espaces ruraux qui vont être vraiment au service de la ville, avec des espaces qui vont être dédiés à la production d'énergie, d'autres à celle de biens alimentaires, d'autres encore à celle de services écologiques, car ils sont complètement indispensables. D'autres, plus proches de la ville, vont être dédiés à la logistique.
Comme l'illustre la photo, les villes vont intégrer la campagne, car les individus ont besoin de nature, mais on ne peut pas utiliser suffisamment les transports. On doit donc limiter les allers et retours entre villes et campagnes. Donc, une illustration de campagne dans la ville et d'agriculture très high tech.
Un quatrième scénario : « Les campagnes dans les mailles des réseaux de ville ». C'est sans doute un scénario qui aurait votre préférence, puisque c'est un scénario où les collectivités territoriales aménagent le territoire. On a ici le Schéma régional d'aménagement et de développement du territoire de Basse-Normandie à l'horizon 2025, où on voit le maillage d'un réseau de petites villes.
Les nouvelles ruralités : quelle utilité pour la décision après presque deux ans ? Cela a eu une utilité pour l'orientation de la recherche à l'INRA, sur tout ce qui est agriculture périurbaine, mais plus largement les interactions entre villes et campagnes. Ce sont des scénarios qui ont été largement mis en débat et appropriés par les acteurs du territoire, puisque pendant presque deux ans, nous avons présenté ces scénarios dans le cadre de CESR, de conseils régionaux, de réseaux ruraux régionaux, d'établissements publics fonciers. Cela a permis d'alimenter la réflexion des décideurs.
Quelles contributions aux travaux du parlement ? J'axerai mes propos sur trois points.
- La première idée qui a été bien développée est que la prospective permet une approche moins segmentée et davantage anticipatrice de l'action publique . L'idée de la périurbanisation et des risques est bien une évolution qui appelle à des politiques dans différents domaines. Il faut donc essayer d'avoir une approche moins segmentée.
- C'est un outil pour animer le débat public et sensibiliser les acteurs et les citoyens . Il est absolument nécessaire, pour que la prospective ait un impact, de la mettre en débat et que ce soit un outil du débat public, voire de la démocratie participative.
- Dernier message : La prospective devrait vraiment permettre une meilleure appropriation par les parlementaires des enjeux scientifiques et techniques . C'est ce qui se passe dans les pays nordiques ou au Royaume-Uni, par exemple. C'est assez peu le cas en France, alors que les enjeux scientifiques et techniques sont vraiment complètement liés à des choix de développement.
Joël BOURDIN
Merci Madame. La délégation de la prospective a été créée pour cela. Je signale à tous que le premier numéro de la Lettre de la Prospective que nous avons fait paraître n'a qu'un seul objet : faire connaître les études de prospective qui nous paraissent intéressantes comme celles de l'INRA « Quelle(s) campagne(s) en France en 2030 ? ».
Je vais maintenant donner la parole à Monsieur Bernard David, ingénieur de formation et chercheur au Commissariat à l'énergie atomique, au sein duquel il est chargé aujourd'hui de la mission pour le développement de la prospective stratégique.
B. BERNARD DAVID, CHARGÉ DE MISSION « PROSPECTIVE STRATÉGIQUE » AU CEA
Je vais effectivement vous parler de la prospective stratégique, telle que nous la menons au niveau de la Direction générale du CEA qui, depuis le début de 2010, s'appelle Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, ce qui correspond d'ailleurs à un scénario que nous avions prévu ; mais le logo reste a priori le même.
Avant de parler du futur, je vais faire un petit retour dans le passé pour vous rappeler d'où vient le CEA et ce qu'il est aujourd'hui , car c'est important pour comprendre la suite. La création du CEA en octobre 1945 traduit alors la volonté de l'Etat de prendre rang parmi les grandes Nations qui maîtrisent la puissance de l'atome.
De cela découle ensuite une aventure assez extraordinaire : la Direction des applications militaires née en 1958 pour développer les têtes nucléaires qui équipent nos forces océaniques et aéroportées. Côté civil, le passage de la recherche aux applications électronucléaire conduit au développement d'une ingénierie qui sera filialisée, et que vous connaissez. C'était Cogema, Technicatome, Intercontrole, qui sont tous regroupés aujourd'hui au sein d'Areva.
Pour les besoins de la défense, le CEA s'investit dans la microélectronique. Là aussi, l'ampleur prise par l'activité génère des filiales industrielles avec la création de STMicroelectronics, Soitec, etc. Aujourd'hui, c'est dans d'autres domaines que se développent les technologies diffusantes du CEA : les technologies de l'information, de la santé et les nouvelles technologies de l'énergie. Tout ceci conduit à un organisme de recherche technologique au spectre très large, qui comporte aujourd'hui 15 800 personnes pour 3,9 milliards d'euros de budget et 10 centres de recherche.
Pourquoi rappeler toute cette histoire ? Ce n'est pas inutile quand on veut faire de la prospective, parce que le futur plonge très profondément ses racines dans le passé . La question qui se pose est la suivante : comment peut se poursuivre cette aventure et quelles en sont les forces motrices ? C'est l'objet de la prospective stratégique dont je vais vous parler.
Je vais commencer par replacer cette prospective du devenir de l'organisme dans la grande variété des prospectives qui sont menées au CEA. Pour mieux comprendre comment ces différentes formes de prospectives se différencient les unes des autres, je vais les positionner dans un référentiel à deux axes :
- elles se différencient d'abord par le niveau de prévisibilité des phénomènes auxquels elles s'intéressent ;
- elles se distinguent ensuite par la nature de la prospective qui est menée. Quand les facteurs d'évolution ou les acteurs clés d'évolution ont une grande inertie, le futur est relativement prévisible. En général, on va chercher à le quantifier. Lorsqu'il s'agit de facteurs beaucoup plus versatiles, on s'attachera d'abord à comprendre et décrire qualitativement tout ce qui peut se passer.
Au CEA, en matière de futur relativement prévisible, on trouvait :
- de la prospective quantitative relative au climat, à l'économie de l'énergie ou encore la démographie des chercheurs ;
- dans une zone plus centrale de mon schéma, on va trouver les prospectives liées aux activités de R&D du CEA ;
- un troisième groupe concerne les prospectives qui s'intéressent à l'environnement politique, économique et social du CEA, aux jeux d'acteurs, de l'échelle mondiale à celle des territoires, et à l'évolution des cadres institutionnels dans lesquels le CEA exerce sa mission.
C'est un domaine où de multiples bifurcations peuvent apparaître sous l'action de facteurs à faible inertie, notamment les comportements humains. Au-delà de ces variétés de l'application de la prospective, on voit bien que le but visé ne va pas être le même, et que les modes opératoires vont sans doute différer.
Je vais maintenant m'intéresser à cet objectif d'agilité stratégique, qui va être la préoccupation principale de notre prospective en tant qu'organisme situé dans un monde où tout bouge de plus en plus vite et dans tous les sens.
Ici, on ne va pas tant utiliser la prospective pour décrire un futur probable, que pour nous faire explorer tout ce qui pourrait arriver, et par cette gymnastique intellectuelle, nous permettre de construire collectivement une représentation du monde qui soit plus riche, plus souple et plus apte à intégrer les imprévus pour en faire des opportunités. Tout ceci, bien sûr, va nécessiter une manière de travailler spécifique, « la méthode CEA » comme l'appellent mes collègues prospectivistes. Elle repose sur trois piliers.
- D'abord, créer les conditions de cette évasion du prêt-à-penser ambiant ;
- ensuite, construire ces repères dont nous avons tous besoin pour comprendre le monde ;
- enfin, formuler concrètement ce retour d'expérience qui va éclairer nos décisions d'aujourd'hui.
Je vais maintenant illustrer ce propos à travers un exercice qui a été engagé, il y a quelques années, lorsqu'il s'est agi d'introduire ce type d'approche prospective dans la réflexion sur l'avenir du CEA. Il y a cinq ans, la prospective n'était pas présente dans les discours et dans les faits, comme elle peut l'être aujourd'hui.
Première étape : il m'a d'abord fallu convaincre. Une grande variété d'acteurs a été désignée pour participer à la première phase du processus qui était d'identifier les bonnes questions à se poser sur l'avenir du CEA. Ce périmètre a encore été élargi et les participants diversifiés pour construire les explorations de prospective proprement dites.
Je reviens à la première phase qui est essentielle, car l'innovation de pensée est d'abord celle du questionnement . En posant cette question, à la fois ouverte et provocante - sur quoi reposera le succès du CEA dans vingt ans ? - on a amené les participants à exprimer et confronter des perceptions de terrain qui pouvaient être encore assez floues, sur ce qui était en train de changer. L'enregistrement des débats est essentiel à ce stade, parce qu'on ne sait pas prendre de notes sur l'inintelligible, c'est-à-dire toutes ces fulgurances qui sont nées des stimulations mutuelles, et qui pourtant vont constituer le terreau d'une approche innovante du questionnement.
Il faut ensuite analyser toute cette matière, la retravailler, l'ordonner, pour la structurer en un modèle de compréhension partagé des problématiques d'avenir . Les allers et retours entre le micro et le macro, entre les faits et ce qui va leur donner essence, sont un aspect essentiel pour la solidité, la crédibilité et la traçabilité de la démarche, et in fine également l'acceptabilité de certains résultats. A toutes les étapes ultérieures, on a d'ailleurs toujours procédé de cette même manière.
Finalement, après cette étape, les participants se sont mis d'accord sur un référentiel de questionnements, organisé en quatre axes, qui correspondent à quatre dynamiques de positionnement du CEA qui sont en compétition :
- sa mission d'intérêt général ;
- son inscription dans la dynamique de construction européenne ;
- son soutien au monde industriel ;
- sa contribution au traitement international des grands enjeux planétaires.
Sur chaque axe, on a formulé trois problématiques de repositionnement du CEA, liées à un environnement en mutation. Le tout a été décrit dans un premier document qui a été largement diffusé ce qui, en soi, a constitué une avancée marquante pour l'organisme dans sa prise de conscience des questions d'avenir.
Une fois que cela a été fait, on s'est mis en ordre de bataille pour aborder ces différents chantiers, selon un agenda cadencé de manière à assurer une permanence des rendez-vous prospectifs à forte visibilité, ce qui est très important en prospective.
En rentrant dans le détail d'un de ces chantiers, je vais maintenant illustrer les deux autres points clés de la méthode CEA que j'ai évoqués :
- l'importance de travailler sur les concepts et représentations pour créer du sens ;
- le retour d'expérience pour nourrir les décisions d'aujourd'hui.
Le chantier « Recherche publique » . Ce chantier posait le problème de l'impact qu'aurait sur le CEA une réforme du système de recherche publique français. Plus précisément, le questionnement portait sur la capacité qu'aurait le CEA de préserver une culture, une organisation et des processus de fonctionnement spécifiques issus de son histoire et qui font sa force.
Comme dans chacun des chantiers, la première étape a été consacrée à l'approfondissement d'un concept clé dans la compréhension des processus. Le questionnement s'est centré sur la notion de recherche publique. D'où vient-elle ? Quelle a été son évolution au fil des ans ? Quelle est la tendance actuelle ?
Je ne détaillerai pas ici plus de deux siècles d'histoire, qui sont décrits dans un article qui vient de paraître dans la revue Futuribles de février. Le résultat important a été cette prise de conscience d'une confusion largement répandue entre trois logiques de recherche nécessaires à la prospérité de la Nation, mais aux caractéristiques assez différentes, voire exclusives à certains égards. On le voit bien ici, par exemple au niveau de la finalité de la recherche, dans le type de consignes données à ses acteurs, ou encore dans l'autorité en charge du contrôle, et la nature de ce qui est évalué.
Historiquement, l'Etat s'est essentiellement attaché à ce qui relevait de sa sphère de contrôle directe ; aujourd'hui, les politiques publiques de recherche et d'innovation s'intéressent de plus en plus à ce qui relève des deux autres logiques. En particulier, en voulant faire de l'université le fer de lance de la recherche d'intérêt national, l'Etat a mis en place un système unique de gouvernance qui imbrique les deux logiques étatique et académique, notamment en créant l'Agence de programmation ANR et l'Agence d'évaluation AERES.
Ce modèle de compréhension, qu'on ne va pas développer ici, a été bien utile au CEA pour expliquer en quoi il ne fallait pas aller trop loin dans la confusion des logiques, et préserver une certaine cohérence entre les objectifs et les moyens. Aujourd'hui, les pouvoirs publics ont revu leur position sur cette question de l'uniformisation du système, et on se dit que la diffusion de ce modèle de compréhension y a largement contribué.
Fort de cette compréhension, on a alors construit un modèle d'évolution pour explorer les futurs possibles , modèle qu'on a voulu simple. Quatre déterminants et pour chacun quatre hypothèses d'évolution maximum. Cela ne paraît pas du tout simpliste, comme on le verra par la suite. Un tel modèle a surtout l'avantage de forcer les gens à se mettre d'accord sur l'essentiel et de permettre ensuite l'appropriation par le plus grand nombre.
Dans notre modèle, le premier déterminant retenu a trait à la forme organisationnelle qui prévaudra au sein du système de recherche français. Le second précise la modalité dominante de financement des acteurs publics de la recherche. Le troisième s'intéresse à la gouvernance du système et le dernier concerne la manière dont sont gérées les ressources humaines affectées à la recherche.
Une fois cette carte posée, il suffit de tirer une carte dans chacune pour construire un scénario. On va évidemment éviter ce qui n'aurait ni sens ni cohérence et construire un jeu de scénarios contrastés , forcément un peu caricaturaux, cela a déjà été dit, pour bien frapper les esprits.
Dans Conquistadors , les pouvoirs publics français ont donné aux acteurs de la recherche les marges de manoeuvre nécessaires pour se projeter, de façon offensive, dans la compétition internationale pour le financement de projets. Il en a résulté des réaménagements progressifs d'organismes rendus acceptables pour les chercheurs par le maintien d'un certain nombre de protections.
Super attracteur a concentré des efforts de la France sur le développement de grandes infrastructures de recherche qui attirent les projets et les chercheurs du monde entier. Une bonne partie des chercheurs nationaux se consacre à la R&D de ces instruments. Seule persiste une recherche stratégique nationale dans quelques domaines régaliens.
Dans NéoColbert , la France joue la carte de ses grands organismes capables d'appréhender globalement les grandes questions liant le politique, l'économique et le scientifique. L'Etat assure une dotation de base, négocie de grands partenariats industriels et met en place des collaborations internationales dans le cadre d'une activité diplomatique renforcée.
Campuzzle : la France peine à trouver sa voie entre une tradition colbertiste persistante et une volonté forte de construire la prospérité future sur les dynamiques de territoires. Les régions n'ont pas les moyens des ambitions affichées. Elles sont en compétition ouverte, chacune poursuivant sa trajectoire propre sur des budgets émiettés.
Enfin, Tour d'ivoire marque l'incapacité de la communauté nationale à dépasser les blocages institutionnels et statutaires pour moderniser le dispositif public de recherche. La recherche publique n'a plus la cote et s'étiole. Seuls les EPIC échappent partiellement à la sclérose du fait de leur statut. Les pouvoirs publics sont conduits à encourager le développement de structures alternatives de recherche mais, de toute façon, le métier n'attire plus.
Une fois les scénarios assemblés, on s'est interrogé sur les trajectoires possibles. Il y a trois ans, l'orientation était plutôt vers Campuzzle . Ce qui est amusant, c'est que les années écoulées depuis nous ont fait passer par un certain nombre de points de bifurcation figurant ici, notamment vers Super attracteur et Néocolbert.
Je n'en dirai pas plus pour aller directement aux enseignements qu'on va tirer de ces explorations. Le premier niveau d'enseignements est un travail analytique qui compare le devenir du CEA avant les différents scénarios. La partie haute de ce tableau décrit le fonctionnement du CEA. La partie basse précise les risques, les opportunités, les postures gagnantes. Rien que la première ligne vous montre bien la variété des situations qui sont explorées ici. Je ne vais pas détailler plus loin ce tableau et passer au second étage, le retour d'expérience qui consiste à focaliser l'attention sur tel ou tel aspect critique révélé par ce travail analytique méthodique.
Ici, par exemple, on s'intéresse à la question délicate des interactions entre la communauté scientifique du CEA et le monde académique. Ces interactions sont indispensables pour le ressourcement des équipes mais, en même temps, il faut préserver dans la durée la capacité du CEA à se démarquer de ce qui se fait ailleurs.
Si je place les différents scénarios dans ce référentiel, on voit que bien peu satisfont simultanément aux deux critères. Si on qualifie maintenant la dynamique dans chacun des cadrans, on voit combien cette question de la double condition ressourcement/différenciation est critique pour l'avenir. Cette analyse conduit aujourd'hui à porter une attention particulière aux conditions permettant d'aller vers un scénario gagnant.
Enfin, au dernier niveau du retour d'expérience, on va quitter l'analytique pour exprimer les convictions profondes que font émerger ces explorations. Par exemple, lorsque l'Agence de programmation de la recherche ANR a été créée en 2005, cela s'inscrivait dans une vision de la séparation - on dit aussi disjonction - des fonctions de pilotage, de programmation et d'exécution de la recherche, qui est représentée ici.
C'est une vision centrée sur l'Etat, tenant peu compte de l'influence croissante d'autres commanditaires de la recherche publique. Dès 2007, forts de l'analyse des dynamiques des différents scénarios, nous étions convaincus que le poids croissant de ces autres acteurs - grandes entreprises, mécènes, Union européenne, etc. - les amènerait inéluctablement à se coordonner pour maximiser l'utilité collective de la contribution de chacun, selon un modèle de disjonction généralisée qui est représenté ici à droite.
Concrètement, le CEA s'est, dès cette époque, inscrit dans cette perspective, ce qui lui a permis de se présenter en bonne position lors de la création récente des alliances pour la recherche, ces alliances auxquelles tous les acteurs se rallient aujourd'hui et apparaissent comme un premier pas vers ce modèle de disjonction généralisée, ce qui conforte la vision née des explorations de prospective.
Plus généralement, cette vision nous a incités à réfléchir sur l'évolution des jeux de pouvoir qui vont apparaître dans la gouvernance publique , du fait de ces alliances d'intérêt entre des sphères publiques et privées qui s'interpénètrent de plus en plus. Cette dernière observation sur l'évolution des gouvernances nous fournit une transition facile vers ce que l'expérience du CEA peut modestement apporter aux réflexions prospectives du Sénat.
Je ferai deux suggestions. La première suggestion renvoie à ce schéma qui présentait les trois grandes formes de prospective. On a toujours tendance à s'investir préférentiellement dans l'une ou l'autre des formes de prospective. Il faut donc être attentif aux impasses qu'on pourrait faire en matière d'exploration du futur. Bien évidemment, dans le droit fil de ce que j'ai présenté, j'attire votre attention sur les jeux d'acteurs et de pouvoir liés aux multiples évolutions institutionnelles que nous connaissons aujourd'hui. Bien sûr, le Sénat n'échappera pas aux impacts de ces évolutions.
D'où ma seconde suggestion que le Sénat ne s'oublie pas lui-même dans ses réflexions sur l'avenir . J'observe d'ailleurs une certaine analogie avec la situation du CEA qui, partant d'un ancrage exclusif au niveau national, s'inscrit de plus en plus dans le jeu multi-acteurs avec d'un côté l'Europe, de l'autre les territoires. La mise en oeuvre du traité de Lisbonne d'un côté, la réforme des collectivités de l'autre, constituent deux évolutions majeures qui vont nécessairement impacter le positionnement du Sénat .
Par exemple, on dit que le pouvoir des parlements nationaux est renforcé par le traité de Lisbonne. Mais est-ce avec un fonctionnement identique à celui d'aujourd'hui ? Que faut-il faire pour se saisir de cette opportunité ? Quels nouveaux équilibres pourraient s'établir entre les fonctions législatives et de contrôle ? Quelle internationalisation de l'action du Sénat faudrait-il envisager ? Quelles alliances pourraient s'avérer utiles au niveau européen ?
J'esquisse déjà des déterminants. Reste à choisir les hypothèses et à construire les scénarios, mais là, je m'arrête parce qu'ici, c'est vous les experts. Je vous remercie de votre attention.
Philippe POULETTY
J'ai bien aimé la présentation de Monsieur David, mais j'ai été très frappé qu'il ait présenté l'ANR comme une agence de programmation de la recherche, ce qu'elle n'est absolument pas. C'est une agence de financement. Le choix de ses mots illustre bien la résistance des grands organismes, dont le CEA, à la politique de financement par projet de l'ANR, où on découple le financement des employeurs de chercheurs pour éviter les conflits d'intérêts.
DÉBAT AVEC LA SALLE
Joël BOURDIN
Nous allons passer aux questions sur les deux premiers ateliers. Monsieur Postel-Vinay.
Grégoire POSTEL-VINAY
Je m'occupe de la stratégie de la DGCIS, c'est-à-dire de la Direction générale de la compétitivité des industries et des services. J'aurai juste trois observations. Je ne sais pas si ce sont des questions.
La première est que j'ai été tout à fait séduit par les exposés sur les questions d'objectifs et de méthodes présentés par Hugues de Jouvenel, Monsieur Chapuy, et Bernard David. Sur ce point, je crois qu'il n'y a pas de divergences.
La seconde serait à la fois un message d'optimisme et de facteur de fragilité par rapport au dilemme exposé par Hugues de Jouvenel sur le fait que loin du prince on est inutile, et que trop près, on est phagocyté par des tâches de pompiers, en particulier dans une période où, comme il y a de l'eau partout à la suite de l'incendie, on patauge un peu et que pour repeindre les murs cela devient difficile.
L'élément d'optimisme, c'est que la création du Programme interministériel de prospective sur les mutations économiques a tout de même conduit à des travaux sur les éco-industries. Ceci a abouti à des programmations de long terme significatives en termes de choix.
Je rejoins ce qu'a dit là aussi Hugues de Jouvenel sur le fait que la prospective est revenue un peu à l'ordre du jour. Je serai moins pessimiste que lui sur FutuRIS. Je pense que ce qui a été écrit à cette occasion a participé à la remontée de l'effort en termes de recherche et d'innovation à partir de 2003 et surtout 2005, et aux réformes qui ont été mises en oeuvre à partir de 2007. Je peux témoigner que cela a toujours servi dans la stratégie nationale de recherche et d'innovation. Cela sert aussi dans la concentration des moyens sur les pôles de compétitivité et sur les projets qui sont montés actuellement pour atteindre des masses critiques significatives, plutôt que du saupoudrage. Donc un facteur d'optimisme.
Il y a des facteurs de fragilité sur lesquels il me semble qu'il faut insister. Qu'il s'agisse des budgets ou des ressources humaines, nous sommes en diminution au niveau de l'Etat. Ceci est à rapprocher de ce qui s'est passé dans les années 1993, lors d'une crise qui était beaucoup moins grave que celle-ci où on voyait simultanément s'accroître les discours sur l'Etat stratège, sur la nécessité de vision de long terme, etc., et où, simultanément, la partie des moyens pour répondre à cette exigence diminuait. Je pense qu'il faut éviter ce risque sérieux de schizophrénie.
L'autre facteur de fragilité est lié à la crise : c'est sur l'articulation prospective et stratégie. Lorsque les Etats-Unis larguent dans la nature 730 milliards de dollars pour un plan de relance, les Chinois 560, on est dans des ordres de grandeur qui bouleversent tellement les principaux points de repère qu'on arrive forcément dans ce qu'a dit Pierre Chapuy tout à l'heure, c'est-à-dire qu'un grand nombre d'hypothèses de base sont largement bouleversées par les masses en cause. Il faut donc une réactivité forte, et par conséquent de l'interactivité entre les acteurs en permanence, sinon on risque d'être fragilisé.
Ce que je constate aujourd'hui pour la partie interministérielle qui, certes, progresse, c'est qu'il y a encore un manque d'interaction entre les analyses de long terme budgétaires - j'ai appris avec intérêt que le Sénat réfléchit à ce que serait le budget à l'horizon 2030 -, et les travaux de chacun des ministères dépensiers, chacun pour ce qui le concerne. En pratique, si on se trouve dans une situation où l'Etat est exsangue et les collectivités locales aussi, à horizon de temps donné, à ce moment-là, les marges de manoeuvre sur l'investissement bouleversent considérablement ce qu'on peut faire, et cela pose des questions nouvelles sur les participations nouvelles privées et publiques et sur l'organisation des priorités. Cet aspect bouclage entre budget et les progrès de chacun me semble un sujet à l'ordre du jour.
Que faire ? J'ai pour ma part trois suggestions. D'abord, la participation des experts aux travaux du Parlement, et notamment du Sénat, comme gardien du temps long, me paraît effectivement utile . Il y a sur la place de Paris de bons experts en la matière. Ils ne sont pas si nombreux que cela, par conséquent, l'entrecroisement des travaux des uns et des autres, dans le respect de la séparation des pouvoirs et de la Constitution, bien entendu, est clairement une priorité que l'urgence créée par la crise rend nécessaire.
La deuxième est la coopération internationale, c'est ce qu'a bien montré, me semble-t-il, le travail que vient d'exposer Bernard David : on ne peut pas penser seuls, pour nous-mêmes, notre avenir sans réfléchir simultanément avec nos amis européens , avec des structures et des comparaisons internationales éventuellement plus vastes.
La troisième serait sur les priorités . J'en donnerai seulement trois. La première, c'est l'Asie, dont on ne parle pas suffisamment en tant que telle, même si on fait des projections à long terme sur la Chine, l'impact de ce continent sur l'industrie, sur les services à caractère industriel est à ce point colossal qu'il faut réellement revisiter ce que nous faisions en la matière, et envisager un basculement de pouvoir, qui me paraît probable, entre Etats-Unis et Chine.
La deuxième est sur le budget . Dans la situation actuelle, il y a plusieurs façons de réduire des difficultés budgétaires. Je vais les traiter de manière purement technique : il y a l'inflation, la fiscalité, le report sur les générations futures, les conflits et l'innovation.
L'inflation pose des problèmes considérables. La fiscalité est difficile à augmenter, compte tenu de la stabilité de nos voisins, et par conséquent du différentiel de compétitivité, comme l'a expliqué d'ailleurs le président de la République lundi dernier. Le report sur les générations futures n'est pas tenable à long terme, et par conséquent il pose aussi un problème. Les conflits, c'est-à-dire le non-paiement de dettes, conduisent à des situations qui sont redoutables. Il reste donc l'innovation. C'est mon troisième et dernier point.
Ne pas casser le moteur de l'innovation et des entreprises pour la création de richesses sans laquelle aucune des solutions et des préoccupations légitimes, qu'elles soient en matière de santé publique, de retraites, de tout ce qu'on veut, ne sera possible que lorsqu'il y aura les marges de manoeuvre nécessaires. Ceci doit être une forte priorité dans les travaux qui seront entrepris. C'est d'ailleurs la même chose que les priorités affichées par le Président de l'Union européenne en parlant d'impact pour la croissance et l'emploi, ce qui me semble être un axe fort qui devrait structurer nos travaux.
Évelyne DIDIER, sénatrice de Meurthe-et-Moselle
Je voudrais souligner la qualité des interventions et remercier les différents intervenants. Dans la dernière intervention, il y a quelque chose que je n'ai pas entendu, c'est un partage différent des richesses. Il me semble que c'est une des données qui devraient être évoquées.
J'aurais une question peut-être pour les spécialistes de la prospective. On a beaucoup dit que l'avenir se réfléchissait par regard au présent, voire au passé. J'aurais envie de poser la question d'une autre manière. Le passé et le présent ont-ils creusé des lignes de force telles que nous sommes dans une évolution ou plutôt dans des ruptures ?
Je voudrais dire enfin que nous sommes, nous parlementaires, forcément des généralistes, et pas des spécialistes, que les interventions sont très riches, qu'il nous faudra un temps pour les digérer. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer.
Fabienne KELLER, sénateur du Bas-Rhin
Je voudrais à mon tour remercier l'ensemble des intervenants pour la richesse des présentations. On a tous un peu rajeuni. On était un peu en cours aussi. On vous a écoutés. Il y avait de la matière. Il est vrai que pour la dernière présentation, je serais heureuse d'avoir le PowerPoint . Je pense que ce sont des matheux qui ont rédigé cela, car c'est très rationnel.
Joël BOURDIN
Elle est polytechnicienne.
Fabienne KELLER
Cela m'a juste bien rajeunie. Plus sérieusement, merci pour ces présentations très complémentaires. Nous sommes tous très heureux de nous engager derrière le président Joël Bourdin dans ce travail de prospective, et grâce aux administrateurs qui s'engagent dans cette démarche. Notre positionnement est complémentaire du vôtre. On n'a pas vocation à faire nous-mêmes des études trop complexes, mais en revanche on peut peut-être essayer de comprendre une matière qui existe et qui permet des croisements d'analyse, des compléments de regards.
Je voudrais insister sur cet aspect, car il va falloir que nous choisissions entre le stratège et le pompier. Donc le mieux, ce serait de nous aider à faire le lien entre ce qui risque d'arriver, les tendances, les facteurs et comment, texte après texte, décision après décision, ou analyse après analyse, on peut faire cheminer une conviction partagée qui permet de rendre acceptables un certain nombre de décisions.
Un exemple concret : je pense au développement durable. Je pense que nous sommes tous d'accord sur l'objectif pour l'instant. Nous avons tous pris conscience d'un certain nombre de réalités, mais nous ne sommes pas forcément capables de prendre des décisions et des arbitrages de court terme.
Pour faire très court, nous sommes tous à peu près certains que le réchauffement climatique aura lieu, mais payer la taxe carbone tout de suite, seul un Français sur trois est prêt à le faire. Pour ma part, je voudrais aussi dire qu'on a évoqué beaucoup de sujets assez techniques, scientifiques ou qui donnent lieu à des modélisations. Les thèmes sur lesquels nous sommes plusieurs à vouloir nous investir sont des thèmes très humains, ou peut-être la dimension d'analyse sociologique, le mélange de facteurs, certains pouvant être vérifiés et mesurés, d'autres pas du tout, car très intuitifs et beaucoup plus qualitatifs, me semblent une dimension importante aussi de ce travail prospectif. Je vais parler de ma petite chapelle.
Pour ma part, je voudrais travailler sur les difficultés des jeunes de dix, quinze ans dans les quartiers très sensibles. Quel avenir dessine-t-on, puisqu'une grande partie de la jeunesse grandit aujourd'hui dans les quartiers fragiles ? Quels sont les facteurs ? Comment peut-on influer ? C'est un mélange d'analyses très quantifiées et de réalités, de ressenti, de vécu par les acteurs.
Si vous pouvez nous donner aussi quelques clés sur comment on fait quand on a une base d'informations très variée, comment on construit aussi, entre des univers très variés, une conviction partagée qui permet de tracer des orientations que, politiquement après, nous pouvons faire accepter de manière très large. Merci.
Michel THIOLLIÈRE, sénateur de la Loire
Moi aussi, je me réjouis de ce qu'on a entendu qui est très rafraîchissant intellectuellement parlant, et qui est au coeur de nos préoccupations, puisqu'on travaille à l'articulation entre ce que sont les populations et les territoires, en permanence.
Vous avez fort bien développé l'échelle du temps et le temps de la prospective dans vos différentes études. Vous avez également développé le point de vue qui est le vôtre par rapport aux différents sujets que vous avez évoqués. La question que je me pose est la suivante : quel est le bon niveau pertinent de territoire par rapport auquel on peut travailler en fonction, comme on l'a vu avec le CEA, de ce que sont nos territoires, nos régions, nos collectivités territoriales ? Le monde, tel qu'il est, est en train de bouger. Quel vous paraît être le niveau pertinent pour avoir des prospectives qui sont les plus fiables possible ?
La deuxième question que je me pose est par rapport à vos perspectives temporelles que vous situez à dix, vingt ou trente ans suivant les cas. Or, il me semble, à travers ce que je peux vivre de mon côté en tant qu'élu, que c'est une sorte d'éloignement progressif du temps de l'action publique et du temps des activités privées. A savoir qu'il semble que les activités privées se développent plus vite, ou en tout cas, se transforment plus vite, alors que le temps de l'action publique est de plus en plus lent.
Quand vous parlez de vingt ans par exemple, c'est à peu près le temps qu'il faut entre le concept ou l'imagination d'un grand projet public et sa réalisation. Sans aller très loin, c'est simplement ce temps qu'il faut pour mettre en place une grande infrastructure de transport, une grande infrastructure hospitalière.
Quand on voit le temps qu'il nous faut pour mettre en place de grandes infrastructures, beaucoup de choses me semblent déjà prédéterminées dans notre action publique alors que vous êtes en train de nous dire qu'il faudrait qu'au contraire on soit dans des logiques parfois de rupture ou d'évolution qui ne sont pas déjà conditionnées par le travail de l'action publique.
La question que je me pose est la suivante : dans les scénarios que vous avez évoqués les uns et les autres, quels sont ceux qui ont une chance de réussite dans notre pays aujourd'hui par rapport à ce qui est une extrapolation par rapport au présent et les possibilités de changement ? A l'évidence, il y a des grands paquebots qui sont déjà lancés, et on ne peut pas leur faire changer de cap du jour au lendemain.
Joël BOURDIN
Je vais simplement donner une information, sans me permettre de répondre, à propos de la question posée par Évelyne Didier sur le partage des richesses. C'est la commande qui nous a été faite par le président du Sénat. Je devrais présenter un rapport à la délégation et au président du Sénat au mois de septembre, sur l'évolution prévisible de la valeur ajoutée et de la gouvernance sociale des entreprises. C'est un vaste sujet auquel, chers collègues, vous pourrez apporter vos contributions. Qui veut répondre à nos sénateurs ? Monsieur de Jouvenel ?
Hugues de JOUVENEL
Je ne prétends pas répondre à toutes ces questions. Je veux juste faire peut-être quelques remarques. Les unes sur les aspects de méthode et les autres sur les questions de fond qui ont été évoquées. Sur les aspects de méthodes, il vous a été présenté des scénarios sous forme d'images. Monsieur le sénateur Thiollière, vous êtes bien aimable en disant qu'on a insisté sur la nécessité de prendre en compte la dimension du temps. Non, on n'a pas suffisamment insisté sur cette dimension.
La prospective, ce n'est pas le long terme, c'est tout le trajet qui va du présent à l'horizon 2020, 2030 ou 2050, et tout le trajet qui nous ramène de 2050 ou 2020 vers le présent pour savoir ce qu'on fait demain matin. Je crois que cela n'a pas été dit, et je voulais le préciser. Dans un scénario, il y a à la fois la représentation qu'on se forge de la situation actuelle et il y a les cheminements qui correspondent à autant de « si » et de « alors ». Là, il s'agit de savoir quel acteur peut agir sur quel levier et à quel moment pour sortir du tendanciel et bifurquer dans une autre direction.
Je suis sur les aspects temporels, l'autre question porte sur les échelles territoriales, mais je pense que les uns et les autres vont réagir. Je fais, moi aussi, beaucoup d'accompagnement de démarches de prospective territoriale, et je tends à penser que toutes les échelles géographiques sont bonnes à prendre, dès lors qu'il y a des acteurs qui sont prêts à agir et ont les moyens d'agir.
Sur une prospective d'un quartier, cela a du sens, sachant qu'on ne va pas considérer le quartier in vitro , mais qu'il faut prendre en compte son environnement extérieur. Faire une prospective au niveau d'une communauté urbaine, d'une communauté d'agglomération, d'un département ou d'une région a également du sens.
Suivant le type de problème posé, on va être amené à définir des horizons qui, en règle générale, sont un peu des horizons qui sont des compromis entre - vous l'avez dit vous-mêmes - des horizons longs parce que les infrastructures en transport engagent le territoire pour des décennies, sinon des siècles, et des horizons plus courts, parce qu'on ne construit pas une halte-garderie pour des siècles.
Dernière remarque sur les aspects de méthode : Fabienne Keller a rappelé que tout cela avait l'air très mathématique. Je dois quand même insister sur le fait qu'une démarche prospective - tout le monde l'a dit ici - se veut pluridisciplinaire, systémique, holistique, pour laquelle on va être amenés à prendre en compte des variables molles aussi bien que des variables dures. Méfions-nous de notre penchant qui est de nous précipiter sur les variables dures sous prétexte qu'on sait les mesurer - ce qui ne veut pas dire que les chiffres, pour autant, sont justes et robustes -, et de négliger trop les variables molles. Par exemple, quand je regarde les territoires ou les organisations, je vois bien que la capacité des gens à travailler ensemble, que le portefeuille de compétences, le degré de confiance, le fait d'être animé, d'être mobilisé autour d'un objectif collectif, ce sont des variables molles que l'on mesure moins aisément, mais qui sont peut-être autrement plus déterminantes.
Ceci m'amène à faire une remarque en rapport avec la réflexion de Grégoire Postel-Vinay s'agissant d'innovations. Un des grands problèmes dans ce pays est que quand on parle d'innovations, on pense tout de suite aux innovations scientifiques et technologiques, et on néglige beaucoup trop l'aspect innovation sociale, socioculturelle, socio-organisationnelle.
Moralité, on a une fuite en avant dans les investissements physiques - on voit cela dans les entreprises, mais aussi dans les territoires - qui sont souvent utilisés à 20 ou 30 % de leur capacité, sinon moins, parce qu'on n'a pas fait les investissements corrélatifs qui étaient nécessaires pour que les gens acquièrent des savoir-faire, s'organisent autrement, etc.
Pour rebondir sur ce que disait Grégoire, on ne peut pas raisonner sur la France in vitro. On est dans un monde qui bouge avec des équilibres ou des déséquilibres géoéconomiques et géopolitiques absolument majeurs. On peut discuter sur la Chine, sur l'Inde, sur le Brésil qui est en train de « nous tailler des croupières » en Méditerranée au moment où on s'embarque sur l'UPM (Union pour la Méditerranée) . En tout cas, il me paraît clair que la fonction prospective en France sur le contexte géopolitique international est défaillante. Il y a des carences importantes qu'il faut relever.
Je termine par un mot sur tendances et ruptures . Il y a des tendances lourdes. On ne va pas inverser le vieillissement démographique. Il peut être plus ou moins intense selon les territoires. On est plus vieux dans le Sud que dans le Nord, et pour cause, mais on n'a aucun moyen d'inverser la tendance avant plusieurs décennies. Concernant le changement climatique, à supposer qu'on cesse à l'instant d'émettre des gaz à effet de serre, vu la durée de vie des gaz qu'on a déjà émis, on est empuanti pour un siècle.
En revanche, il y a des phénomènes de rupture. Autrement dit, méfions-nous de ne pas extrapoler le passé. Sandrine a, je crois, évoqué l'économie résidentielle, qui est très ancienne, sur laquelle Laurent David a fait des travaux tout à fait remarquables. De là à extrapoler ce qu'on a observé dans le passé sur le futur, je dis : « Méfions-nous. ». L'économie résidentielle est très ancienne. C'étaient des territoires qui vivaient grâce à des gens qui étaient partis en préretraite, qui étaient en bonne santé, qui avaient vingt ans de retraite en bonne santé avec de hauts revenus et qui jouaient un rôle stimulant vis-à-vis de la demande. Mais les gens qui vont partir à la retraite en 2015, 2020, 2025 auront-ils le même pouvoir d'achat que ceux qui sont partis à la retraite en 1990, 1995 ? Personnellement, j'ai beaucoup de doutes. S'ils n'ont pas fait le plein de leurs droits et qu'il leur manque une annuité de cotisation, il leur manquera 30 % de pouvoir d'achat.
Ce n'est pas parce qu'on a observé hier que l'économie résidentielle jouait un rôle déterminant dans la dynamique de nos territoires qu'on peut bâtir une stratégie à l'horizon des vingt prochaines années, en extrapolant purement et simplement sur cette tendance.
Pierre CHAPUY
Je souscris évidemment à tout ce qu'a dit Hugues. Je voudrais juste insister sur deux points. Je ne sais pas si c'est en réponse directe à certaines questions, mais sur l'importance de la rétrospective, on a beaucoup parlé du présent, mais il faut regarder aussi loin dans le passé qu'on doit ou qu'on a envie de regarder dans le futur.
Le temps passé à la rétrospective, à la construction d'une représentation partagée des facteurs clés qui impactent le sujet considéré est une part importante des démarches de prospective (cela suppose de rassembler la documentation sur ces facteurs, de prendre en compte leurs interactions, de prendre conscience du rythme de chacun de ces facteurs - certains changeant vite, d'autres lentement -, d'analyser les interactions entre les facteurs, les acteurs qui sont derrière, puisque l'idée est de rechercher quelles sont les forces motrices, les dynamiques qui vont faire bouger.
Quelquefois, on est plus intéressé par l'avenir des facteurs qui sont des facteurs dépendants que par les facteurs moteurs. Il faut donc travailler sur ces facteurs moteurs. Sur ce premier point, c'est ce qu'on appelle classiquement la documentation de la base de prospective . C'est un travail lourd. Si c'est un travail lourd et suffisamment partagé, les représentations du système, des futurs possibles en découlent facilement. Si on n'a pas fait ce travail préalable, on reste dans les oppositions de vision ancrées sur du sable.
J'aborde un deuxième point qui a été évoqué dans quelques présentations : les personnes qui participent à la réflexion prospective en retirent tout le bénéfice , y compris l'appropriation, la compréhension mutuelle, la structuration du système, le rythme du temps, les interactions entre les facteurs, les ruptures, etc. La difficulté tient au fait que, la plupart du temps, il y a beaucoup plus de gens à l'extérieur de ce groupe qu'à l'intérieur, bien évidemment. Il y a un problème de transmission, de communication, d'appropriation. C'est une vraie difficulté.
Je reviens sur l'estuaire de la Seine. On s'est concentré sur la production de scénarios. Les gens qui ont travaillé dans le comité de pilotage et le groupe technique en ont eu tout le bénéfice. Évidemment, cela percole ensuite, puisqu'ils restent acteurs du territoire, mais on n'a pas consacré de temps à ce qu'on fait de ces résultats pour en valoriser l'appropriation. Ce n'est pas dans le cahier des charges, mais c'est, malgré tout, une phase au moins aussi importante, et c'est très difficile, car le gros avantage de la réflexion prospective, c'est de changer ces représentations, d'accepter les transformations, d'accepter les ruptures.
Pour prendre un exemple sur les ordres de grandeur qui vont changer - ce n'est pas moi qui l'ai inventé - on est à la fin de la domination de l'homme blanc occidental sur la planète. On a cela dans notre référence permanente. Il faut qu'on arrive à changer ce référentiel. C'est vrai ou ce n'est pas vrai. A quel rythme ? Dans quelles conditions ? On est peut-être plutôt dans des ruptures à la fois géopolitiques, économiques, sociales, environnementales. Les sujets qui nous préoccupent aujourd'hui en matière d'environnement étaient déjà tous sur la table de la conférence de Stockholm en 1972, il y a quarante ans.
On a eu quarante années de croissance économique rapide, de pression sur les milieux naturels, sur les ressources. On a vraisemblablement plutôt les problèmes devant nous, en matière de ressources économiques, de ressources écologiques ou de ressources naturelles.
Bernard DAVID
Juste deux points très rapidement. Un sur le périmètre de la prospective. Il me semble essentiel de ne jamais faire de prospective orpheline, c'est-à-dire de prospective pour laquelle on n'ait pas préalablement la question à laquelle on souhaite répondre. Se mettre d'accord sur la question qu'on veut éclairer par la prospective, c'est déjà toute une part du travail , et c'est de cela que découlent ensuite le périmètre, ce qui va être dedans et ce qui va être dehors.
Second point concernant l'échéance à laquelle on regarde : ce que je vous ai montré du CEA correspond beaucoup à ce qu'on appelle depuis une dizaine d'années la « prospective du présent », c'est-à-dire celle dont on va jouer à se projeter la vision de l'avenir, pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd'hui et pour être mieux en mesure de traiter la situation d'aujourd'hui. Quand on parle du présent, très souvent on est gêné parce qu'il y a des choses qu'on n'ose pas dire, des choses politiquement incorrectes, etc. Le fait de dire qu'on va parler du futur nous libère . Là, on ose dire des choses vraiment inconvenantes, mais qui sont quand même des choses qui nous dérangent. Une fois qu'on a fait cela, on s'est libéré, et on peut réellement parler des choses.
Il faut voir la prospective comme une arène dans laquelle on va pouvoir construire une représentation partagée et plus vraie du présent, donc être plus en mesure de traiter les questions d'aujourd'hui, la prospective n'étant finalement qu'un prétexte à un jeu, etc. Pour reprendre le questionnement de Fabienne Keller, quelle peut être aujourd'hui la représentation du futur d'un jeune de dix, quinze ans ? Comment se représente-t-il le futur ? Que regarde-t-il ? Si on s'intéresse à cela, on va faire apparaître un certain nombre de choses qu'on va pouvoir ordonner et, à partir de cela, faire des scénarios sur ce que pourrait être le futur d'un jeune, suivant qu'il attache plus ou moins d'importance à tel ou tel aspect. Là, on va commencer à discuter et parler bien sûr du présent.
Sandrine PAILLARD
Je voudrais souligner quelque chose qui a été dit, l'importance des innovations et des transformations sociétales et l'importance de sortir du déterminisme technologique dans lequel on est. Penser que le seul moteur de transformation ou le moteur essentiel est la technologie, c'est vraiment une erreur. De façon liée, même si ce n'est pas évident, regarder du côté de la Chine est certes important. On a loupé la montée de la Chine, mais c'est déjà terminé, cela on le sait. Ce qui me semble très important, au-delà des pays émergents, c'est de voir ce qui va se passer en Afrique subsaharienne, où la population va plus que doubler d'ici à 2050. Avec les problèmes de sécurité alimentaire qu'on a aujourd'hui, c'est peut-être quelque chose qu'il faudrait aller regarder de beaucoup plus près et ne pas encore se mettre en retard comme on l'a été avec l'émergence de la Chine.
Joël BOURDIN
Nous allons aborder notre troisième et dernière séquence. Il y aura encore des prises de parole. Jean-Pierre Sueur, qui ne sera plus là tout à l'heure, souhaite poser une question.
Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret
Dans cette maison, nous sommes toujours tiraillés, puisqu'il y a une séance publique en ce moment sur la réforme territoriale. Je voulais dire qu'en vous écoutant, j'avais le sentiment qu'il y avait plusieurs niveaux de prospective, et je voulais savoir ce que vous en pensiez.
Premièrement, j'ai le sentiment qu'il y a une prospective assez simple qui consiste à prolonger les courbes. On a un certain nombre d'éléments, et puis on voit ce que cela va donner dans x années, une fois qu'on a mis tous les facteurs dans la machine.
Il y a un deuxième point qui est que, naturellement, cela ne se passe pas comme cela. Les systèmes bougent considérablement à un moment, ils changent, s'effondrent, se transforment, par exemple, quand il y a une crise financière. Je ne sais pas si beaucoup de prospectivistes l'avaient prévue. Certainement que si, car lorsqu'on réfléchit au problème de la bulle financière, de l'économie spéculative, fatalement, il était inconcevable de penser que cela ne puisse pas un jour ou l'autre tomber par terre. C'était finalement prévisible, mais ce n'est pas prévisible au sens des choses qui sont au fil de l'eau.
De même, par rapport à l'homme blanc. Après tout, si je lis Claude Lévi-Strauss, je comprends beaucoup de ce qui va se passer par rapport au pluralisme des appréhensions, par rapport à l'humanité. Il a dit cela depuis tellement longtemps !
Vous avez parlé des retraites, cher Président. Que va-t-il se passer pour les retraites, le pouvoir d'achat, etc., en 2030, 2040, 2050 ? On en a déjà une idée assez précise, sauf qu'un facteur peut arriver qui est la volonté des êtres humains. Il n'est pas interdit de faire de la politique et de penser qu'une fois qu'on a un certain nombre de données, il existe un courage collectif, courage qui peut être quelquefois poussé par un certain nombre de facteurs, pour décider que les êtres humains vont changer le système de retraite.
Je ne sais pas si on peut prévoir cela, mais on peut supposer qu'il y aura aussi de la volonté de changer l'ordre des choses, ce qui introduit la part de la liberté, et le fait que, forcément, la prospective ne peut pas avoir raison au sens où elle n'intégrerait pas comme facteur considérable la capacité de la liberté collective des êtres humains de se doter d'un avenir. Voilà ce que je ressens en vous entendant. Je me permets de dire cela avec l'indulgence du président parce que je dois aller au débat.
Joël BOURDIN
Merci. C'était une communication, à moins que quelqu'un veuille répondre brièvement parce qu'il faut qu'on avance.
Grégoire POSTEL-VINAY
Lorsque Pierre Massé prend la tête du Commissariat général au plan pour la reconstruction, il explique qu'il s'agit de dessiner des avenirs qui soient suffisamment réalistes pour pouvoir arriver, et suffisamment volontaristes pour être souhaitables et catalyser les énergies de tout le monde. C'est exactement ce que vous dites, c'est-à-dire que l'objectif est de montrer les ruptures possibles et les énergies nécessaires à catalyser pour que les réformes nécessaires deviennent possibles, ce qui est au fond l'art de la politique.
De ce point de vue, il est nécessaire d'avoir une appropriation - je crois que cela a été dit en termes de communication des différents scénarios - pour que chacun soit conscient de ce qui est nécessaire, sinon pour les mathématiciens il y a un paradoxe de Condorcet sur les choix collectifs qui fait qu'il n'y a aucune raison que la meilleure solution collective prévale. Ceci ne peut être surmonté que par des visions collectives assez fournies.
III. LA PROSPECTIVE, UNE ANTICIPATION DES MARCHÉS RÉALISÉE PAR DES ENTREPRISES PRIVÉES
Joël BOURDIN
Nous abordons notre troisième séquence consacrée aux entreprises privées. Je vais donner immédiatement la parole au docteur Philippe Pouletty qui est docteur en médecine, ancien interne des hôpitaux, qui a été chercheur et qui a créé des entreprises nombreuses de biotechnologies. Il a participé à l'élaboration du statut de la jeune entreprise innovante, et il dirige actuellement la société de capital investissement « Truffle Capital » qui finance les jeunes pousses issues de la recherche et de l'essaimage. Docteur, vous avez la parole.
A. PHILIPPE POULETTY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE « TRUFFLE CAPITAL »
Effectivement, en matière de prospective et de politique publique, il y a assez souvent une frustration des acteurs de terrain comme moi et des praticiens, sur certaines décisions. Décisions qui, parfois, paraissent prises un peu rapidement ou en privilégiant certains intérêts qui ne sont pas forcément ceux qui sont mis en avant.
Je voudrais insister sur l'innovation technologique d'une part, et dire un mot sur la prospective en matière de santé publique d'autre part. Un des problèmes de la croissance molle française - et c'est un lieu commun - est qu'il y a trop peu de PME qui grossissent. La France n'a qu'un grand groupe qui était une PME il y a vingt ans : c'est Dassault Systèmes. Les États-Unis ont 25 % de leurs grands groupes qui étaient des PME il y a vingt ou vingt-cinq ans. Certaines sont très connues, comme Google, Cisco, Amgen, GMSC. Quand on fait de la prospective en France, on ne regarde pas suffisamment ce qui marche ou ce qui ne marche pas à l'étranger. Et on a souvent l'impression qu'on essaie de reconstituer des systèmes franco-français sans tirer enseignement des exemples étrangers.
En matière de PME technologiques très innovantes, ce qui peut fonctionner, ce sont des PME d'innovation de rupture . Si la PME développe une amélioration d'un produit déjà commercialisé par de plus grosses entreprises, elle n'a aucune chance de percer, d'intéresser, de croître, d'attirer des financements.
Qu'est-ce qui favorise l'innovation de rupture ? Comment peut-on faire de la prospective en innovation de rupture ? C'est très difficile, parce que l'innovation de rupture, par définition, on ne la connaît pas à l'avance, on ne l'appelle pas par un mot, mais il y a toujours une tendance, notamment pour l'Etat de vouloir désigner le point d'arrivée et de faire de la programmation. Cela ne marche que très rarement.
Quels sont les facteurs qui peuvent stimuler l'éclosion de l'innovation de rupture au sein de la recherche académique, qui est le terreau essentiel de l'innovation de rupture dans le monde ? C'est l'excellence scientifique et l'excellence des chercheurs. Il y a une très forte résistance du système français académique, dont vous avez un peu parlé, à accepter ce fait.
Ce qui marche le mieux - les États-Unis ont montré l'exemple - ce n'est pas une insécurité permanente du chercheur, c'est excessif - mais c'est le fait qu'il n'y a pas de situation acquise des chercheurs, que les financements ne doivent pas arriver systématiquement indépendamment de l'excellence scientifique, de la productivité des publications internationales, du dépôt de brevets, de l'attractivité du laboratoire vis-à-vis du jeune chercheur.
Malheureusement, même s'il y a eu de gros progrès en France, on va trop lentement. La réforme des universités qui a exclu que le président puisse être nommé ou choisi à l'extérieur et qui fait que le conseil d'administration de l'université a été confondu avec un comité d'entreprise, est une très grave erreur. Sur quatre-vingt-trois présidents d'universités il n'y a aucun étranger. Je ne dis pas américain, il n'y a pas d'Européens. Cela, en soi, montre qu'on a un petit peu de mal à aller vers un système d'autonomie des universités.
Je ne parlerai pas de la sélection à l'entrée des étudiants. Mais pour la réforme de l'université, ce qui peut fonctionner le plus rapidement, c'est que l'Agence nationale pour la recherche - c'est pour cela que je me suis un peu offusqué que vous l'appeliez agence de programmation -, qui est une agence de financement sur projets, soit dotée de façon beaucoup plus musclée.
On ne peut pas prévoir si c'est l'université d'Angers, de Toulouse, de Grenoble qui sera à l'origine de telle innovation de rupture. Il faut laisser la pression sélective se produire. Il y aura des toutes petites universités ou certains laboratoires qui deviendront remarquables dans tel ou tel domaine. Le meilleur moyen pour que cela fonctionne, ce n'est pas que de gros organismes dominants décident où va l'argent avec souvent une prospective à court terme, et non pas à long terme, c'est que chaque chercheur, qu'il ait vingt-trois ans, soixante-douze ans, qu'il soit à Grenoble ou à Paris VI puisse proposer des projets de recherche fondamentale, de recherche finalisée à l'ANR ; que l'ANR, à condition qu'elle fasse bien son travail d'évaluation des projets scientifiques, avec d'autres scientifiques de haut niveau, des pairs, pas seulement franco-français, sinon on tombe facilement non pas dans le copinage, mais la relation un peu trop proche, que cette agence puisse hiérarchiser les meilleurs projets, et que les meilleurs projets soient financés.
Je suis assez content de voir que le Grand Emprunt a dévolu 8 milliards d'euros à l'ANR, parce que ce sera un moteur formidable de dynamisation, et auquel les grands organismes vont résister. Mais ils ne devraient pas résister, parce que s'ils sont bons, leurs laboratoires seront très bien financés sur projet. Le système dans de nombreux pays d'abondement du financement sur projet, va à l'équipe de chercheurs par 40, 50, 60 % supplémentaires. Ceux-ci vont à la tutelle, à l'organisme de ces chercheurs. C'est un très bon système qui peut se résumer de la manière suivante : si mes chercheurs savent se faire financer parce qu'ils sont bons, j'ai en plus de l'argent pour construire de nouveaux locaux, embaucher des jeunes chercheurs ou faire de l'archéologie quand cette archéologie est utile, mais pas facilement finançable sur projet.
J'invite le Sénat à accélérer les dotations de l'ANR, à pousser pour la réforme de l'université, pour avoir une gouvernance réellement internationale indépendante, et non pas figée par les nominations des administrateurs, par les enseignants-chercheurs, les techniciens, les ingénieurs et les personnels administratifs.
Ainsi, au conseil d'administration de Stanford ou de Harvard, ce ne sont pas les représentants des chercheurs qui sont écoutés, ce sont les fondateurs de Google, de Yahoo, des avocats, des journalistes, des entrepreneurs qui ont réussi et qui aident le président de l'université à guider le navire dans la bonne direction et à résister aux influences internes qui, parfois, résistent aux changements.
Quelques exemples d'entreprises de rupture que je finance et que j'ai créées : Carmat développe un coeur artificiel total avec le chirurgien Alain Carpentier, chirurgien cardiaque bien connu, et à partir d'un spin off du Groupe EADS. La prospective en matière de chirurgie, de santé publique fait que les prothèses de coeur, de reins, de pancréas, de foie, seront aussi banales dans vingt ans qu'une prothèse de hanche aujourd'hui ou un stent coronaire. Mais la France peut avoir des avantages compétitifs très forts, parce que la filière aéronautique est indispensable au développement de ces bioprothèses embarquées, en coopération avec les biologistes et les médecins, et elle pourrait être beaucoup mieux mise à profit.
Deuxième exemple : Deinove. C'est une jeune société que j'ai créée avec le biologiste Miroslav Radman en 2006. Elle prépare une introduction en Bourse et développe des technologies de rupture de dégradation de la biomasse, c'est-à-dire comment dégrader la cellulose et la néo-cellulose du bois qui sont inaccessibles aujourd'hui aux technologies standard pour en extraire les sucres qui peuvent donner lieu à la fermentation de l'éthanol.
Si on regarde en dehors de l'amont, il y a une recherche académique beaucoup plus dynamique. Pour encourager l'émergence et la croissance rapide de PME technologiques à risques, mais à très fort potentiel, il faut que les politiques fiscales, que les politiques de l'épargne soient proportionnelles à la prise de risques. Très souvent, on constate l'inverse. Je vais vous donner un exemple qui est celui de la très bonne réforme consistant à accorder des réductions de l'ISF pour financer les PME. Plutôt que de réfléchir un peu où on mettait les curseurs de réduction, les critères, etc., a vu fleurir des holdings passives qui bénéficiaient d'une réduction de l'ISF de 75 % et qui disaient aux souscripteurs : « Nous ne prendrons pas de risques, nous n'investissons pas dans l'Internet, pas dans les sciences de la vie et nous vous garantissons le retour de votre argent dans cinq ans ». Que faisons-nous pour cela ? Nous créons des PME, coquilles vides sans emploi où on parque un panneau photovoltaïque. Le droit a été respecté, bien qu'on puisse dire que c'est de l'abus de droit, mais l'esprit de la réforme n'était pas du tout respecté.
Dans le même temps, les souscripteurs de parts de FCPI, qui sont des fonds de capital à risques, ne bénéficiaient que d'une incitation fiscale de 33 %, donc moins forte. Le sénateur Arthuis, un jour, estimant qu'il était scandaleux que l'argent de l'ISF ne se retrouve pas tout de suite dans les entreprises, a fait voter par le Sénat une loi qui prévoyait que cet argent devait aller dans les entreprises dans les six mois pour 50 %, et à 100 % dans l'année, sans aucune concertation préalable, et sans se rendre compte des conséquences possibles.
Quelles étaient les conséquences ? Jamais les FCPI ne créeraient les deux entreprises que je vous ai évoquées, parce que pour les créer, il faut travailler avec EADS pendant douze mois pour faire un spin off , et il faut ensuite garder beaucoup d'argent pour la même entreprise, afin de la refinancer avec le même fonds sur deux, trois, quatre ans. Il faut améliorer la concertation indispensable à ces créations d'entreprise et donc prendre son temps. Cela s'est bien fini, puisqu'un déjeuner avec le sénateur Arthuis m'a permis de le convaincre qu'il fallait exclure de ce dispositif les fonds qui investissaient dans les jeunes entreprises innovantes technologiques à moins, sinon, de tuer le capital-risque.
Quelques autres exemples de manque de concertation : le crédit impôt recherche (CIR) coûte 4,5 milliards et demi par an. C'est une baisse de l'impôt sur les sociétés, c'est un mauvais effet de levier sur les financements privés, parce qu'à 80 % des 4,5 milliards, il est destiné aux grandes entreprises, qui ne vont pas modifier leur politique de recherche parce qu'elles ont un chèque de 80 millions de l'Etat par an et par entreprise. Il n'y a pas eu de concertation, de prospective, ou de modélisation sur le CIR.
La dernière grande réforme dont on s'étonne qu'elle ne soit pas en chantier au Sénat ou à l'Assemblée, c'est la réforme de l'épargne. Nous n'aurons pas de PME qui grandiront très vite, si nous ne leur consacrons que moins de 1 % des 1 400 milliards d'euros de l'assurance-vie. C'est cela le ressort de notre croissance. C'est que l'épargne des Français s'investisse dans des PME qui peuvent grossir vite, qui sont forcément à risques, mais si on ne prend pas des risques, on n'aura pas 2 % de croissance en plus. Je vous remercie.
Joël BOURDIN
Nous passons maintenant à Monsieur Eric Lesueur qui est polytechnicien, président directeur général d'Eco Environnement Ingénierie, qui est une filiale de Veolia Environnement, en matière d'aménagement urbain durable. Monsieur Lesueur a dirigé auparavant un département du même groupe spécialisé dans les filières de gestion de déchets. Vous avez la parole pour nous parler de prospective.
B. ERIC LESUEUR, PRÉSIDENT DIRECTEUR GÉNÉRAL D'ECO ENVIRONNEMENT INGÉNIERIE
Eco Environnement Ingénierie est une filiale de Veolia Environnement. Je voudrais commencer par rappeler rapidement l'implication de Veolia Environnement dans les métiers de services et dans les métiers de l'environnement, vous expliquer avec quels outils nous travaillons en matière de prospective et d'innovation, et prendre l'exemple de la construction de la ville durable pour mettre en exergue un certain nombre d'idées qui ont déjà été développées ce matin.
Nous ne sommes pas une start-up. Nous l'étions en 1853. Aujourd'hui, Veolia Environnement est une société de 330 000 collaborateurs, dont plus des deux tiers de l'activité sont consacrés aux collectivités locales. Veolia Environnement est également présent dans une centaine de pays dans le monde.
Les quatre activités de Veolia sont le domaine de l' eau , celui de l' énergie , de la propreté , c'est-à-dire de la gestion des déchets , et celui du transport . Dans le domaine de l'eau, Veolia est un opérateur de services de production et de distribution d'eau potable, mais aussi d'assainissement. Nous sommes également équipés de moyens d'ingénierie et de concepteurs de technologies.
Sur la propreté, nous opérons sur toute la filière de gestion des déchets qu'ils soient solides, liquides, dangereux ou non dangereux. Un des axes fondamentaux est la valorisation des déchets sous toutes leurs formes possibles. Nous ne sommes pas présents dans le domaine des déchets nucléaires.
Veolia Energie Dalkia est fondamentalement un opérateur d'efficacité énergétique, tant pour les collectivités locales que dans l'industrie, qui est un domaine important pour nous.
Veolia Transport enfin est un des plus grands groupes privés de transports publics. C'est aujourd'hui un opérateur de mobilité, particulièrement concerné par les nouvelles solutions de mobilité durable à l'échelle des territoires.
Cela ne vous étonnera pas de savoir que nous avons un département de Recherche et d'Innovation qui est au coeur des préoccupations de l'entreprise . Ces activités de R&D regroupent plus de 800 chercheurs, avec trois principaux centres de recherche en France qui collaborent avec énormément de partenaires académiques. On parlait tout à l'heure de la relation entre la recherche publique et la recherche privée. Elle est très importante pour nous, tant pour l'élaboration des solutions, des procédés innovants que pour la compréhension des impacts environnementaux, en premier lieu, mais également sanitaires, et souvent sociaux des services et des procédés que nous mettons en oeuvre.
Veolia Environnement s'est également doté d'un institut de prospective indépendant qui fonctionne avec un comité regroupant des personnalités issues de beaucoup de domaines institutionnels ou académiques : deux Prix Nobel, Monsieur Pachauri au titre du GIEC sur le changement climatique et Amartya Sen Prix Nobel d'économie.
Ce comité de prospective aide le groupe Veolia et les partenaires du groupe Veolia à comprendre, à essayer de cerner l'évolution du contexte dans lequel l'entreprise va produire ses nouvelles solutions . Ce comité de prospective permet d'animer un réseau d'experts internationaux dans de très nombreux domaines. On a parlé des sciences dures et des sciences molles. Les experts avec lesquels nous travaillons relèvent des domaines suivants : l'économie, la santé, l'histoire, la sociologie, la démographie, etc. J'en oublie beaucoup.
Le domaine de la ville durable est un domaine qui procède vraiment de l'innovation dans le domaine des services et du chemin que Monsieur de Jouvenel évoquait tout à l'heure, qui permet de construire les éléments de réflexion, mais également d'action qui nous conduiront jusqu'à 2050.
En quelques mots, l'urgence environnementale est connue, notamment en matière d'effet de serre. Il y a une prise de conscience collective. Ce qui l'est un tout petit moins, c'est le rôle fondamental de la ville dans l'impact environnemental de nos sociétés , tout simplement parce que la ville concentre et concentrera de plus en plus d'activités humaines et économiques, ne serait-ce que la population mondiale qui s'y concentre. L'impact environnemental de l'humanité sera largement homothétique avec celui de la ville et de son fonctionnement.
Des pressions d'origine anthropique se font de plus en plus fortes sur les ressources naturelles. Il n'y a pas que le CO² qui pose un problème. Les ressources en eau sont très impactées. L'empreinte hydrique des villes et des territoires est un souci croissant. On a évoqué la question de l'Afrique subsaharienne tout à l'heure mais, de manière générale, la concentration des villes en zone littorale amène et amènera à des drames en matière de disponibilité de ressources en eau.
De manière globale, la ville a une empreinte de plus en plus forte sur les ressources naturelles , alors même que les habitants des villes sont de plus en plus exigeants en matière de santé publique, de qualité de vie, de sécurité et, de manière générale, d'harmonie urbaine. L'équation qu'on doit résoudre - quand je dis « on », ce n'est pas uniquement l'entreprise Veolia, mais globalement les acteurs de la ville - est celle de produire des solutions qui respecteront ces contraintes environnementales urgentes et dramatiques, en proposant en même temps des solutions qui soient compatibles avec ces aspects de santé, de qualité de vie et de sécurité. Pour tout cela, il faut définir la ville, les territoires, les fonctions, les échanges, etc.
On a parlé tout à l'heure des ressorts de l'innovation. Dans le cadre de l'environnement, et singulièrement de la ville durable, il y a deux grandes familles de ressorts : l'innovation technologique en est un indéniablement. Il faut être très brutal : on ne construira pas le vingt-et-unième siècle en oubliant le vingtième siècle. Nous avons une capacité d'innovation technologique qui peut apporter des éléments essentiels à ce type de problème.
J'insisterai particulièrement sur le rôle fondamental des nouvelles technologies de l'information, en matière de solutions environnementales qui peuvent véritablement changer totalement l'efficacité des citoyens des villes par des villes d'environnement.
Il y a évidemment les évolutions comportementales. J'aime bien évoquer la construction de solutions environnementales, en prenant l'exemple de la collecte sélective des déchets. C'est un exemple très intéressant, qui a été développé depuis une vingtaine d'années, qui a permis la mise au point de technologies assez élaborées de tri pour la valorisation des déchets, en s'appuyant sur l'évolution du geste environnemental, donc du comportement des citoyens, et de l'organisation des services de collecte et de gestion des déchets par les collectivités locales et les autorités publiques.
Je pense que l'innovation environnementale pour la ville reposera, non seulement sur un double recours à l'innovation technologique et à la compréhension de l'évolution comportementale, mais aussi sur un véritable dialogue et une mise au point conjointe des solutions, en tenant compte de ces paramètres technologiques et comportementaux.
La ville durable est un peu loin. Faire réfléchir sur ce thème de la ville durable par d'autres acteurs amènera à des modifications de ce croquis ; néanmoins, on voit par là que la compréhension des échanges, des flux et des solutions environnementales, qu'elles soient en réseaux ou de proximité, génèrent de nouvelles solutions technologiques et de nouveaux usages.
Sur cet exemple de l'aménagement durable, je tenais particulièrement à dire aujourd'hui qu'on a à notre disposition une expérience opérationnelle de l'exercice de nos métiers dans bien des cas de figures ; et dans bien des pays du monde. Nous disposons des résultats de notre recherche et des orientations de notre comité de prospective ; mais à la fin - et vous avez évoqué, Monsieur le sénateur, tout à l'heure, la différence entre le temps de l'action et le temps de la réflexion - je crois que la démarche de la ville durable nous met dans un exercice de construction de projets communs , qui est dans le temps de l'action en même temps que dans le temps de la réflexion.
Je pense qu'on ne sortira pas de l'équation si tous les gens qui construisent la ville de demain (urbanistes, aménageurs, sociologues, voire artistes, etc.), à moins qu'il n'y ait parmi eux un décideur public global, sont d'un côté dans un discours théorique et, de l'autre, dans une action aveugle. En revanche, si dans le cadre de l'action, on est capable de déterminer quels sont les résultats positifs de telle ou telle expérience, d'en faire le benchmark et le retour d'expérience d'une collectivité locale à une autre, là on peut marquer des points et construire véritablement les solutions de l'avenir.
Je pense par ailleurs que le rôle du décideur public est majeur dans ce domaine , qu'il s'agisse de l'organisation administrative, des problèmes de gouvernance, des problèmes de fiscalité qui sont fondamentaux pour résoudre l'exercice... On sait aujourd'hui que la performance environnementale relève de solutions qui sont coûteuses en investissements pour économiser en impact environnemental et en coûts opératoires dans le futur. Cette réflexion suppose une prise en compte par les pouvoirs publics de cet équilibre économique.
Beaucoup d'aspects se découvrent quand on agit dans les projets. C'est le cas, je crois aujourd'hui, au moins des cent soixante collectivités territoriales en France qui se sont lancées dans l'aventure des éco-quartiers ou des éco-cités.
DÉBAT AVEC LA SALLE
Joël BOURDIN
Avez-vous sur encore des questions à poser sur l'ensemble des ateliers. Je n'ai pas l'impression que la même conception de la prospective soit partagée dans tous les secteurs...
Philippe DARNICHE
Je voudrais te remercier, à l'issue des brillantes interventions que nous avons eues, pour la diversité des interventions et leur qualité globale. A mon tour, je voudrais le dire, parce que cela me laisse une impression à la fois extraordinairement passionnante pour l'avenir, et en même temps je me demande si nous pourrons être à la hauteur de la tâche qui est la nôtre devant l'immensité du travail qu'il y a à faire. Il y a un problème de méthodologie évident qui va se poser à nous. Comment être accompagnés dans notre réflexion pour pouvoir, étape après étape, faire des propositions concrètes dans des domaines qui touchent à une diversité considérable.
Je voudrais simplement évoquer deux sujets : un qui a été évoqué par Madame Paillard tout à l'heure, un sujet qui me tient particulièrement à coeur. On parle beaucoup des pays émergents et de l'avenir de la planète à partir de ces pays émergents. On parle moins, effectivement, vous l'avez indiqué, des pays qui sont sinon en récession du moins qui n'évoluent pas au même rythme que nous. Je pense particulièrement à l'Afrique que vous avez tout à l'heure citée, à la responsabilité qui sera celle des pays émergents par rapport à l'évolution de ces territoires d'un continent entier qui se trouve très largement à la remorque, avec d'une part des difficultés de gestion majeure au sein de chacun des pays qui le composent et d'autre part, nous le savons, des écarts de richesse considérables.
Il y a un deuxième sujet qui me préoccupe beaucoup et que je voudrais qu'on aborde de façon prospective : c'est le sujet de la formation de nos jeunes.
Tu as évoqué, tout à l'heure, l'avenir des jeunes de dix à quinze ans, Fabienne. Il s'agit simplement d'observer comment le grand navire de l'Education nationale a navigué au fil des décennies pour arriver à un résultat qui, si j'entends des experts notamment, ne me semble pas très probant. Non seulement dans le cadre, très technique, de la formation de nos jeunes, mais également dans le cadre, plus compliqué, de l'orientation. Comment conduire un jeune aujourd'hui vers une formation qui débouche demain sur un emploi ?
Sur ce sujet de l'Education nationale, à mon avis, bien des erreurs de prospective ont été commises, il serait peut-être bon dans la rétrospective que vous évoquiez tout à l'heure, Monsieur Chapuy, de regarder l'Education nationale comme un exemple nous amenant à une réflexion pour l'avenir, et de ne pas commettre les mêmes erreurs que dans le passé.
Je ne sais pas quel est votre sentiment sur ce point un peu épineux, qui sépare quelquefois et accentue largement les clivages. Il me semble que ne pas en parler dans nos ateliers serait une impasse à ne pas faire, car c'est à partir de là qu'on construira ensemble le monde de nos enfants et de nos petits-enfants.
Fabienne KELLER
Je voudrais faire juste un commentaire après la présentation de Veolia Environnement. On voit bien combien la synergie entre les politiques publiques et les acteurs est importante, parce qu'on peut toujours trier nos déchets, mais à quoi bon si on n'a personne pour les traiter derrière ! Donc la co-construction de nouvelles orientations est stratégique dans le respect des missions de chacun, mais elle peut aussi créer une dynamique en termes de création d'emplois, de savoir-faire technique et peut-être d'exportation. Je crois que le domaine de l'environnement est probablement un domaine où cela s'applique très concrètement aujourd'hui. On a des industries françaises qui sont en capacité de répondre et d'être moteur en Europe ou dans le monde.
Je voulais faire une deuxième réflexion. Je ne sais pas si j'ai le droit Monsieur le président. J'ai trouvé cette matinée vraiment passionnante et la présentation de vos réflexions stratégiques très intéressante. J'étais un peu jalouse, parce que j'ai vu que vous vous appeliez par vos prénoms. Visiblement, vous vous rencontrez régulièrement, je trouve cela formidable et probablement décloisonnant. On parlait de transversalité tout à l'heure pour les uns et les autres.
J'ai envie, cher Joël, de te proposer quelque chose. Si vous le voulez bien, Madame et Messieurs, on se retrouve dans un an exactement, on inverse les rôles et les sénateurs vous présentent ce qu'ils ont pu faire dans ce temps limité sur différents thèmes et vous partagez vos réflexions et vos analyses pour nous aider à construire cette prospective. On sent bien qu'elle doit à la fois être, comme la vôtre, parfaite, bien construite, mais aussi très centrée sur ce que vous avez reconnu comme étant une partie du travail : aider à construire le chemin, et même réfléchir aux moyens qui permettent de faciliter ce chemin, notamment le partage de la conviction que l'on construirait dans ces travaux. Cela nous permettrait aussi de continuer à garder un fil méthodologique et intellectuel sans trop vous solliciter néanmoins.
Joël BOURDIN
Chère Fabienne, l'idée est bonne, je l'amenderai quand même un tout petit peu, en demandant un an et demi.
Fabienne KELLER
Non. Dans les quartiers difficiles comme dans la ville, il faut du rythme. On est tous scandés par les anniversaires, donc je propose un an. Comme cela, on sait que tous les ans, fin janvier, on se retrouve pour partager...
Joël BOURDIN
Dans un an et demi, nous n'aurons que deux ou trois rapports qui auront été remis. Mais soit.
Fabienne KELLER
Je pense qu'on peut présenter des rapports terminés ou des travaux en cours qui peuvent donner lieu à un échange ou à un enrichissement à une étape donnée.
ANNEXE - PRÉSENTATIONS DES INTERVENANTS
A. M. PIERRE CHAPUY, PROFESSEUR AU CNAM
B. MME SANDRINE PAILLARD, DIRECTRICE DE L'UNITÉ PROSPECTIVE DU CENTRE PARISIEN DE L'INRA
C. M. BERNARD DAVID, CHARGÉ DE MISSION « PROSPECTIVE STRATÉGIQUE » AU CEA
D. M. ERIC LESUEUR, PRÉSIDENT DIRECTEUR GÉNÉRAL D'ECO-ENVIRONNEMENT INGÉNIERIE (FILIALE DE VEOLIA)