D. TRAITER LES DÉFICITS EN MATIÈRE DE GOUVERNANCE ET D'ÉTAT DE DROIT

Il en va de la gouvernance comme d'un certain nombre de concepts d'origine anglo-saxonne ou onusienne : on en appréhende le concept aux contours flous, mais son contenu est rarement défini de manière précise. C'est ainsi qu'on a pu dire que « la gouvernance désigne avant tout un mouvement de « décentrement » de la prise de décision, avec une multiplication des lieux et des acteurs impliqués dans cette décision. Il renvoie à la mise en place de nouveaux modes de régulation, plus souples, fondés sur le partenariat entre différents acteurs. »

L'Union européenne a approché le concept d'une manière un peu plus cartésienne autour de cinq « principes de la bonne gouvernance ». L'expression gouvernance européenne désigne les règles, les processus et les comportements qui influent sur l'exercice des pouvoirs, particulièrement du point de vue de l'ouverture, de la participation, de la responsabilité, de l'efficacité et de la cohérence.

La question se pose donc de savoir comment définir la gouvernance dans un pays où le ministre des affaires étrangères suédois M. Carl Bilt, président en exercice du conseil affaire étrangères de l'Union européenne a indiqué, lors de la réunion ministérielle du 27 octobre 2009, que « nous ne pourrons jamais réussir si nous ne parvenons pas à construire un État basique ..... » La réussite est impossible sans le moindre Etat ni le moindre gouvernement capable de fournir une sécurité et une stabilité de base.

Ces propos soulignent donc, à l'évidence, l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir après huit années d'intervention de la communauté internationale et d'assistance technique. Ils sont aussi le constat de l'incapacité des Etats occidentaux, voire de leur échec, à instaurer un modèle de démocratie qui est inadapté à la réalité politique, ethnique de l'Afghanistan et aux mentalités de ses dirigeants comme de sa population. Plusieurs interlocuteurs de la mission ont souligné la vanité de tenter de transposer une « démocratie jeffersonienne » dans ce pays.

1. Les élections présidentielles d'août 2009 ont souligné les faiblesses de l'État afghan mais aussi de la communauté internationale

Les élections présidentielles du mois d'août 2009, dont la fixation de la date avait déjà donné lieu à un âpre débat puisqu'elle ne correspond pas au terme constitutionnel du premier mandat du président Karzaï, dont le gouvernement expédie les affaires courantes, devait être un test important de la marche du pays vers la démocratie. En effet, pour la première fois depuis la chute des taliban, les Afghans ont dirigé directement leur processus électoral par l'entremise de la Commission électorale indépendante de l'Afghanistan avec l'appui de la communauté internationale.

Ce premier tour de scrutin a été entaché de multiples et graves irrégularités.

Dans un rapport présenté en septembre, le Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki Moon a reconnu que « de graves fraudes électorales ont eu lieu, rendues possible, avant tout -mais pas exclusivement- par l'absence d'accès à certaines régions du pays en raison du conflit en cours. » La polémique entre les deux candidats principaux, MM. Karzai et Abdullah, s'est aggravée d'une polémique au sein même de la mission des Nations unies en Afghanistan (MINUA) qui contribue indiscutablement à décrédibiliser celle-ci aux yeux de l'opinion publique afghane et, plus gravement, à mettre en cause son impartialité. En effet, M. Peter Galbraith, adjoint de M. Kai Eide, représentant spécial de l'ONU à Kaboul a accusé l'organisation d'avoir ignoré sciemment le caractère massif des fraudes de l'élection présidentielle.

Les résultats qui avaient été annoncés et qui attribuaient plus de 54,6 % des voix au président sortant (contre 27,8 % à M. Abdullah), ont été rectifiés par la Commission électorale indépendante de l'Afghanistan. Après avoir annulé des centaines de milliers de votes, la CEI, appuyée par les Nations unies, a annoncé que le président Hamid Karzai aurait dû affronter son rival Abdullah Abdullah dans un second tour de scrutin puisque le total des bulletins qui se sont portés sur son nom n'a atteint que 49,67 %.

Toutefois, selon les observateurs de l'Union européenne, un quart des bulletins de vote, soit 1,5 million, sont frauduleux ; 1,2 million auraient profité au Président Karzai et 300 000 à M. Abdullah. La commission des plaintes électorales afghanes (ECC) a adopté une position de compromis et ordonné, le 19 octobre, l'invalidation des bulletins de seulement 210 bureaux de vote sur 25 450 au total. Cet « arbitrage » a ouvert la voie à la tenue d'un second tour dont la date avait été fixée au 7 novembre.

Pour certains observateurs avisés comme le président de la Wolesi Jirga (chambre basse), M. Yunus Qanouni, la tenue d'un second tour aurait été de nature à faire redevenir crédibles les élections aux yeux de la population. Il n'en demeure pas moins que, même en tenant compte des difficultés de dépouillement du scrutin dans un pays comme l'Afghanistan, les deux mois d'incertitudes et de tergiversations qui se sont déroulés ont été ressentis par l'opinion publique nationale et internationale comme un échec du processus de démocratisation du pays. On peut craindre que la légitimité du vainqueur, quel qu'il soit, soit entachée.

L'ancien ministre Abdullah Abdullah, qui devait affronter le président sortant Hamid Karzaï lors du second tour de la présidentielle afghane, le 7 novembre, a annoncé, le 1er novembre 2009 à Kaboul, qu'il renonçait, sans appeler toutefois au boycott. L'une des principales raisons de son retrait tient au manque de garanties que les possibilités de fraude et de trucages du scrutin qui avaient été constatés au premier tour ne se reproduisent au second.

Tirant les conséquences de cette décision la Commission indépendante électorale d'Afghanistan a fait savoir, le 2 novembre, que le second tour de l'élection présidentielle prévu samedi 7 novembre n'aurait pas lieu. En conséquence, M. Karzaï a été déclaré vainqueur des élections présidentielles et entame un second mandat.

Il s'agit d'un échec dramatique pour l'embryon de démocratie en Afghanistan. Le Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki Moon, a immédiatement salué les résultats du scrutin et félicité le président Karzai pour sa réélection. La communauté internationale, qui ne peut se passer d'interlocuteur, ne peut que prendre acte de la conclusion du processus électoral. L'un des aspects les plus négatifs est que le « vainqueur » des élections n'a pas de légitimité et qu'il va devoir s'appuyer et être soutenu, plus que jamais, par la communauté internationale dont il risque d'apparaître, vis-à-vis de la population, comme l'instrument.

M. Kai Eide, rapporteur spécial du secrétaire général des Nations unies pour l'Afghanistan, a insisté sur le mode interrogatif, lors de la réunion des ministres de la défense de l'OTAN, à Bratislava le 23 octobre 2009, sur l'importance de la crédibilité du nouveau gouvernement afghan qui devrait être désigné après le deuxième tour des élections présidentielles.

Le véritable test sera celui de la constitution du gouvernement et de l'annonce de son programme.

La question se pose de savoir si, dans un avenir proche, la stabilité des institutions ne suppose pas leur adaptation. La réunion d'une Loya Jirga pourrait être une solution pour sortir de l'impasse que crée le résultat des élections présidentielles.

Cette idée a été reprise par le président Karzaï, lors de son discours d'investiture le 19 novembre 2009, afin de mener une politique de réconciliation qu'il a définie comme la priorité des priorités.

2. Une réforme institutionnelle est telle souhaitable et possible ?

Même si on a pu constater des tentations de récupération ethnique des incertitudes du scrutin (« on vole le vote pachtoune »), les deux principaux candidats ont été soutenus au-delà de leur propre camp. M. Abdullah a rassemblé l'électorat du Nord et de l'ethnie tadjike mais aussi des Hazaras. De plus, d'origine à moitié pachtoune on peut penser qu'il a reçu une partie du vote de cette ethnie majoritaire. De son côté, l'électorat majoritaire de M. Karzai est pachtoune et correspond aux zones Est et Sud du pays.

Il est frappant de constater, dans la carte ci-dessous, que le Nord et l'Ouest du pays, favorables à M. Abdullah, ont connu plus de votants que des bulletins recensés, alors que l'Est et le Sud, soutenant M. Karzai, ont connu plus de bulletins que de votants.

Quoi qu'il en soit, l'un des enseignements de ce scrutin est que la polarisation ethnique ne s'est pas faite. Cette constatation doit encourager à une solution institutionnelle qui développe le système parlementaire de manière à permettre une large représentation de la diversité du pays . Pour autant, la transposition de modèles existants paraît difficile puisqu'il faut tenir compte de la spécificité afghane : de la configuration physique du pays, des rapports de force inter-ethniques, de la nature tribale de la société. Il existe toutefois un fort sentiment d'appartenance à «l'afghanité », qui correspond à un véritable sentiment national.

Certains analystes politiques s'interrogent sur la manière de faire émerger une opposition « démocratique » d'un système institutionnel où le pouvoir réduit, par tous les moyens, l'espace nécessaire à l'opposition et tente de l'éliminer en tant qu'organisation structurée du champ politique. 20 ( * ) La solution proposée pour éviter cette impasse dangereuse serait la constitution d'un gouvernement de coalition .

Cette approche supposerait un accord entre M. Karzai et M. Abdullah auquel ils se sont pour l'instant refusés en dépit des pressions de la communauté internationale. La « victoire » par défaut de M. Karzai risque de rendre impossible cette hypothèse.

Ce gouvernement de coalition devrait reposer sur l'existence d'un véritable premier ministre chef de l'exécutif dont la fonction n'existe pas dans la constitution afghane d'essence présidentielle.

Cette coalition devrait également reposer sur un accord s'agissant des nominations, en particulier, aux postes de gouverneurs.

Il semble qu'une majorité pourrait se dessiner à terme pour aller vers la mise en place d'un pouvoir exécutif bénéficiant de suffisamment de pouvoir pour maintenir la « cohésion nationale » et contenir ainsi les forces centrifuges, mais qui ne serait pas omnipotent au risque de gommer les particularismes locaux. Une des voies de réflexion importante devrait aller vers une accentuation de la décentralisation et de la déconcentration .

Plusieurs des interlocuteurs de la mission ont abondé dans ce sens, marquant ainsi leur intérêt pour la stabilisation institutionnelle en Afghanistan, indispensable pour disposer de l'outil permettant de lutter contre l'extrémisme, de rechercher la stabilité et la paix du pays.

Le gouverneur pakistanais de la NWFP, M. Ghani a indiqué que, selon lui, il fallait « renoncer à bâtir en Afghanistan une « démocratie jeffersonienne » mais plutôt rechercher le bon équilibre entre le pouvoir central, qui devrait être « un peu plus fort que les pouvoirs provinciaux pour pouvoir agir en médiateur, mais pas beaucoup plus ». Il n'y aura pas avant longtemps d'Etat moderne en Afghanistan. Mais des « graines ont été plantées ».

Il ajoutait « qu'aujourd'hui, il faudrait pouvoir constituer un gouvernement provisoire rapidement et tenir en parallèle une Loya Jirga . » Selon M. Afrasiab Khattak, leader régional de l'ANP, l'idée d'une Loya Jirga est bonne dans la mesure où le gouvernement central du Président Karzai a connu un double échec tant dans le processus de réforme que dans celui de décision.

L'hypothèse de la réunion rapide d'une Loya Jirga serait sans doute l'un des moyens de pallier les conséquences potentiellement dramatiques du résultat des élections présidentielles.

S'agissant du choix de la personnalité politique qui serait susceptible de mettre en oeuvre cette stratégie en garantissant qu'il n'y aurait pas de déstabilisation de la région et qu'il y aura séparation avec le terrorisme international et lutte contre le trafic de stupéfiants, M. Owais Ghani a indiqué que cette responsabilité devait revenir à un conseil, et non à une personne seule, car la société est trop divisée, en particulier sur le plan ethnique. On pourrait imaginer qu'à la suite d'une Loya Jirga nationale soit constitué un conseil de gouvernement qui élise, pour un an, un président tournant. 21 ( * )

Des entretiens de la mission en Inde et au Pakistan il ressort clairement que l'idée de constituer en Afghanistan un gouvernement fort est une chimère dans le contexte actuel, même s'il a pu, historiquement, existé des institutions représentatives d'une certaine unité.

3. Réinsertion ou réconciliation ?

L'une des questions fondamentales à laquelle doivent s'attacher le gouvernement afghan et la communauté internationale, dans le cadre d'une stratégie de contre-insurrection, est de rallier tout ou partie de la rébellion aux institutions civiles.

a) Réintégration : une affaire qui concerne les militaires

Dans son évaluation, le général MacChrystal souligne que cette question relève des autorités politiques et non des responsabilités de la FIAS. « Cette dernière peut cependant être en position d'apporter un soutien approprié aux politiques afghanes de réconciliation ».

Le commandant de la FIAS relève que « la réintégration est une composante normale de la guerre de contre-insurrection. Elle est cependant qualitativement différente de la réconciliation et constitue un point critique de la nouvelle stratégie. Dans le cadre des opérations de la coalition, les insurgés auront trois choix : combattre, fuir ou réintégrer. La FIAS doit identifier les opportunités de réintégrer les anciens insurgés, combattants de moyen ou de bas niveau, dans la société normale, en leur offrant une voie de sortie. Pour cela, la FIAS a besoin d'un programme crédible offrant des incitations à rendre les armes et à retourner à la normalité, incluant, si nécessaire, des offres d'emploi et de protection. Un tel programme demandera naturellement des ressources.

Les soldats de la FIAS devront désormais penser différemment, en termes d'opérations de contre-insurrection, en ajoutant un troisième résultat possible aux deux existants précédemment : l'ennemi peut être tué, capturé, ou « réintégré. »

b) La réconciliation : un processus politique

L'inclusion dans le jeu politique normal, au sein duquel l'opposition s'exprime de manière pacifique, en particulier par la voie parlementaire (ou celle des Loya Jirga, où des conseils traditionnels), est un enjeu majeur pour la stabilité et la paix en Afghanistan.

L'accord de Bonn, en 2001, avait exclu du jeu politique afghan un grand nombre d'acteurs qui participent désormais à l'insurrection. L'objectif de la réconciliation actuelle est de réintégrer dans le champ politique l'insurrection traditionnelle pachtoune, nationaliste et, sous direction talibane, qui avait été écartée en 2001 et 2002. Elle ne s'adresse naturellement pas aux Jihadistes internationaux. La stratégie consiste à séparer la branche internationaliste et étrangère des insurgés nationaux. Compte tenu de l'imbrication de ces deux mouvements, de leurs solidarités et de leurs intérêts communs, on peut imaginer que la démarche sera longue et délicate.

Pour la coalition et les forces de sécurité afghanes, cette démarche de réconciliation ne peut aboutir que si l'insurrection perçoit l'impasse militaire de la situation. Cela implique donc que la pression des opérations militaires soit maintenue et certainement amplifiée pour atteindre cet objectif.

L'extrême complexité des intervenants (ethnies, tribus, groupes d'intérêts, etc.) suppose qu'on puisse procéder à un gigantesque marchandage qui, pour reprendre l'une des expressions d'un interlocuteur de la mission, ne peut réussir que si l'ensemble des acteurs « y trouve son compte ».

Les élections présidentielles qui se sont tenues en 2009 et leurs résultats viennent compliquer encore le processus de réconciliation puisqu'ils ajoutent un clivage entre les forces politiques et institutionnelles à celui qui existait entre le gouvernement et les insurgés. Le rejet immédiat des ouvertures faites par le président Karzai, lors de son discours d'investiture, le 19 novembre 2009, à l'insurrection en témoigne.

Dans ce processus, les pays voisins joueront un rôle important, ne serait-ce qu'en ne permettant plus que leur territoire soit utilisé comme base arrière et comme camp d'entraînement. Cette remarque concerne, au premier chef, le Pakistan.

Elle supposera également un changement d'attitude de l'Inde, acteur régional incontournable, qui, jusqu'à présent, refuse officiellement de distinguer entre les « bons » et les « mauvais » taliban.

* 19 Jean-Michel BAILLAT conseiller juridique du commandement FIAS « Afghanistan : une inconfortable situation » - Défense nationale octobre 2009.

* 20 Il convient en effet de rappeler que le gouvernement de transition mis en place en 2002 « récompensait » l'alliance du Nord et l'ethnie tadjike pour son rôle dans l'élimination du régime des taliban. Il détenait en particulier un certain nombre des ministères clés. Progressivement, sous l'égide du Président Karzai, les pachtoune ont repris l'essentiel des commandes du gouvernement afghan.

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