3. La pertinence fortement discutée d'une introduction en droit français de dommages et intérêts punitifs généralisés
Dans l'évolution envisagée des règles de responsabilité civile, la question de l'introduction de dommages et intérêts punitifs est sans doute la plus polémique. Les auditions auxquelles ont procédé vos rapporteurs ont d'ailleurs montré l'absence totale d'un consensus en la matière.
Les représentants des entreprises et des établissements financiers se sont révélés les plus opposés à l'importation en droit français d'un concept juridique qui lui est relativement étranger.
Mme Joëlle Simon, directrice juridique du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), a ainsi estimé que la notion de dommages et intérêts punitifs participait d'une vision idéologique du droit et conférait à la responsabilité civile un aspect répressif étranger aux concepts du droit français . M. Jean-Luc Guillot, président du comité juridique de la Fédération bancaire française (FBF), s'est également déclaré fermement opposé à cette mesure.
M. François Asselin, président de la commission « Marchés » de la Fédération française du bâtiment (FFB) et Mme Annie-France Logez, chargée de mission au service des affaires juridiques et sociales de la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB), ont marqué leur opposition formelle à l'introduction de ce concept en droit français, compte tenu des dérives qu'il serait susceptible d'engendrer.
De manière peut-être plus surprenante, les deux associations de consommateurs entendues par vos rapporteurs - l'association CLCV et l'association UFC-Que choisir - se sont montrées réservées sur l'intérêt des dommages et intérêts punitifs en termes de protection des consommateurs, soulignant que la priorité était de faire en sorte que le dommage soit effectivement intégralement appréhendé par le juge. Elles ont jugé que la publication d'une condamnation était une mesure suffisante, voire même plus efficace qu'une sanction financière par le biais de dommages et intérêts punitifs.
Ces oppositions se fondent, pour l'essentiel, sur le constat que le droit français permet d'ores et déjà la répression d'agissements fautifs ou que d'autres mesures seraient plus efficaces sans présenter les graves inconvénients prêtés aux dommages et intérêts punitifs, à commencer par la remise en cause des fondements de la responsabilité civile.
M. Jérôme Frantz, secrétaire de la commission du droit de l'entreprise de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP), a estimé que les tribunaux disposaient en pratique d'une grande marge de liberté pour alourdir les dommages et intérêts en fonction des agissements de l'auteur du préjudice, soulignant que les dommages et intérêts punitifs risquaient d'être utilisés comme un instrument de chantage entre les entreprises.
M. André Gariazzo, premier avocat général à la Cour de cassation, s'est interrogé sur l'opportunité et l'efficacité d'une mesure de ce type, soulignant que la responsabilité civile s'inscrivait dans le cadre de litiges de droit privé présentant un caractère indemnitaire, et que si l'intention était, au plan civil, de punir l'auteur du dommage, il semblait préférable de recourir à la technique de l' amende civile .
Le juge civil est en effet autorisé, dans des situations très ponctuelles et prévues par des dispositions spécifiques, à condamner à des peines d'amende les parties à un procès. Le champ d'application de ces sanctions est actuellement circonscrit, puisque celles-ci ne concernent que les condamnations pécuniaires, fixées par le juge au cours d'un procès civil, contre celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive. Ce type de sanction financière peut ainsi être prononcé tant devant le tribunal d'instance ou le tribunal de grande instance 97 ( * ) que devant la cour d'appel 98 ( * ) ou la Cour de cassation 99 ( * ) . Cette notion est également parfois utilisée pour désigner les sanctions financières imposées par certaines autorités administratives indépendantes, comme l'Autorité de la concurrence ou l'Autorité des marchés financiers.
M. Jérôme Frantz a ajouté que, d'ores et déjà, les entreprises pouvaient faire l'objet de sanctions pénales et administratives qui prenaient en compte le montant et la nature du préjudice subi. En conséquence, la justification pratique de dommages et intérêts punitifs lui a semblée non démontrée.
De façon plus générale, le Syndicat de la magistrature a jugé que les dommages et intérêts punitifs, qui engendraient une confusion entre les fonctions de la responsabilité pénale et de la responsabilité civile, emportaient un risque de « dépénalisation rampante », et permettraient à l'auteur d'une faute quasi-pénale d'éviter le caractère infamant de la condamnation pénale.
Pour autant, comme l'a souligné M. Matthieu Poumarède, professeur à l'université de Toulouse, il semble peu probable que l'introduction de ce type de dommages entraîne un déplacement important des affaires du juge pénal vers le juge civil, ne serait-ce qu'en raison du fait que les frais de procédure civile restent incontestablement plus lourds que les frais exposés en matière pénale qui, pour l'essentiel, sont pris en charge par la puissance publique.
Se plaçant du point de vue du déroulement des actions en responsabilité devant les tribunaux, l'association FO-Magistrats a souligné que les dommages et intérêts punitifs allaient susciter un nouveau contentieux, ce qui n'allait pas améliorer le traitement judiciaire des actions en responsabilité.
Des justifications plus juridiques ont également été mises en avant pour contester la pertinence de l'introduction des dommages et intérêts punitifs.
Mme Pascale Fombeur, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice, a ainsi indiqué que l'introduction de dommages et intérêts punitifs pourrait être considérée comme contraire aux principes constitutionnels et aux engagements internationaux de la France .
Il est vrai que les dommages et intérêts punitifs pourraient s'apparenter à des sanctions quasi-pénales qui, en l'absence d'incrimination spécifique, soulèvent la question de leur compatibilité avec le principe constitutionnel de légalité des peines, énoncé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et l'interprétation faite par la Cour européenne des droits de l'homme de l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Le Conseil constitutionnel juge en effet que le principe de légalité s'applique au-delà de la matière proprement pénale, « à toute sanction ayant le caractère d'une punition » 100 ( * ) .
Cependant, vos rapporteurs soulignent qu'en l'état, il est difficile d'évaluer précisément dans quelle mesure les dommages et intérêts punitifs doivent être considérés comme des « sanctions-punitions » ou constituent simplement des « pénalités-réparations », à ce titre non soumises au respect du principe de légalité 101 ( * ) .
Ces préventions ne sont néanmoins pas généralisées. Vos rapporteurs ont en effet pu relever, parmi les nombreux universitaires qu'ils ont entendus, une majorité se dégager en faveur des dommages et intérêts punitifs, sans pour autant que le champ d'application de cette mesure fasse l'objet d'un consensus.
Cette tendance lourde de la doctrine semble résulter du constat que le droit actuel de la responsabilité civile n'assurerait pas une suffisante prévention de comportements volontairement dommageables aux tiers, comportements par ailleurs non sanctionnés, ou de manière peu satisfaisante, par le juge pénal.
Illustrant cette tendance, le groupe de travail présidé par M. Pierre Catala a proposé une disposition de portée générale autorisant largement le prononcé de dommages et intérêts punitifs.
Le texte qu'il a adopté en 2005 permet au juge de décider de dommages et intérêts punitifs à l'encontre de l'auteur d'une faute « manifestement délibérée », et notamment d'une « faute lucrative », la décision du juge d'octroyer de tels dommages et intérêts devant être spécialement motivée et leur montant distingué de celui des autres dommages et intérêts accordés à la victime. Il donne au juge la faculté de faire bénéficier le Trésor public d'une partie des sommes retenues dans le cadre de la condamnation à des dommages et intérêts punitifs et prévoit que ceux-ci ne sont pas assurables 102 ( * ) .
Mme Geneviève Viney, professeur émérite à l'université de Paris 1 et rédacteur de la partie de l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription consacrée à la responsabilité civile, a expliqué à vos rapporteurs que le but de cette disposition était « d'ouvrir prudemment » la voie à l'octroi de dommages et intérêts punitifs en droit français.
Pourtant, il ressort des auditions menées par vos rapporteurs que cette proposition reçoit, même de la part de personnes plutôt enclines à l'introduction des dommages et intérêts punitifs, un accueil réservé. Les préventions qui ont été exprimées portent sur deux points : le champ assigné aux dommages et intérêts punitifs - jugé trop large - et l'absence d'encadrement suffisant du pouvoir ainsi reconnu au juge.
* 97 Article 32-1 du code de procédure civile.
* 98 Article 559 du même code.
* 99 Article 628 du même code.
* 100 Conseil constitutionnel, 17 janvier 1989, décision n° 89-248 DC, considérant n° 36.
* 101 Ainsi, en matière fiscale, le juge considère que les intérêts de retard, calculés « prorata temporis », revêtent un caractère indemnitaire et échappent, de ce fait, au principe de légalité des sanctions et des peines.
* 102 Voir le texte proposé pour l'article 1371 du code civil par l'avant-projet de réforme.