3. Les dangers de l'affirmation de la responsabilité solidaire des membres identifiés d'un groupe pour un dommage causé par un membre indéterminé de ce groupe
Si la jurisprudence retient dans certains cas l'existence d'une responsabilité collective, la généralisation de ces solutions paraît dangereuse.
a) Des hypothèses circonscrites par la jurisprudence
Il arrive que des dommages soient causés par un groupe sans que l'on puisse identifier précisément son ou ses auteurs. Le dilemme est alors le suivant : soit condamner tout le groupe, soit ne condamner personne.
S'il s'agit d'une action collective concertée , tous les membres du groupe ont participé à la production du dommage et en sont les co-auteurs. Toutefois, lorsqu'un seul a commis la faute, le fait qu'il se trouve nécessairement dans un groupe suffit-il à retenir la responsabilité de tous ?
La réponse de principe à cette question est actuellement négative. À titre d'exemple, si plusieurs personnes ont endommagé un ascenseur en montant en surnombre, le dommage ne peut être imputé à aucune prise isolément 27 ( * ) .
Toutefois, la jurisprudence retient une présomption simple de responsabilité à la charge des membres identifiés d'un groupe, lorsqu'un membre indéterminé de ce groupe est à l'origine du dommage pour des accidents causés par certaines activités sportives , comme le rugby 28 ( * ) , ou de loisir , comme la chasse 29 ( * ) , pratiquées collectivement, dans une action commune et comportant des dangers pour l'entourage.
En toute occurrence, cette responsabilité collective cesse lorsque l'auteur du dommage peut être identifié 30 ( * ) .
b) Une généralisation inopportune
L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription tend à énoncer la règle suivant laquelle : « lorsqu'un dommage est causé par un membre indéterminé d'un groupe, tous les membres identifiés en répondent solidairement sauf pour chacun d'eux à démontrer qu'il ne peut en être l'auteur . »
Selon ses rédacteurs, il s'agit notamment de permettre la réparation des « dommages causés par un produit distribué par quelques entreprises, toutes identifiées, lorsqu'on ne peut établir laquelle d'entre elles a vendu le produit même qui est à l'origine des préjudices subis par les victimes ».
Si cette proposition a reçu l'assentiment de l'Institut national d'aide aux victimes et de médiation (INAVEM) et de la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV), une majorité des personnes entendues par vos rapporteurs s'y est opposée.
Pour le groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos : « La mesure proposée, en raison de la généralité de ses termes, est des plus critiquables. (...) On voit mal comment un mécanisme, aujourd'hui nettement circonscrit, pourrait être étendu sans limite pour encadrer, pour ne pas dire entraver, l'exercice de véritables libertés publiques comme le droit de grève ou de manifestation sous couvert d'indemnisation des conséquences dommageables de certains débordements (occupation d'usine, actes de violence de «casseurs» prenant part à des manifestations) . »
Le rapport met également en doute la « compatibilité de ce mécanisme avec le régime issu de la directive sur les produits défectueux qui concentre la responsabilité encourue sur le fabricant et subsidiairement sur le fournisseur, mais uniquement lorsque le premier est inconnu et faute pour le second d'avoir désigné, dans les trois mois de la réclamation de la victime, son propre fournisseur ou le fabricant lui-même (...) Et en présence d'un simple défaut de conformité (obligation de délivrance) ou d'un vice caché, le consommateur agira contre son vendeur ou le fabricant . »
La Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP) a pour sa part dénoncé les dangers des dispositions proposées pour les entreprises : imprécision de la notion de « groupe », impossibilité d'apporter la preuve d'une absence de faute, impossibilité d'engager une action récursoire contre l'auteur du dommage puisqu'il est inconnu, risque de mise en cause de l'entreprise la plus solvable.
Le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) a jugé inadmissible de se contenter d'un dommage pour accorder la réparation sans exiger la preuve d'un lien de causalité, alors même qu'il est permis de douter également de l'existence d'un fait générateur. D'un point de vue pratique, les conséquences des dispositions proposées ont été jugées inéquitables puisqu'il serait possible de condamner des entreprises n'ayant pas contribué au dommage à seule fin de pallier la défaillance de la victime dans la démonstration du lien de causalité.
Pour toutes ces raisons, et sans pour autant souhaiter remettre en cause la jurisprudence relative aux dommages survenus lors d'une chasse ou d'une activité de sport collectif, le groupe de travail de votre commission des lois n'est pas favorable à l'affirmation de la responsabilité solidaire des membres identifiés d'un groupe pour un dommage causé par un membre indéterminé de ce groupe.
Recommandation n° 14 - Éviter la généralisation d'une responsabilité solidaire des membres identifiés d'un groupe pour un dommage causé par un membre indéterminé de ce groupe. |
* 27 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 8 novembre 1987, Bulletin n° 297.
* 28 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 22 mai 1995.
* 29 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 19 mai 1976 : plusieurs chasseurs tirent en même temps en direction de la victime sans que l'on sache lequel l'a touchée.
* 30 Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, 4 mai 1988, Bulletin n° 103.