PREMIÈRE TABLE RONDE : L'HOMME ET L'ENVIRONNEMENT

A. PR JEAN-CLAUDE ETIENNE

Merci Christian de nous avoir appelés à cette tribune. « L'Homme et l'environnement », le plus important des programmes s'il en est. Descartes présentait l'homme comme maître et possesseur de la nature. Heureusement aujourd'hui on a inversé la proposition : l'homme n'est pas le maître de la nature ; c'est la nature qui apprend à l'homme. L'homme ne sait pas encore tout sur la nature. Mais les pôles sont précisément des révélateurs hors du commun de tous les paramètres qui aujourd'hui dans notre monde contemporain, gouvernent la nature. Un tout petit exemple : je suis chargé d'un rapport sur les pesticides et la santé des hommes.

On peut chercher partout dans le monde, c'est au niveau des pôles qu'on trouve les stigmates les plus accomplis, les plus définis et les plus exprimés des traces de ce qui peut représenter l'événement déterminant dans nos arts de vivre contemporains. Le révélateur se trouve au niveau des pôles ; ils ne s'appellent pas pôle pour rien. Ils polarisent quelque part tout ce qui se passe à la surface du globe. Et en vous entendant, et en entendant Madame Bréchignac, je me disais que vraiment on était là dans une dimension qui venait inverser la proposition de Descartes qui aujourd'hui prend un sens différent.

L'homme n'est pas possesseur de la nature, il fait partie de la nature. Il n'y a pas de séparation, de divorce entre la vie de l'homme et la vie de la nature. Les deux sont intimement liés. Mais le maître dans cette affaire n'est pas l'homme. L'homme est l'étudiant, l'élève, et la nature est son maître. Vraiment cette table ronde, moi médecin d'occasion, car initialement je suis mathématicien, je me dis que vraiment, il y a là dans cette table ronde une merveilleuse disposition bien pratique. Je ne dirai plus rien.

Pr. Descola, merci maintenant d'assumer la présidence. Je suis à vos côtés, gourmand de vos propos. Je vous laisse faire tout ce qu'il y a à faire et dire ce qu'il y a à dire. C'est vous qui présenterez les prestigieux intervenants. C'est vous qui donnerez le tempo pour laisser la place et le temps à ceux qui veulent, après les interventions, intervenir et poser leurs questions. Maintenant, c'est vous le patron.

B. PR PHILIPPE DESCOLA, COLLÈGE DE FRANCE

Merci M. le Sénateur de cette responsabilité. Mon collègue et ami Edouard Bard m'a demandé de dire quelques mots de présentation de cette thématique sur « l'Homme et l'environnement ». C'est une tâche qui m'honore mais qui est difficile étant donné l'ampleur de la thématique. En outre je ne suis pas sûr d'être le mieux qualifié pour le faire parce que d'abord je ne suis ni climatologue, ni océanologue, ni glaciologue. Je suis anthropologue, et les populations qui me sont les plus familières sont le plus loin possible des pôles, puisqu'elles se situent sur la ligne de l'Equateur en haute Amazonie.

Cela dit, c'est une question qui m'intéresse depuis longtemps : le rapport entre l'homme et l'environnement. Je crois que la façon la plus simple de l'aborder et la présenter brièvement, c'est de faire un petit apologue.

A première vue, il semble que distinguer entre nature et société ou nature et culture ne pose guère de difficulté. Cela l'a été pendant longtemps en tout cas. Est naturel ce qui se produit indépendamment de l'action humaine, ce qui existe ou ce qui a existé avant l'homme, et ce qui existera après lui ; est culturel ce qui est produit par l'action humaine : que cela soit des objets, des idées ou encore des choses qui sont à mi-chemin entre des objets et des idées, que l'on appelle des institutions, une langue, la Constitution française, le système scolaire ou le Sénat par exemple.

Je me promène à la campagne, je traverse un bois, je suis dans la nature. Puis j'entends un avion passer au-dessus de ma tête ou un tracteur à proximité ; ce sont des objets fabriqués et employés par les hommes. Ils relèvent donc de la culture. Pourtant la distinction n'est pas toujours aussi simple. Dans le cours de ma promenade, je longe une haie vive. Elle est faite de plantes sauvages : des églantiers, des amélanchiers, des noisetiers. Je peux donc dire que c'est une haie naturelle. Par contraste avec la barrière de bois ou la clôture de fil de fer barbelé qui ferme le champ voisin. Mais cette haie, elle a été aménagée, elle a été taillée, elle a été entretenue par les hommes. Elle est là pour séparer deux prés selon les limites fixées par le cadastre. Elle est donc, cette haie, aussi, un résultat d'une activité technique, c'est-à-dire d'une activité culturelle. Et elle a une fonction légale, c'est-à-dire culturelle aussi. La plupart des objets de notre environnement, y compris nous-mêmes, sont dans cette situation intermédiaire et sont à la fois naturels et culturels, comme le Sénateur Jean-Claude Etienne l'a rappelé.

Malgré ces recouvrements, malgré ces zones d'ombre, nous n'avons pas de doute quand il s'agit de donner des qualités aux objets de notre environnement, selon qu'ils relèvent de la nature ou de la culture. Mon chat et mon chien font partie de la famille, comme on dit ; et pourtant ils n'ont pas les mêmes droits que les membres humains de ma famille. Ils ne sont pas représentés au Sénat, du moins pas de façon directe ; ils le sont par toutes sortes de médiations interposées, mais pas en tant que tels. Ils n'ont pas la Sécurité Sociale, ils ne sont pas tenus responsables de leurs actes.

Bref, entre les humains et les non humains, subsiste malgré tout une différence importante. Les premiers sont des sujets qui possèdent des droits du fait de leur qualité d'homme. Les seconds sont des objets naturels ou artificiels qui n'ont pas de droits en propre. C'est une autre façon, peut-être la plus commune, de distinguer entre la nature et la culture. C'est celle qu'on enseigne à l'école. C'est celle qui paraît relever de l'évidence du bon sens.

Or l'anthropologie, qui est la science que je pratique, se méfie beaucoup du bon sens. Contrairement à ce que disait Descartes, le bon sens n'est pas la chose la mieux partagée dans le monde. Les anthropologues sont plutôt d'accord avec Pascal lorsqu'il dit : « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Des habitudes de vies, des manières de penser qui sont normales en France ne le sont pas en Espagne et inversement. Donc c'est le rôle de l'anthropologie que de faire l'inventaire de ces différences, et d'aller chez les gens, d'observer leurs coutumes et leurs façons de dire, et de partager leur vie quotidienne pendant plusieurs années.

C'est précisément comme cela que, jeune ethnographe, j'ai commencé à mettre en doute l'évidence de ce qui paraissait aller de soi, la différence entre les humains et les non-humains, entre les êtres qui relèvent de la nature et ceux qui relèvent de la culture.

Je l'ai dit tout à l'heure, c'était une population qui se situe sur la ligne de l'équateur en Haute Amazonie. Il y a plus de 30 ans maintenant j'étais parti étudier des indiens que le grand public connaît sous le nom de Jivaros, qui s'appellent eux-mêmes Achuar, c'est-à-dire « les gens du palmier d'eau ». Ils vivaient dans une forêt tropicale dense, donc un milieu extrêmement différent de celui de l'Arctique ou de l'Antarctique, sans contact régulier avec le monde extérieur, dispersés dans des grandes maisons au toit de palmes.

J'ai mis à peu près un an à me débrouiller pour comprendre leur langue. A mesure que je comprenais de mieux en mieux ce qu'ils disaient, mon étonnement quant à leur façon de penser n'a pas cessé de croître. C'était tout particulièrement le cas lorsqu'ils parlaient de leurs rêves. Tous les matins, bien avant l'aube, les Achuar se réunissaient autour d'un feu pour décider ce qu'ils allaient faire dans la journée en fonction de ce qu'ils avaient rêvé pendant la nuit. Et la plupart du temps ils interprétaient leurs songes à partir de règles classiques de transformation du type « clé des songes », des règles grammaticales d'inversion systématique. Par exemple, rêver de pêcher un poisson, c'est un bon signe pour aller à la chasse. Mais d'autres rêves étaient interprétés de façon beaucoup plus étrange.

Une fois par exemple, un Achuar raconta qu'il avait vu en rêve un homme mort récemment, tout ensanglanté, lui avait reproché de lui avoir tiré dessus. Or ce même homme avait blessé la veille à la chasse un petit cerf. Et l'ont dit chez les Achuar que l'âme des morts s'incarne notamment dans les cerfs ; raison pour laquelle il est interdit de les chasser. En une autre occasion, c'était un jeune homme qui s'était présenté au rêveur comme son beau-frère, et qui lui avait dit qu'il irait le lendemain avec ses soeurs danser au bord d'un lac. De fait il s'agissait d'un singe, un singe capucin, qui, sous une forme humaine, donnait en rêve des indications de chasse au rêveur.

Une autre fois encore une femme raconta qu'elle avait vu en rêve des fillettes qui se plaignaient qu'on cherchait à les empoisonner. Et l'interprétation qu'elle en donnait était qu'il s'agissait de plants de cacahuètes qui avaient revêtu une apparence humaine pour se plaindre de ce qu'elles les avaient semés trop près de buissons de barbasco ; c'est le nom espagnol qu'on donne à un poison végétal employé pour pêcher.

Et lorsque j'ai demandé aux Achuar pourquoi le cerf, le singe capucin, ou les cacahuètes se présentaient comme des humains dans leurs rêves. Ils me répondaient, surpris par la naïveté de ma question, que la plupart des plantes et des animaux sont des personnes tout comme eux-mêmes ; et que dans les rêves, on peut les voir sans leur costume animal ou végétal, c'est-à-dire comme des humains. Selon les Achuar, en effet, la grande majorité des êtres de la nature possède une âme analogue à celle des humains. C'est-à-dire une faculté qui leur permet de penser, de raisonner, d'éprouver des sentiments, de communiquer comme les humains ; et surtout qui les conduit à se considérer eux-mêmes, malgré leur forme animale ou végétale, comme des humains. C'est pour cela que les Achuar disent que des plantes et des animaux sont des personnes. Leur humanité est morale, c'est-à-dire reposant sur l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, et non physique, c'est-à-dire reposant sur l'apparence qu'ils présentent aux regards d'autrui.

A propos des plantes et des animaux, j'ai employé il y a un instant l'expression « êtres de la nature ». On voit bien maintenant à quel point, pour les Achuar, une telle expression est dépourvue de sens. Des êtres qui sont conçus comme des personnes, qui sont traités comme des personnes, qui ont des pensées, des sentiments, des désirs, des institutions semblables à celles des humains, ne sont plus des êtres naturels.

Bref, les Achuar ignorent ces distinctions qui nous semblent évidentes entre les humains et les non-humains, entre ceux qui relèvent de la nature et ceux qui relèvent de la culture. Mon sens commun n'avait aucun rapport avec leur sens commun.

Les Achuar, de ce point de vue-là, n'ont rien d'exceptionnel. Ailleurs, en Amazonie, pour des centaines de tribus parlant des langues différentes, les non-humains sont aussi des personnes qui participent à la vie sociale, avec qui on peut nouer des relations d'alliance ou être au contraire en compétition. Cette manière de voir la nature comme identique à la société des hommes n'est pas non plus caractéristique de la seule Amazonie.

L'ethnologue anglais Adrian Tanner rapporte la chose suivante qu'il a observée il y a une trentaine d'années dans un village d'Indiens Cris du nord du Québec. Un vieil homme très respecté était mort peu de temps auparavant, et de nombreux parents étaient venus pour ses funérailles. De très jeunes gens, voyant une oie sauvage voler autour du village et se poser régulièrement à proximité de la maison du mort, allèrent chercher un fusil pour essayer de la tuer. Au moment où ils allaient tirer sur l'oie sauvage, un homme d'un âge mûr les en empêcha : « Malheureux, ne voyez-vous pas que c'est l'ami du défunt que vous vous apprêtez à tuer ? Lui aussi pleure son ami mort »

Certains chasseurs Cris développent en effet au fil du temps une relation privilégiée avec un animal d'une espèce qui devient, dit-on, comme son ami. C'est aussi une sorte d'ambassadeur auprès des autres membres de l'espèce qu'ils persuadent de se rapprocher de son ami chasseur pour qu'il les tire plus facilement. Et à la mort du chasseur, son ami animal est en deuil. Donc il faut le persuader de ne pas s'en aller, car il entraînerait avec lui tous les autres membres de son espèce et il n'y aurait plus rien à chasser près du village.

Tout comme les Indiens d'Amazonie, les Indiens du Grand Nord canadien considèrent la plupart des animaux comme des personnes ayant une âme, dotés de ce fait de bien des qualités humaines, notamment le sens de la solidarité, l'amitié, le respect vis-à-vis des anciens. Et si les animaux diffèrent des hommes, c'est uniquement par l'apparence, une simple illusion des sens, puisque les corps des animaux sont pour eux comme des costumes qu'ils portent lorsque les humains sont présents afin de les tromper sur leur véritable nature. Et lorsqu'ils visitent les Indiens en rêve, les animaux se révèlent tels qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire sous leur forme humaine. Quant au fait que l'ami animal attire les membres de son espèce pour qu'ils soient tués par le chasseur, cela ne porte pas à conséquence car les victimes du chasseur se réincarnent aussitôt en un animal de la même espèce.

Selon les Cris, les animaux sont pris de compassion pour les chasseurs. Et rappelons que jusqu'à une date relativement récente, le gibier était la source d'alimentation principale des Indiens du nord du Canada. C'est donc par générosité qu'ils donnent leurs corps aux hommes pour qu'ils se nourrissent. Michèle Therrien qui va parler tout à l'heure des Inuits pourrait nous raconter mille anecdotes semblables à leur propos. Mais traiter les plantes et les animaux comme des sujets plutôt que comme des objets n'est pas une exclusivité des Indiens des Amériques ou des Inuits.

D'une façon générale, d'ailleurs, distinguer entre ce qui est naturel et ce qui est culturel n'a guère préoccupé l'humanité jusqu'à une date très récente. Car pour que l'on puisse parler de nature, il fallait que l'homme se soit mis en retrait de l'environnement dans lequel il est plongé, il fallait qu'il se sente extérieur et supérieur au monde qui l'entoure. Il pouvait alors percevoir ce monde avec la distance nécessaire pour l'appréhender comme un tout, comme un ensemble cohérent, différent de lui et de ses semblables.

C'est une idée assez bizarre quand on y réfléchit. Comme le dit le poète Fernando Pessoa, on voit bien qu'il y a des montagnes, des vallées, des plaines ; qu'il y a des arbres, des fleurs, des herbes ; qu'il y a des rivières, des pierres. Mais on ne voit pas qu'il y a un tout auquel cela appartient. Car on connaît toujours le monde par ses parties, et non comme un tout. Mais une fois qu'on a pris l'habitude de se représenter la nature comme un tout, alors elle devient un peu comme une très grande horloge dont on peut chercher à démonter les rouages et à améliorer le fonctionnement.

Ce mouvement, il est tardif dans l'histoire de l'humanité, et il ne s'est vraiment produit qu'une seule fois, au 17 ème siècle en Europe, lorsque l'homme - pour reprendre la formule de Descartes qu'a employée tout à l'heure le sénateur Jean-Claude Etienne -, « lorsque l'homme s'est rendu comme maître et possesseur de la nature ». Le résultat fut un extraordinaire développement des sciences et des techniques, mais évidemment aussi, de plus en plus, une exploitation sans freins de la nature. Celle-ci était devenue composée d'objets sans rapport avec les humains, les plantes, les animaux, la terre, l'eau, les roches ; de simples ressources dont on pouvait faire usage et tirer profit sans modération.

La nature avait perdu son âme, et rien n'empêchait plus qu'on la voie simplement comme une source de richesse. Ce n'est finalement que depuis quelques décennies que nous commençons à mesurer le prix à payer pour cette séparation et pour l'exploitation sans retenue que, d'une certaine façon, elle a rendue possible, avec la pollution croissante des sols, des airs, des eaux, la disparition accélérée de nombreuses espèces ; enfin, je n'insisterai pas : vous connaissez tout cela aussi bien que moi.

Ailleurs dans le monde, je l'ai dit, d'autres cultures n'ont pas suivi ce chemin. Elles n'ont pas isolé la nature comme un domaine à part où tout a une cause qui peut être scientifiquement étudiée, et où tout peut être mis au profit ou au service des hommes. Ces cultures n'ont pas toujours pour autant évité les désastres écologiques. Il ne faut pas faire d'irénisme. Les Indiens des Plaines d'Amérique du nord, par exemple, ont fait de grands massacres de bisons et de cerfs de Virginie au 18 ème et au 19 ème siècle. Mais c'était pour répondre aux besoins d'approvisionnement en viande des colons blancs, et non pour assurer leur propre subsistance. Des cas semblables ont existé ailleurs. Ils se produisent le plus souvent dans des situations de contact entre les civilisations lorsqu'une technologie et un environnement économique nouveaux et mal maîtrisés viennent bouleverser des habitudes anciennes. Ainsi en fut-il chez les Indiens des Plaines avec l'irruption des armes à feu, et l'apparition d'un marché des biens alimentaires dans une région où ce type de marché était inconnu auparavant.

Il faut reconnaître pourtant qu'en maintenant des liens de complicité et de connivence, d'interdépendance avec les habitants non humains du monde, bien des civilisations qu'on a longtemps appelé primitives ont su se préserver de ce pillage irréfléchi de la nature dans lequel les Occidentaux se sont engagés à partir du 19 ème siècle. Peut-être même que ces civilisations nous indiquent-elles une voie pour sortir de l'impasse où nous sommes à présent ; elles qui n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine. Il faut distinguer entre l'humanité comme espèce biologique et l'humanité comme condition. Ces sociétés n'ont jamais hésité à inviter au coeur de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux.

C'est vrai que l'anthropologie n'a pas pour vocation de proposer des modes de vie alternatifs. Il est trompeur de penser que l'on pourrait adopter maintenant dans les pays industrialisés une manière de vivre en accord avec la nature qui pourrait s'inspirer directement de celle que les Indiens d'Amazonie ou les Inuits proposent. Les Achuar, dont j'ai partagé la vie, ne font pas d'agriculture intensive, ne consomment ni pétrole, ni charbon, ni énergie nucléaire ; leurs besoins sont très limités, leurs déchets sont intégralement recyclables. En somme, nos problèmes ne sont pas les leurs, ou leurs problèmes ne sont pas les nôtres.

Par contre, la connaissance que nous avons de tous ces peuples, comme les Achuar ou les Inuits, qui ne voient pas leur environnement physique comme quelque chose d'extérieur à eux-mêmes, nous fournit un moyen de prendre nos distances vis-à-vis du présent, pour mieux faire face à l'avenir. Car il est difficile de s'extraire du présent, des habitudes de pensée, des routines quotidiennes, des institutions qui encadrent notre vie, et dont on imagine mal pouvoir se passer. Or l'anthropologie - vous m'excuserez de faire un plaidoyer pour ma discipline - nous montre que ce présent qui paraît éternel n'est qu'une façon parmi des milliers d'autres qui ont été décrites de vivre la condition humaine.

De ce fait, même si la façon de vivre la condition humaine que nous voudrions pour l'avenir n'existe pas encore, nous avons l'espoir - puisque d'autres l'ont fait avant nous - de pouvoir en inventer de nouvelles, et peut-être même de meilleures. Et c'est cet espoir que j'aimerais apporter dans la discussion de ce matin, avant de passer la parole à Michèle Therrien, Pr. à l'INALCO, grande spécialiste de la langue et de la civilisation inuites.

(Applaudissements)

C. PR MICHÈLE THERRIEN, PR. À L'INALCO

Messieurs les parlementaires, cher(è)s collègues. L'Année polaire internationale a un peu plus de 125 ans et, à quelques exceptions près, il n'était pas dans la tradition de ses inspirateurs d'inviter les sciences humaines et les sciences sociales à participer aux travaux de recherche. Jusqu'en ce début du XXI e siècle, les réflexions étaient essentiellement menées par des spécialistes des sciences de la nature et de l'univers, mais la situation a changé, si bien que les sciences humaines et sociales sont désormais invitées à collaborer. Pour ne citer qu'un exemple, le programme international BOREAS a été mis en place à l'initiative de la Fondation européenne de la science à l'occasion de la présente Année polaire internationale. Ce programme, intitulé Histories of the North : environments, movements, narratives a donné le ton en sciences sociales. Il est consacré aux différentes cultures autochtones des régions polaires, à leurs philosophies, à leurs représentations du temps et de l'espace, à leurs langues, mais également à la vulnérabilité du milieu, au changement, à la résilience de ses habitants, à l'économie de subsistance et à l'industrialisation ; dernier point - et non le moindre - il s'intéresse à la question de la souveraineté sur ces immenses territoires. La France ne s'est cependant pas engagée financièrement dans ce programme aussi largement qu'elle le souhaitait.

Dans un futur proche, non seulement les programmes en sciences sociales sont appelés à se multiplier - il est souhaitable qu'il en soit ainsi - mais ils placeront, j'en suis convaincue, au centre de leur dispositif la participation pleine et entière des résidents des régions polaires et plus spécifiquement celle des communautés autochtones locales. Le processus est déjà engagé. Des partenariats entre chercheurs et autochtones fonctionnent réellement et produisent des résultats, notamment en Amérique du Nord. Ils s'inscrivent dans le cadre d'une charte éthique qui concerne tout autant les chercheurs que les doctorants. Cette recherche menée en concertation est non seulement internationale, mais elle est transnationale, puisque les habitants de l'espace circumpolaire sont des citoyens de différents États. Pour leur part, les Inuit sont politiquement et économiquement rattachés aux États-Unis, au Canada, au Danemark, et pour une infime part d'entre eux, à la Russie.

Dans la perspective du développement de nouveaux partenariats de recherche, je voudrais attirer votre attention sur des réflexions, des témoignages, des modèles d'analyse qui émanent non pas de la communauté scientifique mais de représentants du peuple inuit. Comme vous le savez, les Inuit occupent, à l'échelle circumpolaire, l'espace le plus étendu depuis la Tchoukotka en Sibérie jusqu'au Groenland, en passant par l'Alaska et l'Arctique canadien.

Je m'appuierai sur un concept que les Inuit placent au centre de leurs préoccupations et qui est rendu en inuktitut par inuuqatigiitsianiq , « le bien vivre ensemble ». Une expression qui renvoie à la qualité des relations que chacun se doit d'entretenir avec l'entourage immédiat, avec le monde animal, avec l'environnement dans sa totalité, tout en valorisant les attitudes de retenue qui favorisent l'écoute. « Celui qui sait écouter sait assumer des responsabilités », entend-on en milieu inuit.

L'expression inuuqatigiitsianiq dénonce ses contraires, lesquels provoquent des tensions. Parmi elles, je citerai :

• La présence de contaminants organiques persistants dans les eaux arctiques.

• Les risques écologiques associés à l'exploitation minière, gazière et pétrolière.

• L'effet de serre induit par les rejets industriels émanant des pays surdéveloppés ou émergents.

• L'inquiétude suscitée par les projets de circulation commerciale et militaire, notamment dans la région du passage du Nord-Ouest.

• La confusion faite en Occident, entre chasse de subsistance et chasse industrielle.

Je voudrais m'attarder sur le dernier point. Bien qu'il existe actuellement, comme vous le savez, une dérogation autorisant les Inuit à chasser les mammifères marins dont ils se nourrissent, il n'en reste pas moins que l'importation des produits dérivés du phoque vient d'être interdite en Europe. Encouragés à créer des entreprises locales pour s'affranchir des aides de l'État, des Inuit, ici et là en différents points de l'Arctique, ont mis en place des petits ateliers de fabrication de vêtements destinés à l'exportation. Les savoir-faire s'y transmettent et la créativité s'en trouve stimulée. Ces ateliers rassemblent le plus souvent des femmes, chefs de familles, et les salaires qu'elles perçoivent constituent une source indispensable de revenus. L'Union Européenne ne mesure pas le poids des effets négatifs que ses décisions exercent sur l'économie des Inuit et, j'ajouterai, sur l'image que l'on a de soi et de sa culture.

Face aux défis environnementaux, aux enjeux économiques et politiques, la stratégie inuit consiste à ne pas accuser les pays occidentaux de tous les maux, mais à chercher à associer ces pays détenteurs de pouvoir à une réflexion sur le « bien vivre ensemble », tout en considérant qu'il est possible de réparer les erreurs du passé et de fabriquer du lien social là où les référents ne sont pas communs, là où les objectifs risquent de diverger. La posture est audacieuse et courageuse. Cette invitation au dialogue repose cependant sur un préalable : les Inuit veulent que leur expertise concernant le milieu soit reconnue. Vivant en permanence sur le terrain, ces observateurs attentifs revendiquent le privilège d'avoir hérité de savoirs précis et considèrent que l'Arctique est un milieu exigeant qui restera dangereux pour qui n'en a pas une pratique suivie inscrite dans la longue durée.

Mieux connaître l'histoire des Inuit, leur culture et leur langue, comme nous tentons de le faire en France, permet de prendre la mesure des choix culturels et des moyens matériels qui ont permis à ces sociétés, dont la résilience n'est plus à démontrer, de se développer dans des milieux maintes fois soumis aux changements climatiques. Ce n'est pas nouveau, comme vous le savez. Forcés de s'adapter à l'alternance de périodes de réchauffement et de refroidissement, les Inuit ont modifié, au cours de leur longue histoire, des aspects de leur occupation de l'espace, de leur technologie, de leur organisation sociale, et modifié également certaines configurations de leur cosmologie. En bref, une formidable aptitude à l'adaptation revendiquée haut et fort par leurs descendants et qui n'est pas interprétée comme une soumission à divers déterminismes, mais comme une participation active à des processus.

Nous aurions tort de penser qu'en matière de développement des régions circumpolaires et de protection de l'environnement, les décideurs occidentaux puissent se priver de l'expérience humaine. L'Arctique est avant tout un milieu anthropisé, un milieu humanisé, loin des clichés évoquant les immenses espaces vides que nous pourrions continuer à nous approprier. Il s'agit, selon les Inuit, d'un milieu plein, voire saturé ; saturé de présences humaines, lesquelles incluent les défunts ; également saturé de présences animales et de présences sous la forme de diverses catégories d'êtres invisibles, lesquels, ainsi que le disait il y a quelques instants mon collègue Philippe Descola, « sont des personnes » et que nous devons considérer comme telles.

Les Inuit ne reculent actuellement devant aucun effort pour encourager les dialogues fructueux et les partenariats au plus haut niveau, notamment avec les scientifiques. Que souhaitent-ils ? Que nous soyons attentifs à leur appel en faveur d'une solidarité fondée sur le partage des savoirs, des connaissances, des compétences et des moyens. En 2005, plus de 150 termes spécialisés, dont albédo, biosphère, chlorofluorocarbone, couche d'ozone, dioxyde de carbone, énergies alternatives ont trouvé leur expression en langue inuit, sans recours à des langues d'emprunt. Je souligne que les champs sémantiques recouverts par nos terminologies scientifiques ne sont pas tous conceptuellement étrangers. Il est évident que des termes inuit anciens, encore en usage, correspondent à nos notions de biodiversité, d'écosystème ou encore de résilience. Quant à la désignation pôle Nord, ceci vous permettra de vous détendre quelques instants, l'une de ses traductions est « l'épi des cheveux », kajjiq . Mais il ne faut pas se méprendre, la constitution de glossaires n'est pas une activité anodine. Elle suggère que les Inuit cherchent l'adhésion plus que l'affrontement, le partage des idées plus que l'exercice du rapport de forces. D'ailleurs, ils se sont toujours montrés intéressés à la façon de penser des Qallunaat, les Occidentaux, pour mieux interagir et éviter l'approche frontale. Intégrer à sa langue des concepts autres prouve que le monde extérieur peut se penser dans une langue peu répandue, néanmoins aussi sophistiquée et performante que d'autres. Ceci revient à dire que des questions complexes, telles que la souveraineté des États et celle des Inuit sur leurs propres territoires ou encore la question de la croissance à l'échelle de l'Arctique ne peuvent être discutées en dehors du contexte de l'interculturalité.

Loin des attitudes essentialistes, les Inuit ont fait le pari de l'ouverture. Depuis 1977, ils sont représentés par un organisme international, le Conseil circumpolaire inuit (connu jusqu'ici sous le nom de Conférence circumpolaire inuit) regroupant la totalité de la population, soit 150 000 personnes de la Sibérie au Groenland. L'agenda de cet organisme non gouvernemental concerne le développement durable, la protection de l'environnement, la valorisation du savoir inuit, la responsabilité politique. Pour leur part, les Groenlandais interagissent avec leurs voisins finno-scandinaves depuis de très nombreuses années, et l'ensemble des Inuit bénéficient d'une voix consultative au sein du Conseil de l'Arctique, lequel réunit huit pays : les États-Unis, la Russie, le Canada, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande et l'Islande. Depuis 1991, le processus de Rovaniemi a modifié la relation aux régions circumpolaires. Le Conseil de l'Arctique est né, avec l'objectif de réunir les Etats concernés et les peuples autochtones, qu'ils soient des Saami des pays scandinaves ou qu'ils appartiennent à d'autres groupes autochtones. Ce rapprochement s'est effectué autour des questions relatives à la protection de l'environnement et au développement durable. Il sera impossible de revenir en arrière. Les responsables politiques des États nationaux et les représentants autochtones devront travailler dans un esprit de collaboration, à la fois avec les acteurs sur le terrain, avec les scientifiques, avec le secteur privé pour construire un monde circumpolaire viable pour tous, et en premier lieu pour ses habitants.

Certes, il faudra franchir un obstacle d'importance. Les États au sein desquels les autochtones ne représentent que l'une des composantes risquent de s'exprimer, et de décider en leur nom, sur les dossiers les plus délicats. Mais il existe des signes positifs, dont un Traité, en cours d'élaboration, relatif à la protection de l'environnement arctique. La France, bien que pays non riverain de l'océan Arctique, souhaite jouer un rôle. Un ambassadeur pour les négociations sur les pôles Arctique et Antarctique vient d'être nommé, M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, qui s'attachera à définir, dans un esprit de partenariat, les modalités d'une gouvernance dans les régions circumpolaires, et à en préciser les contours à l'échelle internationale.

Pour ma part, je formulerai le souhait qu'afin que les représentants des divers groupes autochtones soient consultés au plus haut niveau, et sur toutes les questions concernant l'avenir de leurs régions, que le principe de subsidiarité puisse s'appliquer, reconnaissant ainsi un rôle aux premiers habitants de l'Arctique dans toute décision qui pourrait être prise. Ce n'est certes pas une entreprise facile, surtout lorsque d'autres habitudes ont été prises. Pour sa part, la communauté scientifique a, depuis l'avènement de l'Année polaire internationale, coopéré. Mais un pas de plus doit être fait, et il sera déterminant. Pendant des siècles, les régions polaires ont été considérées comme des colonies par les États nationaux. Il est vrai à des titres divers, mais quel que soit le cas de figure, on y envoyait des experts (administrateurs, enseignants, travailleurs). Cette époque, jusqu'à un certain point, est révolue. Des cadres autochtones ont été formés, et continuent de se former. Depuis trente ans, il existe un Parlement au Groenland, depuis dix ans une Assemblée législative au Nunavut dans l'Arctique canadien. En 2010, s'ajoutera une seconde Assemblée législative au Nunavik dans l'Arctique québécois où un gouvernement régional sera officiellement mis en place. Les experts ne travailleront plus entre eux. Ils devront désormais jouer le rôle de collaborateurs et de `facilitateurs', selon une expression récente. La qualité de leurs travaux n'en sera pas pour autant menacée, l'élaboration théorique n'étant nullement entravée.

Rappelons que les Inuit détiennent des droits politiques et territoriaux, légalement protégés. N'oublions pas que les Inuit du Groenland, qui forment une communauté distincte au sein du royaume du Danemark, se considèrent comme un peuple, lequel peuple formule et reformule depuis quelques décennies un projet ambitieux. Un référendum, tenu à la fin de l'année 2008, a montré que plus de 75 % des Groenlandais étaient favorables à un régime d'autonomie élargie. Plusieurs souhaitent, à terme, une autonomie totale, considérant que le Groenland doit s'affranchir de sa dépendance politique à l'égard du Danemark et gérer son développement économique. Je souligne que les réunions préparatoires au référendum ne se sont pas déroulées dans un climat d'hostilité ouverte ; des commissions mixtes dano-groenlandaises se sont rencontrées à de multiples reprises. Dans un mois, le 21 juin 2009, un pas de plus sera franchi en faveur de l'indépendance politique et économique du Groenland. Si à terme, le Groenland devenait un État, c'est-à-dire indépendant du Danemark, il serait alors placé à égalité avec les États du pourtour de l'océan Arctique et pèserait davantage sur les décisions prises. Voilà une question qui ne se pose pas en Tchoukotka, en Alaska et dans l'Arctique canadien, où il n'existe pas de projet similaire à l'heure actuelle. En revanche, dès lors qu'il est question de prendre des décisions d'intérêt commun, tous les Inuit savent parler d'une même voix. Ils en ont apporté la preuve en tentant de répondre, sur la scène internationale, à des questions qui nous concernent tous : l'égalité des droits avec les autres citoyens ; la participation à la vie politique d'ensemble ; la coexistence pacifique fondée sur le dialogue ; le rapport délicat pays-régions-nations ; le statut des langues régionales ; la répartition de la richesse et la protection de l'environnement.

Les Inuit se considèrent comme d'excellents négociateurs. Ils l'ont maintes fois prouvé lors des nombreuses négociations territoriales et gouvernementales menées avec leurs gouvernements de tutelle. Ils estiment également avoir obtenu des résultats satisfaisants en Europe, sauf sur la question de la chasse au phoque. Ils jouent un rôle majeur au sein du Forum permanent sur les peuples autochtones et multiplient les initiatives dans des domaines d'intérêt général. À titre d'exemple, la création récente à Nuuk, capitale du Groenland, d'un institut dont le mandat vise à promouvoir les droits humains. Je rappelle également qu'en 2005 Sheila Watt-Cloutier, alors Présidente de la Conférence circumpolaire inuit, considérant que la question du droit à un environnement sain devait être inscrite dans la Charte des droits de l'homme, a déposé une plainte à Washington auprès de la Commission interaméricaine des droits de l'homme alléguant que les émissions américaines de gaz à effet de serre violaient des droits environnementaux et culturels.

À n'en pas douter, le décentrement, la mobilité, sont des mots clés pour comprendre les sociétés inuit, mais tout en manifestant leur volonté d'ouverture, ces sociétés se montrent soucieuses de conserver ce qui les différencie : une certaine représentation de l'espace et du temps, de la qualité des relations interpersonnelles et de la place réservée aux humains face au monde animal et à l'environnement. Pour toutes ces raisons, évitons les jugements à l'emporte-pièce que nous entendons encore souvent : « les Inuit disparaîtront ». Ces propos sont blessants et sont sans fondement. Depuis des siècles, ils ont été tenus par les explorateurs, les missionnaires, les administrateurs, les médias, les scientifiques. Et heureusement, tous se sont trompés, et continueront de se tromper. Changeons de paradigme, et soyons attentifs à ce que disent les Inuit.

Que nous disent-ils ? Qu'il faut penser l'instabilité et non la stabilité ; que l'absence de permanence et d'immuabilité caractérise leur milieu de manière inhérente ; qu'il convient, face au changement, d'inscrire les événements dans des processus en évitant les décisions intempestives et les plans rigides ; qu'il faut rester vigilants et ouverts en évitant l'interventionnisme à tout prix. « Voilà les conseils transmis par nos prédécesseurs », la prudence n'étant pas synonyme d'indécision. L'Arctique, ajoutent-ils, a toujours été un milieu exploité et doit le rester, il ne doit pas être transformé en parc naturel, mais des mesures doivent être prises pour décontaminer les sites pollués, il faut développer les énergies nouvelles. Les inquiétudes n'en sont pas pour autant masquées : « les projets industriels ne cesseront de frapper à notre porte, serons-nous assez forts pour savoir protéger notre environnement ? » À ces propos que les Inuit tiennent publiquement, je pense ici à des porte-parole tels que Aqqaluk Lynge, John Amagoalik, Sheila Watt Cloutier et d'autres, il faut ajouter une réflexion sur la victimisation, une attitude jugée incapacitante : « Nous, Inuit, savons qui sont les pollueurs. Au-delà de l'amertume, il faut aller de l'avant et situer les problèmes qui se posent dans l'Arctique dans une perspective mondiale. »

Les aspects de la pensée inuit, retenus ici, interrogent nos certitudes concernant les choix à faire pour garantir l'avenir proche et lointain des régions arctiques, et nous indiquent la voie à suivre pour penser le futur. Sans rassemblement des compétences, sans mise en commun des connaissances, les perspectives resteront sombres. Nous devons joindre nos forces, qui que nous soyons, résidents ou non des régions circumpolaires, spécialistes des sciences de la nature, des sciences de l'univers ou des sciences humaines et sociales. Nous sommes placés devant une urgence car les défis sont planétaires. L'Arctique n'est pas l'Antarctique, c'est un milieu humanisé et qui le restera. L'Arctique n'est pas un laboratoire, mais un milieu de vie, librement choisi par ses habitants qui entendent gérer avec respect la terre et les eaux qu'ils ont reçus en héritage, mais qu'ils acceptent néanmoins de partager. Favorisons la mise en place de partenariats, solidement établis, appuyés par nos organismes de tutelle respectifs : des partenariats entre experts et peuples autochtones, mais également de nouvelles solidarités entre scientifiques. La mise en commun des compétences peut jouer un rôle déterminant dans le succès du projet français pour favoriser l'émergence des meilleures approches concernant la question qui nous préoccupe tous, l'avenir de notre environnement. La France, bien que n'étant pas un pays riverain de l'océan Arctique, a un rôle majeur à jouer.

Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

Pr. Philippe DESCOLA

Merci Michèle Therrien. Merci aussi d'avoir rappelé que l'Arctique est un milieu humanisé, comme vous l'avez dit. Humanisé matériellement et idéalement.

Trop souvent, en effet, la nécessaire politique de préservation de la biodiversité se fait au détriment des droits des populations autochtones qui occupent ces milieux, dans la mesure où l'on considère que ces milieux sont en fait vides de présence humaine ; alors que très souvent c'est la présence humaine qui a contribué à les façonner.

Rappelons quand même que le premier parc naturel national dans le monde - celui de Yellowstone s'est fait au détriment des populations amérindiennes, puisque 400 d'entre eux ont été expulsés du parc pour le créer. Et c'est un processus qui se répète quotidiennement aux quatre coins de la planète.

Je vais passer maintenant la parole à Mme Sylvie Beyries qui va parler avec un PowerPoint. Mme Beyries est Directeur de recherche au CNRS. Elle va nous parler des populations de Sibérie, et du nomadisme de ces populations.

D. DR SYLVIE BEYRIES, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, CEPAM, SOPHIA ANTIPOLIS

Mesdames, Messieurs. Je voudrais d'abord remercier le Sénateur Christian Gaudin et le Pr. Edouard Bard pour leur invitation.

Dans le contexte de ce colloque, il me revient de parler des peuples de Sibérie qui vivent avec le renne, et des réponses qu'ils tentent d'apporter aux bouleversements actuels. Alexandra Lavrillier et Virginie Vaté m'ayant fourni les données concernant les Iakoutes et les Tchouktches, elles sont associées à cette présentation.

Au cours du quaternaire, les hommes ont été confrontés plusieurs fois à des changements climatiques plus ou moins rapides, et d'ampleurs variées. A la suite des bouleversements engendrés par la modification de leur environnement, certaines cultures ont pu disparaître ou se transformer radicalement.

C'est ce qui s'est passé en Europe occidentale il y a 11 000 ans, à la fin du Pléistocène. A ce moment de notre histoire disparaissent dans cette partie du monde les cultures emblématiques de ce que l'on appelle l'âge du renne. En réalité, les hommes se sont déplacés et se sont adaptés.

Aujourd'hui nous sommes devant un phénomène similaire dont on peut observer le ou les processus. Celui-ci est particulièrement marquant dans une grande partie de la Sibérie où le renne et l'homme ont lié leur existence. Ce lien se caractérise, entre autres, à travers les faits suivants :

Comme le renne doit changer de pâture régulièrement, l'homme suit sa migration. Les déplacements des hommes, rythmés par les déplacements des rennes sont aussi liés à l'exploitation du territoire. La taille des groupes varie selon les saisons, les activités, les fêtes.

Le renne, qu'il soit sauvage ou domestique, est donc au coeur des organisations sociales, économiques ou symboliques.

Dans un environnement économique déjà difficile, les variations climatiques actuelles, en mettant en danger l'existence même du renne, risquent de rompre l'équilibre établi entre l'homme et l'animal partenaire.

Quelles sont les conséquences directes et quels sont les corollaires que les modifications de l'environnement auront sur l'organisation de ces groupes ? Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple de trois régions sibériennes.

Tout d'abord, le Sud de la Iakoutie, dans la région de l'Amour, à une attitude de 55 degrés. Cette région est habitée par des Evenks qui évoluent en taïgas dans une des régions les plus accidentées, mais aussi les plus froides de la Sibérie, dont l'amplitude annuelle s'étend de -60 à +30°C.

Devant répondre simultanément aux contraintes liées à la chasse et à l'élevage de rennes, les Evenks de cette région connaissent un rythme de nomadisation très soutenu. Hommes, femmes et enfants se déplacent d'une à plusieurs fois par mois avec les troupeaux, qui dans cette région, dépassent rarement une centaine de têtes, et qui sont essentiellement utilisés pour le transport.

Deuxième zone, le Nord du Kamchatka, la région d'Atchaïvaïam, à 61 degrés de latitude nord où cohabitent Tchouktche, Koriaks, Evenks. Dans cette région, les températures varient entre -50 et +15°C. Le village d'Achaïvaïam est installé au confluent de deux fleuves : l'Atchaïvaïam et l'Apuka. En aval, s'étend une large vallée. Tout au long des deux fleuves, un couloir de forêt développe une végétation arbustive où se mêlent aulnes, bouleaux et saules.

Bien que séjournant très régulièrement en toundra, les habitants de cette région sont relativement sédentarisés autour du village. Ils pratiquent pêche de rivière et chasse de proximité. Nombre d'entre eux ont planté une tente autour du village pour pratiquer des activités traditionnelles et des rituels. Les bergers circulent régulièrement en toundra pour accompagner les troupeaux. En 2005, les sovkhozes regroupaient 6 000 têtes qui se répartissaient en trois brigades, c'est-à-dire trois troupeaux ; s'ajoutait à cela un troupeau privé de 900 têtes. Les bêtes sont destinées à l'abattage pour la vente de la viande dans tout le Kamchatka, et à la reproduction avec la sélection d'étalons.

La dernière zone, le Tchoukotka, ville des Tchouktches, dans la région d'Amgouema, à 67 degrés de latitude nord - là on est au-delà du cercle polaire -, cette région se caractérise par des conditions atmosphériques d'une grande instabilité, avec des hivers froids et des étés frais et pluvieux.

Ce qui distingue la région d'Amgouema de celle d'Atchaïvaïam, c'est la présence d'un facteur vent très important. Cette différence de climat va se refléter par des différences de milieu, et en particulier de végétation, presque exclusivement de la toundra avec une végétation naine, résultat de vents violents et réguliers.

A Atchaïvaïam, le vent plus rare et moins violent permet une toundra arborée. Le sovkhoze d'Amgouema est l'un des plus importants Tchoukotka, puisqu'en 2007, il élevait 17 600 rennes répartis en cinq brigades, allant de 5 200 têtes pour la plus importante à 1 200 pour la plus petite.

Dans ces trois régions, la biomasse végétale est très différente puisque l'on passe de la taïga à la toundra. La mobilité, à des degrés divers, est l'élément central de l'organisation des hommes.

Malgré la force des contraintes qu'impose un environnement difficile, en même temps que des réponses similaires sont apportées, il y a toujours des choix culturels qui permettent à chaque groupe d'afficher son identité. Qu'ils soient Tchouktches, Koriaks, Evenks... les modes d'organisation et de gestion de l'environnement sont extrêmement efficaces, mais présentent un équilibre fragile.

Il ne faut pas oublier qu'on est en situation extrême. Les conséquences du moindre phénomène sont démultipliées. Aussi, chaque modification d'un des paramètres peut entraîner des changements très importants sur la globalité du système.

Selon les latitudes, selon qu'on soit en taïga ou en toundra, les risques ne sont pas les mêmes. Pour la région la plus méridionale, les phénomènes sont très marqués, et certains changements écologiques sont déjà tout à fait remarquables : disparition de certaines espèces végétales. Certains salmonidés sont devenus rares, or c'est un poisson gras qui joue un rôle très important dans les équilibres alimentaires. Certains oiseaux ont complètement disparu, tandis que le tigre de Sibérie, le lynx, encore inconnus dans cette région, commencent à être vus.

Sur toute la Sibérie, de nouvelles espèces de moustiques et de nombreux insectes encore non répertoriés ou en mutation prolifèrent. Le renne, lui, subit directement ou indirectement ces évolutions. Bien qu'il évolue dans des environnements variés de la toundra à la taïga, le renne supporte difficilement la chaleur.

Dans la région de l'Amour, le raccourcissement de la période très froide et le radoucissement du climat plus marqué que dans les zones plus septentrionales, permettent - comme nous l'avons dit - une prolifération très importante des divers insectes. Larves et parasites s'installent sur les rennes, entraînant une recrudescence des maladies de peau, souvent mortelles. Notons ici qu'une peau de renne infestée par des parasites devient difficilement exploitable pour un artisanat quel qu'il soit, comme par exemple la fabrication de tentes ou de vêtements. En corollaire, ces infections parasitaires rendent la viande impropre à la consommation.

Les éleveurs effectuent toujours l'autopsie d'un renne qui est anormalement décédé. Depuis quelques années, on remarque une prolifération des parasites dans tous les organes : système digestif, sang. Ceci aussi bien pour le renne domestique que pour le renne sauvage. De nouvelles espèces de mouches pondent leurs oeufs dans les bois cartilagineux des jeunes rennes. Lors de leur développement, les larves provoquent des infections pouvant s'avérer mortelles pour l'animal.

Notons une augmentation des phénomènes de pourrissement des bois des rennes domestiques. Certaines de ces maladies sont nouvelles et donc mal connues. D'autres sont en recrudescence. Les populations sont totalement démunies pour endiguer ces nouveaux problèmes sanitaires.

La période chaude est particulièrement redoutée. Les jours de grande chaleur, même en changeant les parcours de nomadisation pour aller vers des zones plus élevée et plus froides, on regrette chaque été la mort subite de plusieurs rennes par troupeaux, phénomène rarissime il y a encore une dizaine d'année.

Plus au Nord, les pathologies sont moins importantes. Cependant, au printemps, on déplore une recrudescence des maladies des sabots ; infection bactérienne contagieuse. Le remède est simple si la maladie est prise très tôt. Il suffit de faire passer les rennes dans un bain de permanganate dilué. Si la maladie est plus évoluée, il faut faire une piqûre d'antibiotiques. Si pendant un demi-siècle grâce à des soutiens étatiques, les comptoirs administratifs isolés, ont été ravitaillés par camions, bateaux ou hélicoptères, depuis l'abandon du communisme et les problèmes économiques inhérents, l'approvisionnement des villages est devenu totalement aléatoire et les produits même les plus simple sont tout simplement introuvables. C'est le cas des médicaments d'une manière générale et du permanganate et des antibiotiques en particulier.

En l'absence de traitement, les rennes sont abattus parce qu'il y a un risque de contagion pour le reste du troupeau, et que les bêtes malades ne peuvent pas suivre le rythme des déplacements.

En ce qui concerne le renne sauvage, notons sa raréfaction dans les zones où il est encore présent.

Dans ces mêmes régions, depuis environ cinq ans, les premiers symptômes du changement climatique ont amené une augmentation de la pluviométrie en hiver. Les températures hivernales et le vent transforment alors le manteau neigeux en carapace de glace. En hiver, le renne se nourrit en grattant la neige avec son sabot. En revanche, il lui est absolument impossible de casser de la glace. Ce phénomène oblige les pasteurs à modifier leur circuit de transhumance vers des zones plus protégées, en fonction de leur connaissance du paysage.

Or, pour les troupeaux très importants relevant d'un sovkhoze, le rythme d'occupation du territoire est très précis. Dans la région d'Atchaïvaïam par exemple, le parcours doit se terminer à la belle saison près de la mer. L'air marin diminue considérablement la présence des parasites, et permet un apport de sel aux troupeaux. Le parcours du territoire de circulation est organisé très précisément par les brigades.

Dans cette région, le territoire exploitable pour les troupeaux à été divisé en 5 parties (une par brigade). Chacune d'entre elles est partagée en grandes zones d'occupations saisonnières. Chaque zone est elle-même divisée en parcelles qui correspondent à une aire d'occupation du troupeau. A l'époque soviétique, en arrivant sur la parcelle, les bergers contactaient par radio le sovkhoze avec lequel ils définissaient, en fonction de l'état du pâturage et de l'importance du troupeau, le nombre de jours où le troupeau pouvait pâturer. Un temps de jachère était ensuite défini afin que le sol ait le temps de se régénérer. Dans ces régions, la régénération des sols est beaucoup plus lente que dans un environnement plus clément. L'abandon de certains pâturages d'hiver entraînera à terme une surexploitation de certaines zones, ce qui pourrait être une catastrophe économique et écologique.

En moins de dix ans, partout la période froide a été raccourcie de plusieurs semaines Les routes de transhumance qui traversaient les fleuves sont donc impraticables beaucoup plus tôt dans l'année, à cause du risque de rupture des glaces. Tous les repères sont à réévaluer ; les circuits, là encore, à modifier. En corollaire, on a une recrudescence des accidents de pêche à cette saison.

En résumé, pour les régions les plus septentrionales, il s'agit de changer les circuits de nomadisation sur une saison, l'hiver, à cause de la pluie et de la transformation de la neige en glace. Pour la partie méridionale, il s'agit de rechercher des zones plus froides et de changer de circuits sur l'année.

Que va-t-il se passer si l'animal doit remonter encore plus vers le Nord pour trouver des conditions adaptées à son éthologie ? Est-ce la fin de certaines cultures autochtones ? Comment peut s'adapter un groupe à la disparition de l'animal qui est au coeur de son système de subsistance et surtout, autour duquel s'est construite sa vision du monde. N'y a-t-il pas à terme des risques de conflits ethniques ?

Dans un autre domaine, la fonte plus rapide du permafrost a des conséquences dramatiques à plus d'un titre sur la vie et l'avenir des autochtones. Difficultés à conserver la nourriture à la période clémente. Dans certaines régions, des réfrigérateurs naturels sont creusés dans le permafrost. Enfoncement de certains villages dans un sol devenu mou, car gorgé d'eau. Pour les mêmes raisons, on peut s'inquiéter de la préservation d'un patrimoine mondial, qui va des mammouths à des tombes anciennes très riches en indices culturels et qui est conservé grâce au permafrost.

Comme le fait remarquer l'artiste Tchouktche Olga Letykaï Csonka, les problèmes liés au réchauffement climatique ne doivent pas en masquer d'autres tout aussi cruciaux. La privatisation des terres et l'extraction des ressources naturelles, hors gaz, charbon, uranium, pétrole, ont pris un nouvel essor et sont extrêmement polluantes. L'exploitation des matières premières risquent à terme de signer l'arrêt de mort des élevages si les éleveurs n'ont plus suffisamment de terres pour faire paître leurs rennes et renouveler régulièrement les pâtures.

En 2004, les autorités parlaient de classer le Tchukotka en zone d'usage traditionnel de la nature, donc non vendable. Qu'en est-il à présent face à des enjeux financiers internationaux énormes, et au moment où des firmes étrangères s'installent, rachètent le sol pour exploiter l'or et l'argent. Contrairement aux natifs canadiens ou inuits auxquels des terres ont été attribuées, les autochtones sibériens ne sont pas propriétaires des terres qu'ils parcourent. Aucun dividende ne leur est reversé si leurs pâturages se transforment en site d'exploitation de matières premières. Pour la Yakoutie, on peut aussi citer une déforestation démesurée pour les besoins de la Chine.

Les populations autochtones ont tout à perdre face à l'industrialisation et l'exploitation des réserves naturelles, on est très loin d'une exploitation raisonnée qui permettrait de préserver leur seul capital : les troupeaux, la nature. Leur dépendance à la civilisation risque d'être de plus en plus importante. Dans ces régions, des changements profonds apportés par les différentes évolutions économiques, techniques et politiques au cours du 20 ème siècle ont créé à plusieurs reprises des ruptures et des dysfonctionnements importants. Les systèmes ont alors été repensés et réorganisés plusieurs fois en moins d'un siècle.

Mais ces cultures, sans doute parce qu'elles sont fragiles et que les acteurs en ont conscience, n'ont jamais montré d'opposition ou de véritables résistances aux changements, mais plutôt des capacités d'adaptation et d'anticipation. Encore une fois, il va donc falloir qu'elles arrivent à adapter leur mode de vie à cette nouvelle réalité. Cette fois le challenge est particulièrement difficile. Cependant, le risque est grand de voir ces populations se normaliser. Ce qui aboutirait à terme à un appauvrissement d'expression culturelle.

Pour conclure, lors de la première année polaire internationale, en 1882 et 1883, les sciences humaines étaient représentées par l'ethnologie. Les deux années polaires suivantes, 1932-1933, 1957-1958, même si elles permirent de contribuer très largement à l'enrichissement des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, furent essentiellement consacrées à la compréhension des phénomènes atmosphériques, météorologiques ou même magnétiques. L'avancée des connaissances fut considérable grâce aux progrès exceptionnels de la technologie.

La quatrième année polaire qui est en passe de se terminer s'est déroulée à un moment où le changement climatique majeur est en train de modifier les équilibres, non seulement de la planète, mais de la stratosphère. La compréhension de la mise en place et des interactions des différents mécanismes qui engendrent ce phénomène est un enjeu intellectuel important et extrêmement séduisant.

Il ne faudra pas oublier d'intégrer l'homme, et plus particulièrement les populations autochtones, avec leurs savoirs dans le système étudié. Par souci d'efficacité et par respect pour ce qu'ils représentent de notre Histoire, peut-être faudrait-il aussi les inviter à participer au débat ? Merci de votre attention.

(Applaudissements)

Pr. Philippe DESCOLA

Je donne maintenant la parole à M. Bruno Goffé qui est le Directeur adjoint scientifique de l'Institut national des sciences de l'univers. Il va parler de l'exploitation des ressources minières dans l'Arctique.

E. DR BRUNO GOFFE, DIRECTEUR ADJOINT SCIENTIFIQUE, INSTITUT NATIONAL DES SCIENCES DE L'UNIVERS (INSU), CNRS

Bonjour Messieurs les parlementaires. Bonjour chers collègues. Je vais donc vous parler de quelque chose de très pratique. J'ai choisi de vous parler des implantations minières lourdes en milieu arctique et d'illustrer un certain nombre de choses que mes collègues ont exprimées, soit oralement soit graphiquement.

Vous me pardonnerez un peu cette présentation qui a été faite dans l'avion cette nuit ; avion qui me ramenait justement de l'Arctique. Donc il y a certainement à la fois des imperfections graphiques, et certainement aussi des imperfections de mûrissement peut-être de ce que j'ai vu et ce que j'ai rencontré.

Donc le titre « Ressources minérales dans les milieux fragiles : un enjeu pour l'Observatoire de l'Arctique ». Je vais donc présenter une partie sur ce que sont les ressources minérales dans l'Arctique, et évidemment la ou l'une des solutions qui peuvent être présentées pour les observatoires.

Si on regarde une carte mondiale de répartition des ressources minérales connues sur le monde, vous voyez évidemment que ces ressources sont essentiellement localisées dans les régions habitées et accessibles ; et que l'Arctique est plutôt dépourvu de ces ressources. Soit qu'elles ne sont pas connues, soit qu'elles ne sont pas découvertes.

Si on zoome un peu sur cette région, vous voyez donc les zones d'exploitation, les zones de reconnaissance. Ces ressources arctiques sont très localisées en Norvège, en Europe et dans Nord des Etats-Unis et le Sud du Canada. Si on replace sur cette carte la limite sud du pergélisol que j'ai mise en rouge, et puis la limite de l'isotherme 10 degrés C moyen des mois les plus chauds, vous voyez que cette industrie minière se limite extrêmement précisément à la limite du pergélisol. Vous voyez qu'en gros, les plus grosses installations et les plus grosses concentrations des ressources connues sont vraiment limitées par la limite du pergélisol.

Maintenant, si on représente sur ce même graphique le déplacement prévu du pergélisol avec le réchauffement climatique, donc avec une vision évidemment très imprécise 2050-2100, vous voyez que ce pergélisol remonte franchement vers le Nord, et rejoint et même dépasse la limite des 10 degrés moyens des mois les plus chauds. Donc vous voyez qu'on peut s'attendre à une modification fondamentale de la recherche et de l'exploitation des ressources économiques et des ressources naturelles, en particulier les ressources minérales dans l'Arctique, puisque toutes ces zones exploitées par ailleurs, vont certainement se déplacer ; la géologie étant en effet la même entre le Groenland, la Norvège, le Québec et le Canada de par le fait qu'ils sont tous des anciens cratons. Donc on peut s'attendre à ce qu'on ait des exploitations minières tout à fait équivalentes à celles qu'on voit en Norvège.

Donc j'ai choisi pour vous illustrer ces propos de vous présenter une industrie minière dans un milieu fragile, un milieu arctique. J'ai pris le cas de la mine de Raglan qui est située en territoire inuit dans la péninsule Ungava au Nunavik au Nord Québec. Et donc vous voyez ici, sur cette carte, la localisation à 62 degrés Nord de la mine de Raglan, et un encadré qui vous présente cette mine dans son désert arctique avec le symbole inuit au premier plan.

Je vais d'abord vous parler des acteurs. Tout d'abord, le groupe industriel : XSTRATA Nickel qui est membre d'un groupe international récent qui a été créé en 2001, et dont le siège est en Suisse, composé d'acteurs essentiellement européens. Le Groupe Axa est un actionnaire de ce groupe international.

XSTRATA Nickel exploite les deux plus grands gisements de nickel au monde : l'un à Raglan, et l'autre à Koniambo en Nouvelle-Calédonie, et qui est aussi un de nos territoires.

Ce Groupe affiche une politique de développement durable avec deux objectifs que vous pourriez juger en apparence contradictoires :

- offrir aux actionnaires des rendements parmi les meilleurs de l'industrie ;

- et en même temps, assurer des partenariats éthiques responsables et ouverts avec les employés, les clients, les actionnaires et les communautés locales.

Les acteurs locaux sont les populations autochtones ; principalement et uniquement les Inuits constitués de 14 communautés représentées par la société Makivik qui en assure le développement économique et par l'administration régionale kativik ARK. La mine traite, en outre plus spécialement avec les deux communautés locales qui totalisent 1 700 habitants des villages de Salluit et de Kanjis Soujuak. Vous avez sur la carte leur position ainsi que la localisation de la mine Raglan entourée en bleu, et les deux villages en question qui sont de part et d'autre de cette mine.

Ces populations Inuits aspirent - et cela confirme ce que mes collègues ont dit tout à l'heure - à l'indépendance économique, au changement politique et à l'autodétermination, et revendiquent la connaissance et la maîtrise de leur environnement.

Et puis en bas, sur cette image, j'ai mis un troisième partenaire, pour l'instant un peu absent mais qui commence à se manifester, qui est le gouvernement du Québec, représenté par le ministère des ressources naturelles et de la faune.

Je vais faire un état des lieux : quel est le milieu géologique ? Ce sont des roches issues d'une structure océanique archéenne affleurant dans le désert arctique. Archéen, c'est une période lointaine : autour de 2 milliards 800  millions d'années. Sur la carte, vous voyez que le potentiel d'exploration du gisement fait 70 kilomètres de long, et que les zones actuellement exploitées sont représentées par les étoiles jaunes constituent une très faible part du domaine. Donc vous voyez que cette mine a un potentiel encore très fort dans son développement.

Vous voyez ici une photo de roches archéennes affleurant au sein d'un milieu caractérisée par une biodiversité réduite et fragile. Vous voyez ainsi sur cette image un peu sombre, du fait d'une luminosité basse, les quelques plantes perdues, au milieu de cailloux, dans la neige chassée par le blizzard.

Puis, c'est aussi un lieu de la transhumance des caribous. Vous savez que dans ces régions, les caribous sont extrêmement nombreux en deux grands troupeaux d'environ 800 000 têtes ; l'un migrant vers l'Ouest de l'Ungava, et l'autre vers l'Est de l'Ungava, et traversant le domaine minier.

Qu'est-ce que cela va changer pour le milieu d'avoir une exploitation minière ? D'abord c'est une usine moderne assez récente de 1998 de classe mondiale, complètement isolée, autonome en énergie et en lieux de vie, qui ne rejette rien sauf du CO 2 et de la vapeur d'eau.

Vous voyez un plan de l'usine où on voit les bâtiments industriels au nord de l'image, et les locaux de vie au sud de l'image. Vous avez une photo ici de l'usine ; c'est une très grosse usine. Vous avez en bas une photo des bâtiments d'habitation, et l'intérieur contient tout : des gymnases, des cuisines, des salles pour laver le linge, des salles pour jouer de la musique. C'est donc complètement autonome. C'est une ville entièrement fermée. C'est comme un vaisseau spatial dans un milieu très hostile, et en gros, on ne peut pas sortir de cette base.

Qu'est-ce que cela change pour le milieu ? Des infrastructures de transport qui ne rompent pas l'isolement, il n'y a aucun lien direct par les routes avec les populations inuites. Par contre, tout arrive par bateaux et avion.. Il y a un port avec un brise-glace, une piste d'aéroport avec un avion Boeing 737, et puis évidemment des infrastructures de transport lourdes pour transporter les matériaux. Vous voyez ici, un camion qui transporte 50 tonnes de roches, pour un poids total d'environ 70 tonnes. Puis, ici, aussi des autobus pour transporter le personnel sur place.

Ce sont aussi des infrastructures d'exploitation et d'exploration du sol, des forages, des excavations, des tunnels qui sont évidemment extrêmement importants puisque la mine extrait 1 300 000 tonnes de minerais par an, dont 80 % environ en mine souterraine. Le reste est à ciel ouvert, et est d'ailleurs exploité par des sous-traitants inuits.

La profondeur maximale des mines est relativement faible, environ 300 mètres. La teneur du minerai en Ni est autour de 3 %, et c'est la plus élevée du monde. Les températures sous terre peuvent descendre à moins 30°C, la température de la roche étant à moins cinq.

Les stériles sont stockés dans des halles gelées ; les eaux d'été étant récupérées. Cette technique est un enjeu extrêmement important dans le cadre du changement climatique, puisque le jour où les halles ne gèleront pas suffisamment, on va se retrouver dans des conditions extrêmement complexes pour l'exploitation de cette mine. Environ 80 % de ce qui est extrait restent sur place dans les halles.

Qu'est-ce que cela change pour les Inuits ? Les conditions de travail de la mine est une découverte pour les Inuits. Vous voyez ici les chiffres : il y a le nombre d'employés : 710 personnes qui travaillent sur la mine de Raglan, dont 120 Inuits. Il y a 209 entrepreneurs sous-traitants qui agissent avec la mine, dont une grande partie sont des Inuits. Les horaires de rotation sont de trois semaines de travail et deux semaines de congés pour les travailleurs venant de l'extérieur ; et deux semaines de travail et deux de congés pour les Inuits, avec des programmes avantageux de primes et de bonus qui améliorent les rémunérations de base. Un mineur peut gagner jusqu'à 100 kilos euros par an. Vous voyez donc, ce sont des apports financiers considérables pour les populations locales.

Les Inuits découvrent les conditions de travail en milieu industriel ; que cela soit les travailleurs eux-mêmes ou leur famille. En fait il y a un très grand problème de compréhension de ce que c'est un milieu industriel par les familles. Pour disperser ces malentendus, les familles sont invitées à visiter l'usine, à la fois les conditions de sécurité dans l'usine, mais aussi les activités sociales. Parmi ces activités on peut citer en exemple l'équipe de hockey; vous voyez sur cette image une équipe de hockey Inuit qui a participé à une compétition internationale à Montréal, ce qui a pu être réalisé grâce au soutien de la mine.

Puis c'est aussi pour les populations inuit une rencontre avec les travailleurs du monde entier, puisque les 600 autres travailleurs de la mine viennent de tout le Québec, parfois même de Floride. La mine organise aussi des rencontres avec des travailleurs d'autres mines comme celle de Nouvelle-Calédonie. Vous avez ici sur cette image une rencontre entre un Canaque et un Inuit. Vous voyez donc que ce sont des impacts incroyables sur les populations Inuits.

Ensuite, il y a des retombées financières évidentes. Voici un graphique qui vous montre les impacts financiers qu'apporte la mine. A la différence de ce que ma collègue a dit tout à l'heure sur ce qui se passe en Russie, ici il y a des impacts financiers énormes sous trois formes : - les moyens, le matériel achetés aux entreprises qui travaillent pour la société de la mine, - les salaires des employés et - les redevances payées directement aux communautés inuites ou à la société gérant les investissements de la communauté : la société des Makivik, soit directement aux communautés. Vous voyez donc la progression très forte jusqu'en 2007, sachant qu'en 2008, le programme « partage des profits » a été beaucoup plus bas. Vous savez ce qui s'est passé en 2008, avec la crise financière. Il n'y a eu que 6,8 millions d'euros qui ont été distribués aux communautés.

L'utilisation de ces fonds est très diverse. La société Makivik les redistribue dans des infrastructures collectives, alors que les communautés les utilisent parfois d'une manière un peu étrange - mais personne ne veut s'en mêler - en redistribuant aux personnes des chèques avec des sommes du genre 5 000 euros par adulte, 3 000 euros par enfant. Ce qui fait que par exemple en 2005, des familles ont pu toucher 50 000 euros d'un seul coup. Et donc on fait des achats qu'on peut penser pas tout à fait utiles.

Vous voyez que la somme totale investie dans les communautés va en 2007 à près de 120 millions d'euros, avec une part extrêmement importante d'achats préférentiels auprès des communautés inuites. Donc des impacts financiers majeurs.

Ensuite, qu'est-ce qui va changer pour les Inuits ? C'est la formation. Evidemment, travaillant au sein d'une entreprise, ils sont formés dans cette entreprise. Et il existe un programme qui s'appelle le projet Tamatumani qui est une formation complémentaire, avec l'idée de former entre 70 et 120 Inuits au management pour faire des cadres qui sont utiles à la fois à l'usine, mais aussi aux sous-traitants. Donc c'est un programme doté de 50 millions de dollars partagés entre le Québec, les communautés locales et la mine. La mine mettant 36 millions de dollars dans le programme. Chacun participe au programme, les formateurs, les conseillers en dotations, le personnel d'encadrement peuvent être Inuits en partie pour former leurs collègues. Vous voyez, évidemment, nécessairement, un impact très fort sur la vision que peuvent avoir ces gens-là de leur milieu.

Qu'est-ce que cela change pour la politique ? Pour pouvoir s'installer dans les territoires inuits, à cause des différentes choses qui ont été exprimées avant, il y a eu la signature d'une entente entre le minier XSTRATA et les communautés locales - l'entente Roglan. C'est un accord secret entre l'entreprise et les communautés inuites sur entre autres, d'après ce qui en filtre un peu : les études réglementaires environnementales et leurs études complémentaires  et la maximisation de l'emploi des bénéficiaires inuits. Cela veut dire qu'il y a une préférence directe pour l'emploi des Inuits, pour la promotion et l'utilisation des entreprises inuites  et pour le partage des profits ce dont je vous ai parlé à l'instant. Les conflits sont résolus par un comité Raglan avec des rencontres une fois tous les trois mois avec l'usine. En particulier, sont discutés dans cette entente, les tonnages utilisés par la mine, sachant que si la mine dépasse 1,3 million de tonnes de minerais extraits, l'entente doit être renégociée.

Les conséquences au niveau canadien ont été que tous les groupes aborigènes canadiens ont voulu faire des ententes avec les industriels dans leur secteur. Par exemple dans le cas de l'environnement à Raglan, l'entente a ainsi imposé un comité d'experts externes de scientifiques mondiaux donnant leur avis sur le traitement des déchets et l'interprétation du changement climatique, la conduite des études sur les caribous, le contrôle de l'absence d'effluent dans le concentrateur de la mine. Le concentrateur est la machine qui enrichit le nickel, permet de rejeter un minerai pauvre en nickel. Cela concerne aussi les problèmes de biodiversité ; mais aussi des réglementations extrêmement fortes sur l'abattage des animaux, le commerce et le nourrissement des animaux sauvages, activités totalement interdites aux gens de la mine même s'il s'agit d'animaux dangereux. En outre le commerce est interdit ainsi que l'import de la drogue ou de l'alcool. La réglementation drogue et alcool est ainsi extrêmement lourde dans ce système.

Actuellement il y a 120 ententes au Québec, et ce qui est assez intéressants est que ces ententes ne dépendent ni de la loi canadienne, ni sur la loi québécoise, et encore moins lois du commerce international puisque ce sont des ententes privilégiées favorisant les populations locales. Ainsi les modifications politiques sont énormes.

Qu'est-ce que cela change pour le politique ? Ce que vous ne voyez pas, c'est le Québec. Le Québec a engagé un plan Nord pour le développement du Québec, le développement durable du Nord Québec, et avec une participation forte des différentes tribus comme les Cris, les Inuits vivants dans ces régions.

Puis pour l'industriel minier, ce dont je me suis aperçu en visitant cette mine, c'est que l'industriel minier commence à entrevoir que prendre en compte le développement durable, l'intérêt des populations locales, pourrait être un avantage concurrentiel vis-à-vis d'autres compétiteurs dans le monde de la mine; ce qui est quand même assez nouveau dans ce milieu.

Finalement, le changement climatique apporte un changement fondamental pour l'accès aux ressources minérales dans l'Arctique puisqu'on va se retrouver dans un système classique, ouvert, et où tous les groupes nationaux, internationaux vont se jeter pour exploiter les ressources qui sont extrêmement importantes. Les régions arctiques et subarctiques deviennent un enjeu majeur pour le prochain siècle. C'est à la fois une potentialité unique de développement harmonieux du Grand Nord, mais c'est aussi une source potentielle d'incompréhension, de conflits et de décisions catastrophiques - mes collègues en ont parlé - puisque ce sont des choses qui déséquilibrent vraiment le milieu.

Pour essayer de comprendre, mesurer, observer ce qui se passe, anticiper, adapter, contrôler, décider avec juste valeur, il faut apporter des informations sûres et compréhensibles à l'égard des différents acteurs qui interviennent, les acteurs politiques qu'ils soient nationaux ou régionaux, les acteurs économiques, les acteurs administratifs, les acteurs du droit et de la santé, les scientifiques et les citoyens. Et cela aux échelles régionales, provinciales, nationales et internationales, puisque tout est lié. Ce qui se passe dans l'Arctique canadien peut évidemment influencer ce qui se passe au Groenland, et puis influencer aussi ce qui se passe dans des communautés lointaines comme dans la Nouvelle-Calédonie avec les Canaques qui finalement commencent à connaître tout ce qui se passe dans d'autres régions de milieu fragile.

C'est d'abord pour cela que l'INSU avec son partenaire le CNRS proposent de construire les observatoires de l'arctique. Ce sujet de la mine et du développement économique est un des sujets possible pour ces observatoires, avec pour enjeu la construction des Observatoires de l'arctique. Il a été ainsi signé la semaine dernière un protocole d'entente entre l'INSU, le CNRS et l'université de Laval, comprenant l'accès au réseau CEN-SAON, dont on a parlé tout à l'heure. Au sein de ce réseau, l'observatoire de la mine en accord avec le ministère des ressources naturelles et de la faune du Québec sera coordonné avec la Nouvelle-Calédonie en partenariat avec l'IRD, l'Institut National de l'écologie et environnement (INEE)du CNRS et les gouvernements autochtones des provinces de la Nouvelle-Calédonie. Ici en image, les deux signataires principaux Dominique Le Quéau, Directeur de l'INSU, et le Président de l'université Laval avec une image du le réseau Sila.

Sila est un mot inuit qui veut dire climat, mais aussi ambiance du milieu. C'est un mot assez large. Le réseau Sila est en fait le support du réseau CEN-SAON dont les stations s'étalent depuis Québec jusqu'au Nord du Québec, mais aussi jusqu'aux péninsules les plus nordiques du Canada avec l'Ile de Ward Hunt à 83 degré Nord. C'est un réseau qui va permettre à la fois de l'observation atmosphérique, de la biodiversité, des évolutions sociales, mais aussi des évolutions économiques.

Je vous remercie.

(Applaudissements de la salle)

Pr. Jean-Claude ETIENNE

En arrivant à nous rejoindre en début de cette matinée, le Dr. Bruno Goffe me disait : « je viens de là-bas ». Après l'avoir écouté et entendu, on se dit vraiment que ce n'est pas l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours ; c'est l'homme qui a vu l'ours en direct. Comme les pros, il vient du terrain.

Ce qui est vrai pour lui était vrai - je me permets, en votre nom à tous, de les en féliciter - de tous les intervenants de ce matin. Quand ils nous parlent, quand ils nous apportent leur témoignage, c'est tous du vécu ; parfois en proximité rapprochée - si je peux me permettre ce pléonasme -, et je crois que c'est là le plus important.

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