II. L'EVALUATION DE L'APPLICATION DU VOLET SCIENTIFIQUE DU PLAN CHLORDECONE
De nombreuses actions du « plan chlordécone » ont trait à l'amélioration des connaissances scientifiques sur les conséquences de la présence de la chlordécone dans l'environnement de la Guadeloupe et de la Martinique (investigations du milieu, comportement environnemental de la molécule, processus de transferts aux cultures, aux animaux d'élevage et à la faune sauvage en particulier celle des milieux marins, épidémiologie des effets de l'exposition des populations, recherche de procédés de remédiation des sols).
Par ailleurs, une action particulière du plan (action n°16) prévoit qu'un conseil scientifique international, présidé par M. William Dab, ancien directeur général de la Santé, propose des recherches complémentaires en vue du renforcement de la veille sanitaire et de la surveillance de l'impact sanitaire des pesticides.
Mais avant d'analyser l'exécution de ces dispositions dont l'état d'avancement est variable, il a paru nécessaire à vos rapporteurs de faire trois observations :
scientifiquement, la présence d'une forte teneur en chlordécone dans les milieux naturels est une « mauvaise surprise ».
Certes, les effets de la molécule sur la santé et l'environnement ont été très largement explorés aux Etats-Unis à la suite de l'incident de Hopewell.
Mais tant sur le plan environnemental que sur le plan sanitaire, ce précédent n'est pas totalement applicable au cas antillais.
D'une part, il s'agissait d'un incident de production unique (même si certaines études 41 ( * ) estiment que l'usine a rejeté des effluents contaminés dans la James River préalablement à cet incident) et à la portée géographique relativement limitée.
D'autre part, si l'intensité des rejets a permis d'étudier assez complètement la toxicité aigüe de la molécule et ses effets sur la santé, elle n'a pas apporté d'enseignements directs sur sa toxicité chronique.
Enfin, on doit mentionner que, pour important qu'aient être les relargages de chlordécone en Virginie, les volumes de produit relâchés ne peuvent été mis en parallèle avec les 300 tonnes de molécule qui ont été épandues sur les sols antillais.
C'est dire que les caractéristiques tant environnementales que d'exposition sanitaire ne sont pas comparables. En Guadeloupe et en Martinique, on se trouve en présence d'une autre problématique : forte implantation de la chlordécone dans certaines zones de l'île, relargages sur longues durées dans l'environnement et interrogations légitimes sur les effets sanitaires de sa toxicité chronique.
Or, par rapport à la plupart des polluants organiques persistants, famille à laquelle elle appartient, la chlordécone se caractérise par une très forte stabilité physico-chimique, imputable à une structure caractérisée par l'encagement du carbone dans une ceinture d'atomes de chlore. Ceci explique sa rémanence dans les sols, et le peu de succès des études entreprises, jusqu'ici, sur sa biodégradation.
La chlordécone est, en quelque sorte, un « alien » chimique.
la plupart des composantes du volet scientifique du « plan chlordécone » sont liées.
Par exemple, l'établissement d'une cartographie réelle de la pollution entraîne des conséquences sur les prescriptions de mise en culture.
De même que l'étude du comportement environnemental de la molécule conditionne à la fois les études sur les milieux aquatiques et la recherche de voies de remédiation.
Sont aussi liées la mise au point de méthodes rapides et moins coûteuses, de quantification et de détection, et les recherches de l'aval sur le transfert de la molécule.
Ce qui signifie que le volet scientifique du « plan chlordécone » est un continuum cohérent, ce qui implique que chacun de ces éléments progresse de concert.
les constantes de temps scientifiques sont plus longues que celles de la vie quotidienne et donc que les temps de réponses attendus par les opinions publiques antillaises.
A titre d'illustration, les premières études épidémiologiques ont débuté bien avant le lancement du « plan chlordécone » et se poursuivront après son terme d'exécution prévu fin 2010.
Autre exemple, pour caractériser les transferts de la molécule du sol à certains légumes racines, l'échelle de temps du processus expérimental est presque annuelle (9 mois pour l'igname).
Et, pour la chlordécone, aucune étude de cette ampleur et sur ces sujets n'avait été entreprise, ce qui, dans la plupart des cas, oblige les scientifiques à se confronter à des champs de connaissances pratiquement vierges.
A cette particularité qui découle des contraintes des procédés expérimentaux et de la virginité des thèmes de recherche, on doit ajouter les règles du milieu scientifique qui veut que l'on ne publie des résultats qu'après vérification complète interne, et relecture détaillée des comités compétents des revues de publication.
Il ne faudrait pas que ces « circonstances de temps » aboutissent à créer, comme vos rapporteurs l'on constaté, à une méfiance de la population et quelquefois, de ses élus envers ces travaux.
Ce n'est pas parce que les scientifiques ne communiquent pas qu'ils cachent quelque chose, mais parce qu'ils ne sont pas en état de le faire au regard du sérieux de leurs critères d'expérimentation et aux règles de publication du milieu.
L'état des programmes de chacun des projets de recherche prévus par le « plan chlordécone » est détaillé ci-après.
A. L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CARTE OPÉRATIONNELLE DES ÎLES
L'action 1 du « plan chlordécone » prévoit « d'élaborer un outil cartographique de connaissance de la contamination des sols en valorisant les analyses géoréférencées et en organisant la saisie des données dans un SIG (Système d'information géographique) interservices.
On rappellera que le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) avait élaboré en 2004 une carte des risques de pollution aux organochlorés (chlordécone et HCH) reposant sur la modélisation croisée de 300 prélèvements et de critères objectifs (cartes des soles bananières 42 ( * ) au moment où la chlordécone a été utilisée, hygrométrie, nature des sols).
Ces cartes classaient en quatre zones, à facteur de risque croissant, les terres susceptibles d'être affectées par la présence de chlordécone.
Cette modélisation prédictive a été confirmée à 97 % en Martinique pour les zones les plus polluées.
Néanmoins, l'affinement de cet outil reste indispensable.
Pour deux raisons.
D'une part, parce que la réussite du « plan chlordécone » est étroitement liée à la communication de ses résultats aux populations des deux îles. Et la cartographie la plus affinée possible de la pollution des îles fait naturellement partie de l'information qui doit leur être fournie.
D'autre part, parce que si les modèles prédictifs de la pollution se sont avérés très pertinents pour les zones polluées, les prélèvements effectués par les chambres d'agriculture ont fait apparaître la présence de chlordécone, à des doses très variables, dans des zones où aucune sole bananière n'avait été implantée (tout au moins au moment des trois prises aériennes de 1970, 1980 et 1990 qui ont permis de dresser la carte actuelle de la pollution).
Cet écart concerne 23 % des prélèvements de sol effectués sur des îlots de production par la Chambre d'agriculture de la Martinique.
Il peut s'expliquer de trois façons.
Les photos aériennes de référence ont été relevées tous les dix ans ; il est possible qu'en analysant les relevés aériens disponibles tous les trois ans, on puisse aboutir à un maillage plus précis des anciennes soles bananières.
Par ailleurs, le mirex a été utilisé dans les îles pour piéger la fourmi manioc. Or, il se dégrade en chlordécone.
Enfin, on ne peut pas exclure que le Képone puis le Curlone (dosés à 5 % de chlordécone), aient fait l'objet d'usages non pertinents, hors des anciennes soles bananières.
Ces deux motifs (communication, incertitudes quant à la localisation de la pollution) plaident en faveur d'un affinement de la carte de la contamination de la chlordécone.
Où en est l'établissement de ces deux cartes ?
Il semble que des retards aient été pris dans la réalisation de cette action.
En Martinique
On estime à 5 000 le nombre de prélèvements exploitables provenant en très grande partie des prélèvements effectués par le Service de protection des végétaux et la Chambre d'agriculture.
Le problème est que ces analyses sont sur support papier et pour la plupart non géoréférencées (la Chambre d'agriculture estime à 800 les prélèvements géoréférencés).
Donc, avant de pouvoir les numériser, un gros travail de validation et d'homogénéisation est nécessaire.
En l'état, un cahier des charges très détaillé est en voie de finition et un prestataire de service recherché - la Direction de l'agriculture et de la forêt qui est maîtresse d'oeuvre hésiterait entre le BRGM et la SAFER locale.
La mise au point de ce cahier des charges suppose que l'on puisse fixer, grâce à l'action d'un comité de pilotage, les moyens et les objectifs en :
- définissant un cadre commun de collection de l'information qu'elle soit passée ou à venir (géoréférencement, numérisation) ;
- ciblant les utilisations d'un système géographique d'information en fonction des utilisateurs ;
- choisissant un logiciel et en établissant les règles d'accès à l'information.
Actuellement, il est envisagé de faire au seul titre de la cartographie 4 000 analyses supplémentaires dans le cadre du PDRM 2007-2013 (programme FEADER de développement rural régional de la Martinique).
Cela porterait à 5 000 le nombre de parcelles 43 ( * ) analysées (sur 160 000 parcelles en Martinique).
En Guadeloupe
Comme en Martinique, la carte statistique du risque de contamination potentielle à la chlordécone établie en 2005 a été précisée par les 3 500 analyses effectuées par le Service de protection des végétaux et la Chambre d'agriculture dans le cadre des arrêtés préfectoraux obligeant les producteurs de légumes racines à une analyse préalable du sol avant mise en culture.
Il semble que ces analyses permettent de dresser une carte plus précise qu'en Martinique. Pour deux raisons : elles son mieux géoréférencées et la pollution par la chlordécone y est moins diffuse qu'en Martinique.
Le programme de développement rural de Guadeloupe 2007-2013 a prévu 7 000 analyses supplémentaires dont 4 000 pour la cartographie.
Compte tenu des lenteurs de sa mise en oeuvre, un bilan de cette action semble donc particulièrement nécessaire afin d'en réactiver la réalisation. C'est une des recommandations prioritaires que nous faisons.
Sachant, cependant, que l'établissement d'un référentiel géographique totalement complet de la pollution exigerait - aux dires des personnes entendues par vos rapporteurs - près de 40 000 prélèvements pour chaque île.
* 41 Luellen et al. 2005, précité.
* 42 Du fait de la déprise agricole (et en particulier bananière) de nombreux terrains contaminés ne sont plus affectés à leur usage d'origine.
* 43 Et à 9 000 le nombre d'analyses.