2. Quel est le potentiel maximal de l'océan mondial ?

Parallèlement à ces efforts pour gérer la pêche stock par stock, les chercheurs ont tenté d'apprécier le potentiel de capture de l'océan global. Dans la plupart des cas, ces tentatives se sont révélées hasardeuses sous l'effet de l'air du temps et de l'insuffisance des données. En 1951, une évaluation de 22 millions de tonnes avait été produite (Thompson) puis, au début des années 1970, la fourchette était de 200 millions à 2 milliards de tonnes ! De 1978 à 1994, les estimations étaient encore très larges et optimistes entre 100 et 350 millions de tonnes. Désormais et compte tenu de l'évolution des captures depuis vingt ans et de l'état des stocks, on peut vraisemblablement affirmer que les pêches de capture marines oscilleront à l'avenir entre 80 et 100 millions de tonnes au maximum .

Une autre approche fut utilisée par Daniel Pauly pour estimer le potentiel des océans. Il chercha à savoir quel était le volume de la production primaire de l'océan que s'appropriaient les hommes à travers la pêche . Des premiers chiffrages dans les années 1980 avaient conduit à estimer que l'impact de l'homme n'était pas supérieur à 2,2 % ce qui était extraordinairement faible quand on sait que ce sont 35 à 40 % de la production primaire qui sont utilisés par l'homme dans le milieu terrestre.

Daniel Pauly entreprit de reprendre ces données, d'y intégrer les rejets et surtout de tenir compte du niveau trophique des prises sachant que le rendement est de l'ordre de 10 % d'un prédateur à l'autre (10kg de proies pour 1kg de prédateur). Cela lui permit d'atteindre le chiffre de 8 %, quatre fois plus important que la première estimation, mais encore très éloigné des données terrestres.

Ces données étaient faussées par le fait que l'océan n'est pas uniformément productif, en ramenant les prises aux zones « fertiles », le taux d'appropriation s'établit selon les zones entre 24,2 et 35,3 %. Les résultats indiquaient clairement que la pêche avait sans doute atteint son maximum soutenable.

3. Effondrements, changements irréversibles et remise en cause de l'halieutique traditionnelle

Ce sont les effondrements de stocks qui se sont produits depuis les années 1950 (sardine de Californie, hareng de mer du Nord et surtout morue du Canada) qui ont provoqué une remise en cause de l'halieutique monospécifique et quantitative, en simplifiant un peu le trait.

Depuis, il a pu être démontré qu'il était possible à des stocks de s'effondrer sans signe avant coureur (Mullon et al. , 2005). Depuis 1950, c'est un quart des 1.519 espèces étudiées qui se sont effondrées dont un cinquième, brutalement après un plateau de production . Cela s'explique par le fait qu'il existe un seuil de reproducteurs en deçà duquel la reproduction n'est plus assurée alors même que l'effort de pêche continue de croître, ne serait-ce qu'en raison du progrès technique ce qui permet une stabilité des prises qui masque l'évolution en cours. Ainsi, la stabilité des captures n'est pas un indicateur de bonne santé et de bonne gestion. Il faut disposer de données beaucoup plus poussées.

En outre, une fois le stock effondré, il ne suffit pas d'arrêter la pêche pour permettre son recouvrement. Dans un certain nombre de cas, il entraîne un changement de régime , une nouvelle espèce, devenant dominante dans l'écosystème, empêche une autre espèce de reprendre sa place en raison du rapport prédateur-proie essentiellement dû à la taille dans la chaîne trophique marine. Le changement est alors irréversible . Par exemple il a pu être montré que l'effondrement du stock de harengs en mer du Nord avait entraîné un déficit d'alimentation pour les capelans et donc pour les morues qui mangent harengs et capelans, entraînant le cannibalisme des morues vis-à-vis de leurs juvéniles ce qui limitait fortement la croissance du stock.

De manière beaucoup plus dramatique, en Namibie dans l' upwelling 10 ( * ) du Nord Benguela , la surexploitation de la sardine, de l'anchois et du merlu a conduit à ce type d'évolution. Là où dans les années 1960 on pêchait 1,5 million de tonnes de sardines, la dernière campagne scientifique d'évaluation en 2007 n'a pu pêcher que deux sardines dans tout l'écosystème . Avec la disparition de niveaux trophiques entiers, les bas niveaux (éponges, macro-algues, méduses, bactéries, oursins) sont favorisés et prennent le dessus dans l'écosystème.

Ces zones sont malheureusement nombreuses. Certaines sont liées à la pollution tellurique comme la zone anoxique à l'issue du delta du Mississipi. On en compte 60 comme celle-ci dans le monde (Robert Diaz).

Elles s'expliquent par le fait que la production primaire n'est plus recyclée, sédimente et se décompose monopolisant l'oxygène dissout à cette seule fin.

La Baie de Chesapeake et la mer Noire sont d'autres exemples connus. D'autres systèmes sont moins profondément dégradés mais donnent des signes inquiétants comme les eaux au large du Maroc, de la Mauritanie et du Sénégal dont la principale ressource est devenue le poulpe encore totalement absent il y a vingt ans.

Les proliférations de méduses en Méditerranée ou la taille et le poids dramatiquement faibles des poissons pêchés dans le Golfe de Gascogne (23 cm) et la mer du Nord (les poissons de plus de 4 kg ont diminué de 98 %) sont des signaux d'alerte qui devraient attirer l'attention.

Au risque d'effondrement sans préavis des populations, s'ajoute une nouvelle complexité : le changement de sexe au cours de la vie de nombreuses espèces de poissons . La dorade et le sar sont dits « hermaphrodites fonctionnels successifs protandres », c'est-à-dire qu'ils changent de sexe en vieillissant. Jeunes, ils sont mâles puis deviennent femelles. L'inverse existe également, « l'hermaphrodisme fonctionnel successif protérogyne ». C'est le cas du mérou, du saupe et de l'anthias. Dans d'autres espèces, comme le pagre de Méditerranée, c'est la proportion de mâles et de femelles qui varie en fonction de l'âge. Enfin, certaines espèces voient leur sexe déterminé par la température de l'eau, comme le bar, ce qui pourrait avoir de graves conséquences avec le réchauffement.

Il est donc essentiel de prendre en compte ce phénomène de plasticité sexuelle pour gérer la pêche, notamment quand la sélectivité est surtout fonction de la taille. Il pourrait donc devenir nécessaire pour ne pas provoquer un trop grand déséquilibre de sex-ratio de favoriser des moyens de sélection qui permettent aux plus gros de s'échapper.

Il est vraisemblable que le mérou d'Afrique de l'Ouest est victime de cette situation. Surpêché, ce sont les plus gros spécimens qui ont d'abord été capturés. La population sauvage pourrait désormais manquer de mâles pour se reproduire.

Par ailleurs, la dynamique économique de l'exploitation joue un rôle important. La pêche ne s'arrête pas forcément faute de poissons. Plus les poissons sont rares, plus leurs prix s'élèvent et plus leur demande croît comme produit de luxe. Dès lors, il est possible qu'aucun frein économique n'existe pour permettre d'éviter une véritable extinction comme pour certains grands mammifères terrestres. On constate une dynamique de ce type pour l'esturgeon ou certains crustacés.

D'ailleurs l'inscription d'espèces halieutiques communes sur la liste rouge des espèces en danger est devenue un sujet d'actualité. Sont déjà inscrits : le cabillaud de l'Atlantique, le haddock de la mer du Nord et le thon rouge de l'Antarctique et une centaine d'autres espèces. Pourrait s'y ajouter prochainement le thon rouge de Méditerranée.


* 10 Zone océanique côtière où, du fait de la morphologie des fonds, des courants marins et des vents, se produit une remontée de sels nutritifs et d'eaux froides.

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