b) Une profonde mutation socioéconomique du monde agricole
(1) Des problématiques inédites
Les agriculteurs sont aujourd'hui de moins en moins nombreux et de plus en plus vieillissants . En quarante ans, quatre millions d'emplois ont été perdus dans une catégorie socioprofessionnelle qui occupait pas moins de la moitié de la population active nationale au début du siècle dernier. Le nombre d'exploitations agricoles 85 ( * ) a été divisé par quatre en cinquante ans, passant de plus de 2 millions à 545.000 en 2005. La création et la transmission d'exploitations posent aujourd'hui problème. Sur les vingt dernières années, le nombre d'installations n'a cessé de chuter et désormais, pour un jeune agriculteur s'installant, quatre partent à la retraite. A cette chute du nombre d'actifs s'ajoute un vieillissement de la population agricole : lors du dernier recensement, en 2000, 31 % des paysans étaient âgés de plus de 55 ans et moins de 5 % seulement avaient moins de 30 ans.
La moindre proportion d'enfants d'agriculteurs -3 % des naissances environ- bouleverse profondément les modalités de l'installation et du transfert d'exploitations . Outre qu'elle les rend plus difficiles, elle aboutit surtout à en changer la nature puisqu'elle mobilise de plus en plus de jeunes « venus d'ailleurs », souvent des villes, dont les liens avec la campagne et sa culture sont faibles ou inexistants. Ainsi, les installations hors cadre familial, autrefois marginales, représentent désormais près du tiers du nombre total d'installations.
Un autre élément marquant de la crise identitaire que traverse aujourd'hui le monde agricole réside dans l' individualisation croissante du travail en agriculture . Plus âgé, moins souvent issu d'une famille d'agriculteurs, le paysan de ce début de siècle est aussi plus souvent seul. Des études menées entre 2000 et 2003 ont montré que 54 % des hommes et 34 % des femmes s'installant alors étaient célibataires. Au modèle de l'exploitation en couple et de la ferme familiale, défendu par les organisations agricoles sous l'impulsion de nouvelles générations de responsables dans les années 60, fait donc place celui de l'installation individuelle de la part d'actifs ayant un autre cadre de référence que celui de la paysannerie traditionnelle. Le métier d'agriculteur relève désormais d'un choix personnel, et non plus d'un quasi déterminisme familial. Dissuadées par des conditions de vie difficiles -durée élevée du travail, accidents professionnels plus nombreux, temps de loisirs réduits...- et par des perspectives de revenus moindres -les ménages pauvres constituent 26,4 % de la population agricole, contre 14 % dans l'ensemble de la population-, les femmes s'investissent de moins en moins dans le secteur primaire et celles qui y sont actives tendent de plus en plus à le quitter.
Par ailleurs, le paramètre foncier et immobilier est en passe de devenir pour les agriculteurs un véritable problème, tant du fait d'une diminution des parcelles cultivables que d'une augmentation de leur prix moyen ainsi que des bâtiments et logements . La pression d'origine urbaine sur les terres agricoles ne cesse en effet de croître. D'après la fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), plus de 60.000 hectares de terres disparaissent chaque année, dont la moitié de terres arables, soit l'équivalent d'un département français tous les dix ans . Cette artificialisation des terres est due à la fois au développement de l'habitat, des voies de circulation, des zones d'activité économique et des zones de loisirs. Ce phénomène, dont l'intensité s'accroît, se concentre sur les terres les plus fertiles comme celles du Bassin parisien, entraîne une imperméabilisation des sols réduisant leur capacité d'absorption des eaux et provoque un mitage du territoire. La préservation des terres agricoles dans les zones à forte pression foncière, notamment périurbaines, constitue un véritable défi dans la mesure où elles sont indispensables à l'équilibre naturel de ces espaces et permettent d'alimenter les villes au travers de circuits courts.
De plus, l'arrivée de néo-ruraux, qui investissent fréquemment dans le bâti ancien, contribue à raréfier l'offre d'immobilier locatif ou vénal et renchérir son prix. Sur l'ensemble du territoire national, l'augmentation des prix moyens des transactions réalisées en zone rurale a atteint près de 95 % en sept ans. Sont particulièrement touchées les zones attractives d'un point de vue résidentiel, telles que les régions méditerranéennes, du sud-ouest et de la région alpine. Il en découle une difficulté croissante pour les agriculteurs à se loger sur ou à proximité de leur exploitation, notamment chez les plus jeunes d'entre eux, candidats à l'installation.
Les perspectives d'évolution du secteur primaire n'incitent pas, il est vrai, à débuter dans le métier d'agriculteur. Quelles que soient les modalités d'adaptation de la politique agricole commune (PAC) sur lesquelles débouchera son bilan de santé en cours, l'orientation est en effet, sur le long terme, au déclin progressif des instruments publics de régulation et de financement . Faute de pouvoir vivre des prix de leurs productions -qui, si l'on met entre parenthèse la phase récente de flambée du cours des matières premières agricoles, n'ont cessé de diminuer au cours de la dernière décennie-, les agriculteurs français vivent aujourd'hui largement des aides publiques, nationales mais surtout européennes. Or, si cette dépendance correspond mal à la mentalité et aux valeurs paysannes de liberté et d'autonomie, elle est en même temps perçue comme un « mal nécessaire » que viendrait remettre en cause la réduction annoncée des soutiens publics. Elle aboutit à ce paradoxe d'un monde agricole contraint à revendiquer le maintien d'un système dont il désapprouve le principe, faute de pouvoir s'insérer dans un marché mondialisé que son degré de compétitivité ne lui permet pas d'affronter en l'état .
La réforme de la PAC , prévue à l'horizon 2013, ne risque pas d'impacter uniquement l'agriculture comme activité économique, mais également comme instrument d'aménagement du territoire. La logique de découplage des aides devrait en effet se poursuivre et sans doute s'achever. Les soutiens financiers seront alors entièrement octroyés de façon indépendante des productions effectivement réalisées, ce qui risque fort d'aboutir à une déprise importante dans les territoire de cultures les moins rentables, si le système ne s'accompagne pas de mesures d'orientation des productions au profit de l'équilibre économique, social et environnemental des espaces ruraux. De la même façon, la fin programmée du régime des quotas, en soumettant la fixation du prix du lait au libre jeu du marché, aboutirait à remettre en cause la pérennité même de l'élevage à l'herbe dans les zones les plus difficiles et notamment dans les territoires de montagne.
La comparaison avec les autres secteurs d'activité ne joue pas en faveur du secteur primaire. L'agriculture continue, dans un long processus, de perdre de l'importance dans le volume de richesses produites, passant de 5 % du PIB en 1978 à 2 % en 2005. Affectés par une succession d'événements exogènes -aléas climatiques, crises sanitaires, réduction des soutiens...-, les revenus des agriculteurs n'ont cessé de diminuer en valeur relative depuis 1992.
* 85 L'exploitation agricole est une unité économique à gestion unique répondant à l'un des critères de dimension suivants : au moins un hectare de superficie agricole utilisée, au moins 20 ares de cultures spécialisées ou bien au moins un autre élément de production supérieur à 1.