B. LA TRANSPARENCE ET L'ACCEPTABILITÉ DES FONDS SOUVERAINS
Les cinq intervenants de la seconde table ronde ont abordé la délicate question de l'attitude à adopter face aux fonds souverains et celle du régime juridique déjà applicable en Europe.
M. Pierre-Ignace Bernard , directeur associé de McKinsey & Co, a relativisé l'importance des réserves des fonds souverains à l'échelle des classes d'actifs financiers internationales, comme de leurs participations au regard des opérations de fusions-acquisitions des pays émergents vers les pays industrialisés. Une estimation de la répartition des encours des fonds souverains, par classe d'actifs et par zone géographique, révèle également que les prises de participation potentiellement « actives » au capital de sociétés étrangères demeurent nettement inférieures, avec 200 milliards de dollars, aux participations de nature équivalente dans des sociétés domestiques (1.936 milliards de dollars).
La réalisation d'investissements pour un montant élevé et une part significative du capital peut, en revanche, exercer un effet éventuellement perturbant. Il a dès lors évoqué trois pistes de solutions « minimalistes » pour améliorer l'acceptabilité des fonds souverains : l'articulation des modes de gouvernance des fonds, la formalisation de leurs procédures opérationnelles et de leur politique d'investissement, et une meilleure communication des fonds sur leurs sources de financement, leurs objectifs d'investissement, les principes directeurs de leur fonction d'actionnaire et le rôle du gouvernement.
M. Gilles Dard , président de Merrill Lynch France, a fait part de l'expérience récente de sa société 3 ( * ) , Il a considéré que la réactivité des fonds souverains avait bénéficié à Merrill Lynch, qui était satisfaite de disposer de tels actionnaires se comportant en investisseurs passifs et de long terme, détenant une longue expérience des marchés, et constituant un gage de confiance dans les perspectives de la banque.
Il a exposé certaines tendances de la stratégie d'investissement des fonds souverains et a estimé que la phase actuelle de hausse de leur exposition aux classes d'actifs plus risquées, qui pourrait à terme atteindre 6.000 milliards de dollars, ne contribuerait sans doute pas à modifier substantiellement le prix de ces actifs. En revanche, les fonds seraient conduits à diversifier leurs placements dans des actifs non libellés en dollars, accentuant ainsi les pressions à la baisse sur cette devise, et auraient davantage recours à la gestion intermédiée.
S'agissant de la transparence des fonds souverains, il a comparé le fonds de pension du gouvernement norvégien, dont l'allocation d'actifs (60 % en actions) et l'objectif de rendement annuel (6 à 6,5 %) étaient publics, et qui recourait largement aux gérants externes, et la China Investment Corporation (CIC), plus opaque, mais dont le lien capitalistique avec Blackstone pourrait induire une évolution favorable.
M. Pierre Delsaux , directeur libre-circulation des capitaux, droit des sociétés et gouvernement d'entreprise à la Commission européenne, a ensuite relativisé la nouveauté comme l'importance du phénomène des fonds souverains, et exposé certains enjeux du débat actuel sur leur influence. Il a estimé que la réponse de l'Union européenne à leur développement était bien commune à l'ensemble des Etats membres, dans la mesure où le Traité CE garantit la liberté de circulation des capitaux, à la fois entre Etats membres et entre ces Etats et des Etats tiers, sans distinguer entre investisseurs publics et investisseurs privés. L'Europe est donc « ouverte » aux fonds souverains, même si le droit communautaire autorise les Etats membres à protéger leurs intérêts « stratégiques », notion interprétée par la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) dans un sens restrictif.
Dans le respect des principes communautaires, chaque Etat membre a pu se doter d'une législation propre sur les investissements internationaux. En vue de fixer une doctrine commune sur les fonds souverains, le Conseil Ecofin, en février 2008, a validé une recommandation de la Commission européenne, qui estime qu'un renforcement de la réglementation en vigueur n'est pas approprié et préconise la mise en place de codes de bonne conduite, librement adoptés par les fonds souverains.
M. Pierre Delsaux a fait état des premières réactions des représentants de fonds souverains à cette recommandation. D'une part, ils estiment que des règles identiques doivent s'appliquer aux autres investisseurs, capital-investissement et fonds spéculatifs notamment ; d'autre part, ils appellent la Communauté européenne à faire également preuve de transparence, s'agissant de sa politique à l'égard des fonds souverains. Enfin, il a estimé que le principe d'ouverture du marché européen aux investissements internationaux, dans la mesure où il s'était révélé bénéfique à l'Europe, devait être maintenu, mais sans « naïveté » des acteurs.
M. Igor Noskov , conseiller financier à l'ambassade de la Fédération de Russie en France, a fait part de son regret que le débat actuel sur les fonds souverains se soit déplacé du terrain économique au plan politique. Il a estimé que l'accueil réservé à un fonds souverain était fonction de l'image de son pays de rattachement, mais que la Russie s'était ouverte aux investissements étrangers.
Il a indiqué que la hausse du prix des ressources naturelles avait assuré à la Fédération des réserves de change qui alimentent son Fonds de stabilisation, dont il a décrit le fonctionnement des deux fractions, le « fonds de réserve », doté de 125,4 milliards de dollars au 1 er avril 2008, et le « fonds du bien-être national », disposant de 32 milliards de dollars. Il a indiqué que le ministre des finances produisait des rapports de gestion réguliers au gouvernement, qui en rendait compte au Parlement.
Il a jugé que, dans le contexte de la crise financière actuelle, l'activité des fonds souverains pouvait contribuer à restaurer la confiance des acteurs du marché, et que les analyses véhiculées par la presse économique, notamment française, sur le « danger » qu'ils représenteraient pour les économies occidentales, étaient excessives. Il a appelé au respect des règles de libre concurrence et à l'abandon des velléités protectionnistes qui pouvaient se faire jour à l'encontre des fonds souverains. Il a également considéré que la réciprocité consisterait à traiter de manière identique les investisseurs publics et les investisseurs privés, en particulier les hedge funds .
Enfin, M. Olivier Prost , avocat associé au cabinet Gide Loyrette Nouel à Bruxelles, a montré que les fonds souverains évoluaient dans un cadre juridique d'ores et déjà substantiel, tenant aux règles communautaires applicables aux mouvements de capitaux, à l'encadrement des mesures restrictives prises par les Etats membres (telles que le décret français dit « anti-OPA » du 30 décembre 2005), au contrôle de la Commission européenne sur les concentrations, et à la réglementation internationale des services financiers dans le cadre de l'OMC.
S'interrogeant sur la nécessité d'envisager une réglementation spécifique pour les fonds souverains, il a préconisé de limiter les possibilités de restrictions aux seules menaces graves et bien établies pour l'économie d'un pays. Selon lui, c'est dans cette direction que se dirigent les récentes initiatives internationales, du FMI comme de la Commission européenne. Si la notion de réciprocité doit être utilisée « avec précaution », le régime organisé par la directive relative aux OPA lui parait bien correspondre aux dispositifs qu'il convient de mettre en oeuvre.
* 3 Merrill Lynch a levé sur les marchés pour 12,8 milliards de dollars de capital en décembre 2007 et janvier 2008 sous forme d'actions préférentielles, dont 9 milliards de dollars ont été souscrits par trois fonds souverains (Temasek, KIA et KIC, cf. tableau supra ).