(2) Au-delà de l'existence reconnue, des effets discutés
Si la reconnaissance de la nationalité comme attribut effectif des entreprises ne fait guère l'objet de discussions, la question des incidences de cette notion sur la vie économique se présente sous un tout autre jour. Vivace, la nationalité des firmes a-t-elle pour autant des conséquences sur la marche de l'entreprise 68 ( * ) ? Sur ce thème, les témoignages recueillis par La mission commune d'information s'avèrent fortement contrastés .
Pour certaines des personnalités auditionnées, la nationalité des grandes entreprises, désormais, ne pèse plus que de peu, voire d'aucun poids , dans l'élaboration de leurs décisions économiques. C'est une opinion qu'a particulièrement développée M. Ernest-Antoine Seillière, précité. A ses yeux, en effet, si « les caractéristiques propres à une nationalité s'observent dans la vie quotidienne : sa langue, ses habitudes ou la nature des contacts établis [...], ces éléments n'influent guère sur les décisions stratégiques de l'entreprise 69 ( * ) . » ; pour une firme, « la nationalité [...] définit un ensemble d'habitudes culturelles, mais les décisions elles-mêmes dépendent avant tout de la rationalité économique. La nationalité particulière d'une entreprise pourrait éventuellement permettre de repousser une décision, par des mesures interventionnistes, diverses pressions ou une prise de conscience des conséquences sociales. Cependant, il ne peut s'agir que d'un report temporaire, quelle que soit la nationalité de l'entreprise. » Une vision analogue du sujet a été donnée par M. Jean-Philippe Cotis, économiste en chef du département des affaires économiques de l'OCDE 70 ( * ) : « L'entreprise a pour objectif de satisfaire les besoins de ses clients et de réaliser des profits ; le paramètre national n'exerce pas nécessairement de réel impact, notamment dans le cas des multinationales. Le lien entre la nationalité de l'entreprise et la nature de ses stratégies est relativement distendu, dans beaucoup d'entreprises de ce monde globalisé. »
A l'inverse, pour d'autres, la composante nationale demeure pleinement pertinente pour comprendre le comportement des entreprises , et reste à l'oeuvre dans la définition de leurs stratégies. C'est l'analyse qu'a défendue, entre autres, M. Gérard Mestrallet 71 ( * ) , en déclarant ne pas ne prêter foi à la viabilité de « "l'entreprise de nulle part", type américaine, qui appliquerait exactement les mêmes normes et règles partout dans le monde. Je crois que ce système ne marche pas bien car il ne s'applique pas à la réalité locale, nationale, voire continentale. » En appelant pour EADS à un dépassement des nationalités stricto sensu , au profit d'un référent identitaire élargi au plan européen, M. Louis Gallois n'a pas contredit ce point de vue.
M. Jean Peyrelevade 72 ( * ) a détaillé les enjeux de cette appartenance de chaque entreprise à une nationalité précisément identifiée : « Le centre de décisions, qui décide des implantations, de la politique d'investissement, du développement des laboratoires de recherches et des problèmes de recrutement, étant d'une nationalité donnée, a une facilité particulière pour discuter avec le pouvoir politique correspondant et donc à respecter, dans sa logique globale d'entreprise, ce qu'il peut respecter légitimement des intérêts nationaux. »
L'étude précitée du CNIS rejoint cette analyse puisque, selon les chefs d'entreprise entendus par le groupe de travail, le facteur national « explique de fait certaines décisions de l'entreprise : des fonctions de l'entreprise considérées comme stratégiques ne seront pas délocalisées hors du pays-nationalité alors même qu'une logique purement économique aurait favorisé une délocalisation. Plus généralement, au dire de plusieurs témoins auditionnés, la nationalité d'un groupe détermine souvent sa culture, son mode de gouvernance. »
Pour la mission commune d'information, il ne fait pas de doute que le lien de nationalité qui attache une entreprise à un pays, malgré tous les facteurs contemporains tendant à relativiser ce lien, influence, à des degrés variables selon les cas, les choix de cette entreprise .
* 68 Il convient d'excepter du débat certains cas très particuliers, où les effets de la nationalité des entreprises sont manifestes, comme celui du transport aérien, dont la réglementation en vigueur, à travers la notion de droits de trafic, fait directement produire à la nationalité des compagnies des conséquences majeures pour l'exploitation. Cf. l'exposé présenté à cet égard par M. Jean-Cyril Spinetta, président-directeur général d'Air France-KLM, lors de son audition du 14 février 2007 par la mission commune d'information.
* 69 On a déjà cité le raisonnement par lequel M. Ernest-Antoine Seillière conclut que « la nationalité de l'entreprise s'apprécie de plus en plus en termes de compte de résultat ».
* 70 Audition du 19 octobre 2006.
* 71 Audition du 19 octobre 2006.
* 72 Audition du 20 septembre 2006.