III. LES RECHERCHES BIOLOGIQUES FRANÇAISES AU PREMIER RANG
Les recherches biologiques françaises en milieu polaire ne sont pas toujours considérées à leur juste niveau car elles sont souvent éclipsées par les recherches menées sur les glaces ou l'océan, plus gourmandes en crédit et plus portées par le réchauffement climatique.
Cette appréciation traditionnelle est mal fondée. Si l'on se réfère à la base de données établie par l'IPEV des publications scientifiques dans les revues à audience internationale indexées au Journal Citation Report (JCR) et issues des programmes qu'il soutient, on s'aperçoit que depuis 1998 les sciences de la vie représentent la moitié des publications. L'impression est sans doute liée au fait que les sciences de l'univers ont obtenu depuis 2000 un plus grand nombre de publications dans Nature (10 contre 5) et Science (9 contre 3). Cependant les sciences de la vie semblent publier dans un éventail plus large de journaux qui sont souvent d'un niveau supérieur moyen à celui des sciences de l'univers.
Ces excellents résultats s'expliquent par un héritage historique exceptionnel, par une recherche innovante et par le développement de thématiques de recherche adaptées aux grandes questions scientifiques.
A. UN HÉRITAGE EXCEPTIONNEL
Les biologistes en milieu polaire bénéficient tout d'abord d'un héritage exceptionnel lié à l'histoire des implantations françaises et à celle de la recherche dans ses régions.
1. Une situation géographique hors du commun
Le premier atout pour les chercheurs français est d'avoir accès à des lieux de recherche hors du commun.
Votre rapporteur voudrait ici revenir sur la position de nos différentes bases dans les îles subantarctiques et en terre Adélie.
Les îles subantarctiques forment un gradient exceptionnel de territoires aux différentes latitudes des Kerguelen, à la limite du front polaire, jusqu'à des îles situées dans des zones plus tempérées, au niveau de la convergence subtropicale. Cela jette les bases de premières études comparatives liées à l'adaptation soit au sein d'une même espèce, soit entre espèces proches.
C'est dans ces îles que se concentrent tous les prédateurs supérieurs de l'océan austral puisque ce sont les seules terres à plusieurs milliers de kilomètres à la ronde. Il y a donc une concentration très forte d'individus d'espèces différentes. Il n'est pas rare de trouver des colonies de plusieurs centaines de milliers d'individus. Comme l'a affirmé un chercheur à votre rapporteur : « La biomasse est la vraie richesse de ces îles ».
Les animaux y sont très accessibles puisque n'ayant jamais eu de prédateurs terrestres, ils n'ont développé aucune méfiance vis-à-vis de l'homme. Ce ne sont pas les quelques périodes de chasse qui ont modifié leurs comportements.
Il y a 52 espèces d'oiseaux 15 ( * ) . L'archipel de Crozet est, en termes du nombre d'espèces, le plus riche au monde avec 38 espèces différentes. Il abrite aussi sur l'île aux cochons la plus grande colonie au monde de manchots royaux avec plus de 550 000 couples au début des années 1990. Dans le cas de colonies aussi nombreuses, leur comptage se fait par imagerie satellitaire. En effet, la densité moyenne d'une colonie est régie par la règle selon laquelle le manchot royal couve seul un oeuf hors de distance des coups de bec ou d'aileron de ses voisins, soit 65 cm équivalant à la longueur de deux ailerons. Il reste alors à borner les limites extérieures de la colonie pour connaître le nombre d'occupants.
Ces régions sont riches en espèces endémiques. Plusieurs exemples sont très significatifs. Votre rapporteur voudrait en citer deux, parmi les insectes : les charançons de Kerguelen, les coléoptères ectemnorrhinines ne se trouvent que dans l'archipel. Aucune espèce proche n'existant ailleurs dans le monde, on suppose qu'il s'agit d'une relique de la faune présente en Antarctique dans un lointain passé et que ces charançons auraient quitté, pour une terre au climat plus clément, le continent devenu trop froid. Un second exemple est constitué par les mouches et papillons sans ailes, ce qu'on appelle l'aptérisme. Les scientifiques pensent que cette adaptation - l'abandon de la capacité de voler - leur permet de constituer des réserves de graisse de l'ordre de 40 à 45 % de leur poids, à la place des muscles des ailes, pour faire face aux rigueurs du climat.
En terre Adélie, la base Dumont d'Urville est exceptionnellement bien située pour l'étude de la faune. C'est la base de l'Antarctique la plus proche d'une colonie de manchots empereurs, qui a été découverte en 1950. C'est un cas unique. Elle est accessible à pied, alors que dans la plupart des cas les manchotières sont assez éloignées et les chercheurs doivent s'y rendre avec des moyens logistiques lourds. Cette proximité est plus particulièrement appréciable pour les observations hivernales, alors qu'il est difficile de se déplacer. L'extraordinaire documentaire animalier que constitue La marche de l'empereur , n'a pu être tourné que grâce à cette proximité. Il faut en effet savoir qu'il n'y a que 35 colonies de manchots empereurs sur l'ensemble du continent antarctique, pour une population totale évaluée entre 135 000 à 175 000 couples 16 ( * ) .
La base Dumont d'Urville fournit aussi l'accès à d'autres espèces emblématiques de l'Antarctique, comme les manchots Adélie et différentes espèces de pinnipèdes.
Certaines espèces présentent elles aussi des particularités tout à fait extraordinaires. Ainsi, le moucheron antarctique peut survivre aux températures extrêmes du continent en acceptant la présence de particules de glace dans son corps. D'autres insectes continentaux survivent grâce à la très forte présence de glycérol, d'alcool ou de sucre dans leur sang. En matière de flore, il faut enfin citer les lichens endolithiques qui survivent grâce à la lumière filtrant à travers certaines roches qui les protègent en même temps du froid.
L'inventaire ne serait pas complet si n'était pas évoquée la faune marine de l'Antarctique, dont Dumont d'Urville fournit également un bon échantillon et qui permet de comprendre de manière approfondie les logiques d'adaptation aux conditions extrêmes.
* 15 Votre rapporteur se réfère ici, ainsi qu'à de nombreuses reprises dans cette partie, aux 40 e rugissants, un sanctuaire sauvage, de Charles-André Bost, Christophe et Dominique Guinet, Benoît Lequette et Henri Weimerskirsh, Gerfaut, 2003, 208 p.
* 16 Les manchots vivant dans les régions australes sont des oiseaux qui ont perdu la capacité de voler. Ils n'ont aucun point commun avec les 23 espèces de pingouins qui vivent dans l'Arctique et peuvent voler.