4. ... et à stabiliser son voisinage immédiat
Le souci de stabilité, économique et politique, qui sous-tend la stratégie chinoise s'exprime au niveau international mais aussi au niveau régional.
La quête de stabilité à ses frontières est une politique constante depuis que la Chine est entrée dans une phase de développement accéléré. Dans cette perspective, la Chine souhaite être perçue par les pays voisins comme une opportunité d'échanges et de développement, et non comme une menace. Enfin, cette stabilité est la base indispensable du développement des relations économiques régionales.
• Une relation particulière avec la Corée du Nord
Les relations entre Pékin et Pyongyang sont complexes et ne peuvent être réduites au rôle de médiateur de la Chine au sein du Groupe des Six dans la crise internationale déclenchée par le programme de missiles nucléaires nord-coréen.
Il existe en effet une paradoxale interdépendance géopolitique entre une Chine superpuissance et un petit pays isolé, et à l'économie exsangue, que la Chine contribue à maintenir « sous perfusion » par son aide économique. Certes, une alliance militaire unit les deux pays, (le traité d'amitié sino-nord-coréen de 1961 comporte une clause d'assistance en cas d'invasion), mais le principal souci de Pékin est d'éviter tout ce qui pourrait porter atteinte à la stabilité régionale, garante de la poursuite de son expansion économique. L'effondrement du régime de Pyongyang comporterait un risque considérable pour Pékin : afflux de réfugiés et surtout instabilité dans la région frontalière où vivent deux millions de Chinois d'origine coréenne, qui ne serait pas sans affecter l'essor économique des provinces du Nord-Est. Un tel évènement aurait aussi, aux yeux des responsables chinois, des répercussions géopolitiques plus larges encore.
Comme l'a relevé un expert : « le vide créé par l'effondrement du régime pourrait conduire la Chine à une confrontation avec les Etats-Unis : une Corée réunifiée signifierait en effet la présence à sa frontière des troupes américaines. La Chine souhaite établir un régime moins « erratique » à Pyongyang, mais elle sait que la crise nucléaire ne peut être résolue sans la prise en compte des demandes légitimes de sécurité de la République populaire démocratique de Chine. Pour Pékin, la stabilisation des réformes économiques lancées en 2002 suppose le maintien du régime pour gérer la transition 3 ( * ) ».
• Vers un apaisement de la difficile relation avec le Japon ?
Les interlocuteurs de la délégation sénatoriale ont évoqué leur préoccupation face à la dégradation des relations politiques avec le gouvernement japonais. « Nous ne souhaitons pas cette situation car on ne choisit pas ses voisins ». Or le Japon, troisième partenaire commercial de la Chine, est le plus stratégique. « L'amitié sino-japonaise n'est pas le plus important, les relations d'intérêt commun le sont, en revanche, et si les relations politiques étaient meilleures, les relations économiques seraient encore meilleures ».
Les responsables chinois font des tensions avec Tokyo une question de principe et de symbole. La Chine, avec plus de 35 millions de morts liées à l'invasion japonaise, a été la première victime de la Seconde guerre mondiale et la population chinoise a été profondément blessée par les visites de l'ancien Premier ministre japonais, M. Junichiro Koizumi, au sanctuaire de Yasukuni, où sont enterrés certains criminels de guerre. Quelques phrases peuvent être relevées : « Comment le Japon pourrait-il prétendre à jouer un rôle croissant sur la scène internationale s'il ne reconnaît pas les erreurs de son passé ? », « Toutes les politiques sont régionales et le Japon l'oublie, qui devrait d'abord se réconcilier avec ses voisins asiatiques, avec lesquels ses relations sont tendues ». « Un pays qui ne sait pas distinguer le juste de l'injuste n'a rien à faire au Conseil de Sécurité ».
Toutefois, selon les chercheurs de l'Université de Fudan rencontrés par votre délégation, les relations sino-japonaises sont « historiquement émotionnelles, politiquement froides, économiquement intenses ». De plus, les difficultés des relations politiques ne nuisent pas aux liens culturels et universitaires.
Certes, les relations sino-japonaises sont difficiles. La montée en puissance de la Chine inquiète la population japonaise. Inversement, les Chinois redoutent de voir le Japon acquérir une stature diplomatique à la mesure de sa puissance économique et n'acceptent pas que le Japon puisse accéder au statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU.
La Chine et le Japon s'opposent sur plusieurs sujets : en premier lieu, sur la question nord-coréenne, où le Japon est strictement aligné sur l'intransigeance américaine.
La querelle sur la mémoire et l'interprétation de l'Histoire ensuite, qui s'envenime dans une région qui est loin d'avoir pansé les plaies ouvertes par la Seconde guerre mondiale. Elle est alimentée, par exemple, par l'agrément donné à un manuel japonais d'histoire, qualifié en Chine de « révisionniste » et par les visites régulières de l'ancien Premier ministre, M. Koizumi, au sanctuaire de Yasukuni.
Les extrémistes des deux pays tentent également de faire monter la tension en revendiquant la souveraineté sur les îles Diaoyu (en chinois) ou Senkaku (en japonais) ; les enjeux énergétiques aggravent enfin les conflits territoriaux (exploitations pétrolières concurrentes en mer de Chine orientale).
Certains éléments tempèrent cependant cette atmosphère de rivalité :
- d'une part, il est de l'intérêt de la Chine de rester disponible à une évolution même minimale de la position japonaise sur certains sujets sensibles afin de compenser l'alliance nippo-américaine. Cette attitude lui permettrait de contrebalancer l'influence des États-Unis tout en préservant la stabilité régionale ;
- d'autre part, les milieux d'affaires japonais qui, par exemple, plaident pour une exploitation conjointe des ressources énergétiques en mer de Chine orientale acceptent mal la dégradation des relations de leur pays avec la Chine. Les économies chinoise et japonaise sont de plus en plus interdépendantes. Ainsi, les exportations japonaises vers la Chine continentale se sont élevées à 73,8 milliards de dollars en 2004 et les importations en provenance de ce même pays (hors Hong Kong) ont atteint 94,2 milliards de dollars. Le Japon est le troisième partenaire commercial de la Chine.
Enfin, la nomination du nouveau Premier ministre japonais, M. Shinzo Abe, pourrait faire évoluer positivement les relations sino-japonaises. Certes, M. Abe a indiqué qu'il était erroné d'associer les visites de M. Koizumi à une légitimation du passé et n'a pas annoncé qu'il renoncerait à ses visites au sanctuaire. Toutefois, il a affirmé à plusieurs reprises que la porte du dialogue avec la Chine était ouverte, à condition que chacune des parties accepte de faire un effort. Il a souligné l'intérêt mutuel d'un approfondissement des échanges et déploré la suspension des rencontres à haut niveau « à cause d'un seul problème » en insistant sur la nécessité du dialogue pour dissiper les malentendus et expliquer les « vraies intentions du Japon ».
La Chine laisse pour sa part fréquemment entendre son souhait d'améliorer ses relations avec le Japon. Un changement d'attitude était perceptible depuis le printemps dernier : visite à Pékin de l'ancien Premier ministre Hashimoto et de sept groupes de la Diète japonaise ; modération relative de la réaction officielle chinoise à la suite de la dernière visite de M. Koizumi à Yasukuni, le 15 août 2006.
Leurs intérêts économiques incitent les deux pays à dépasser leur inimitié. La Chine a besoin des technologies japonaises et les Japonais souhaitent une coopération renforcée avec la Chine dans certains domaines (économies d'énergie, environnement...).
- Taïwan
La Chine, ainsi que l'ont rappelé à plusieurs reprises les interlocuteurs de la délégation, ne « veut pas la guerre dans le Détroit », où elle entend privilégier une situation de stabilité qui se résumerait dans la formule : « ni sécession, ni réunification ».
Le statu quo établi depuis plusieurs décennies entre Pékin et Taipei se résume ainsi : pour les Chinois, Taïwan, bien qu'autonome, n'est qu'une province de la Chine, pays unique et indivisible.
Les deux régions entretiennent une étroite coopération économique grâce au rapprochement de leurs populations des deux côtés du Détroit ; la République populaire de Chine fonde son rapport avec Taïwan sur la formule permettant au sein d'un même Etat, la cohabitation de deux systèmes politiques, l'un « communiste » et l'autre « libéral » (« Un pays, deux systèmes »).
Il ne faut pas négliger la relative fragilité de cet équilibre. Le dirigeant de Taïwan, Chen Shui-Bian, représentant d'un courant indépendantiste taïwanais, considère son pays comme une nation à part entière et estime qu'en cas de réunification, la Chine communiste ne garantirait pas le régime politique de l'île.
De leur côté, les dirigeants chinois ont clairement fait savoir qu'ils s'opposeraient, par tous les moyens, à une séparation officielle de Taïwan. L'Assemblée nationale populaire a d'ailleurs adopté, en mars 2005, une loi dite « anti-sécession » permettant de recourir à des « moyens non pacifiques » pour empêcher tout séparatisme. En réponse, Taipei a obtenu que soit révisé le Taïwan Relations Act afin de donner un cadre légal à une intervention américaine en cas d'attaque de l'île.
Un scénario d'affrontement armé est cependant improbable.
Structurellement, les populations du continent et de l'île progressent sur la voie du rapprochement social et économique. Des deux côtés du Détroit vivent fréquemment des membres d'une même famille. Des vols directs leur permettent depuis peu de se retrouver pour le nouvel an lunaire. Ces vols ont maintenant été étendus pour trois autres fêtes traditionnelles chinoises, extension qui a été très bien accueillie.
Près de 10 000 hommes d'affaires Taïwanais ont par ailleurs investi sur l'autre rive du détroit et ils constituent l'un des plus puissants lobbies en faveur d'un rapprochement avec Pékin. Des relations stables avec leur puissant voisin sécuriseraient leurs investissements, estimés à près de 100 milliards de dollars. Par ailleurs, la Chine continentale, premier client de Taïwan, absorbe près des trois quarts de ses exportations. C'est un lien dont Taïwan ne peut s'affranchir, sous peine de ruiner son économie.
La Chine a moins besoin d'une réunification politique difficile à réaliser que d'une stabilisation de ses liens économiques et sociaux et d'une préservation d'une « victoire sans combat » déjà considérée comme acquise.
• Une coopération régionale en plein essor
Ayant adapté son rôle politique à son poids économique, la Chine s'affirme désormais comme un partenaire politique central pour le développement de la coopération régionale.
Bien que toujours réticente pour aborder les questions de sécurité traditionnelle en dehors du cadre de ses relations bilatérales, la Chine est consciente de la nécessité de confirmer son rôle régional et ainsi contrer la rhétorique de la « menace » chinoise souvent mise en avant par les Etats-Unis ou le Japon, et contrebalancer leur influence dans cette zone.
Les objectifs de la politique étrangère chinoise dans la région sont aussi de prévenir un isolement par encerclement diplomatique. Pékin multiplie en conséquence les initiatives qui permettent d'instaurer un climat de confiance dans les enceintes multilatérales régionales, auxquelles elle s'est progressivement intégrée au cours des quinze dernières années : ASEAN + 1 (la Chine) ; le Forum sur la coopération économique en Asie-Pacifique (APEC), en 1991 ; le Forum régional de l'ASEAN, en 1994 ; l'ASEAN + 3 (Chine, Japon, Corée du sud), en 2000.
Plus récemment, la Chine a proposé la constitution d'une zone de libre-échange Chine-ASEAN à l'horizon 2010-2015. Des négociations ont été annoncées lors du sommet de l'ASEAN + 3 à Vientiane (novembre 2004) et soulignent l'imbrication des intérêts économiques et politiques de la Chine dans cette zone où elle tend à supplanter commercialement les Etats-Unis.
La Chine est désormais considérée dans la région asiatique comme une opportunité d'échanges et de développement alors qu'elle inquiétait encore, à la fin de la dernière décennie, notamment du fait de ses avancées stratégiques en mer de Chine méridionale. Mais en fondant leur démarche sur les trois principales clés de la stabilité, la croissance et la réforme, les dirigeants chinois ont offert à leurs interlocuteurs des éléments rassurants.
* 3 M. Paik Hak-Soon, Institut Séjong de Séoul, Le Monde du 29 juillet 2006