II. LE RAPPORT DE M. JEAN-PIERRE LECLERC
Le ministre de la culture et de la communication, M. Jean-Jacques Aillagon, a défini, dans une lettre en date du 17 septembre 2002, la mission qu'il a confiée à M. Jean-Pierre Leclerc sur le financement du cinéma français.
Cette mission consistait à analyser les travaux menés par le Centre national de la cinématographie (CNC) sur le sujet, afin d'expertiser quatre pistes de travail principales :
- le développement des instruments fiscaux (modernisation du système des soficas, autres outils d'aide à l'investissement dans les films indépendants) ;
- le rééquilibrage de la contribution de l'édition vidéo et DVD au compte de soutien ;
- le développement des fonds régionaux d'aide à la production ;
- l'extension de la clause de diversité à d'autres sources de financement.
Il s'agissait d'examiner la faisabilité de telles mesures, en liaison avec les organisations professionnelles et de les compléter, le cas échéant, par de nouvelles propositions pour permettre l'adaptation des dispositifs d'aide existants.
En ce qui concerne les industries techniques, la lettre de mission mentionnait explicitement les travaux de M. Pierre Couveinhes qui ont fait l'objet d'un rapport spécifique.
Si le diagnostic de la situation du cinéma français, auquel a procédé le rapport, a fait l'objet d'un large consensus, il n'en n'a pas été de même des propositions.
A. DES ANALYSES CONSENSUELLES
La démarche retenue par M. Jean-Pierre Leclerc s'est organisée en trois temps. Avant de porter un jugement sur les propositions de réformes avancées par le CNC et les organisations professionnelles, le rapport s'est efforcé de rappeler et d'analyser le fonctionnement du système français de soutien à la production cinématographique et de procéder à un diagnostic général du système.
1. L'architecture générale du système
Le rapport souligne, en premier lieu, que l'économie du cinéma s'apparente à une économie de « casino ». Compte tenu de l'importance des aléas, le système ne s'équilibre globalement que parce qu'un petit nombre de très grands succès commerciaux compense une faible rentabilité moyenne.
Une autre caractéristique du secteur est qu'il s'agit d'une industrie « lourde », en ce sens que le coût moyen de production est sans commune mesure avec celui des autres produits culturels : 4,36 millions d'euros pour un film en 2001 contre seulement 225.000 euros en moyenne pour un disque.
a) Les raisons de l'intervention de l'État
Une des raisons qui semble justifier l'intervention de l'État, est l'insuffisance chronique des financements par suite du peu d'intérêt du système bancaire pour ce secteur, compte tenu des caractéristiques précédemment relevées, à savoir un marché étroit, des risques élevés et une rentabilité faible.
L'autre élément important qui fonde le système français, est le souci de garantir le renouvellement, la qualité et la diversité de la création. C'est cette préoccupation qui conduit l'État à favoriser, notamment, une multiplicité des dépendances capitalistiques et à prévoir toujours plus de « guichets ».
b) Les trois cercles de financement du cinéma
Analysant les mécanismes mis en oeuvre par la puissance publique, le rapport distingue trois cercles d'intervenants :
- un premier cercle , qui se définit par un lien économique direct entre l'investissement et différentes formes d'exploitation, qu'il s'agisse des salles, de l'édition vidéo ou de la diffusion à la télévision ;
- un deuxième cercle , constitué par tous les agents , essentiellement les télévisions, que le rapport présente comme ceux ayant été implicitement considérés par l'État comme ayant une activité comportant des nuisances pour le secteur du cinéma -les économistes parleraient d'effets externes négatifs- ;
- un troisième cercle enfin, hétérogène, et quantitativement moins important, qui rassemble toutes les autres sources potentielles de financement en provenance du marché .
Le rapport procède à une analyse extrêmement claire et détaillée des différents mécanismes, et notamment des conditions d'accès aux aides : pour être éligible, un film doit obtenir 14 points sur 18 du point de vue de la nationalité des intervenants ; pour bénéficier de l'aide, l'oeuvre doit obtenir, sur la base d'un autre barème, 25 points sur 100, étant noté que la totalité du soutien est acquise à partir de 80 points.
Au sujet du deuxième cercle, le rapport détaille les obligations des chaînes hertziennes en clair, de Canal + et des chaînes du câble et du satellite, tant quantitatives que qualitatives en termes de diversité.
Le troisième cercle recouvre, en fait, trois sources complémentaires de financement : l'investissement privé dans le cadre, notamment, des soficas, l'encouragement aux coproductions étrangères et les financements locaux.
Le rapport achève cet état des lieux en évoquant certaines mesures d'encadrement des investissements destinées à favoriser la production indépendante et les films à budget petit ou moyen, tels qu'ils sont définis par la clause de diversité, appliquée pour la première fois en mai 2000 par Canal + et étendue à compter du 1 er janvier 2003 aux autres chaînes du câble et du satellite.
2. Les éléments de contexte
Le rapport évoque ensuite un certain nombre d'éléments de contexte. Il s'agit d'abord de la faible rentabilité du secteur qui, selon les statistiques fournies par la direction du Trésor, aurait accusé un bilan financier négatif d'une centaine de millions d'euros en 2001. Ce résultat est à relativiser en fonction des observations du rapport commandé par la commission des finances à « Études et réalisations audiovisuelles ».
a) La poussée inflationniste
Un autre constat est la persistance de tensions inflationnistes . C'est ainsi que le rapport souligne que le coût moyen des films a été multiplié par 7,7 entre 1980 et 2000 , avec une tendance à l'accélération en fin de période, puisque le devis moyen des films ayant augmenté, entre 1999 et 2001, de près de 17 %, passant de 3,9 millions d'euros à 4,7 millions d'euros. Il semble que cette évolution se ralentisse, puisque le devis moyen s'établirait, en 2002, à 4,45 millions d'euros.
Cette augmentation est corroborée par une augmentation des droits d'auteur . C'est ainsi que, selon une première estimation mentionnée dans le rapport, les droits perçus par les réalisateurs seraient passés de 44.000 euros en 1999 à 180.000 euros en 2001.
La tendance est plus contrastée en ce qui concerne les rémunérations des interprètes. Si la moyenne de l'échantillon augmente fortement pour les films dont le budget est supérieur à 7 millions d'euros (2,1 millions d'euros en 2001 contre 1,6 million d'euros en 1999, soit une augmentation de près d'un tiers), elle diminue de 30 % pour les films dont le budget est compris entre 3 millions d'euros et 7,6 millions d'euros, et de 15 % pour les films d'un budget compris entre 1,5 million d'euros et 3 millions d'euros. Quant aux cachets des interprètes des films, dont le budget est inférieur à 1,5 million d'euros, ils auraient diminué de 50 %.
b) Les évolutions du marché
Un certain nombre d'évolutions structurelles témoignent de l'évolution du marché : si, en 1950, des films réalisaient près de la moitié de leurs recettes au cours des trois premiers mois, les trois-quarts au cours de leur première année d'exploitation, un film obtient, aujourd'hui, l'essentiel de ses résultats en deux semaines si c'est un échec, et en moins de dix semaines, si c'est un succès . Parallèlement, la publicité de lancement est plus importante. Il faut compter entre 400.000 et 500.000 euros pour un film français moyen.
Le rapport souligne également, à côté de l'essor des DVD, le « rôle complexe » joué par les chaînes de télévision . A cet égard, un facteur important est l'affaiblissement de la puissance de programmation du cinéma sur les chaînes de télévision . Celui-ci est concurrencé à la fois par le sport -il faut rappeler, avec le rapport Leclerc, que Canal + avait initialement fait une offre de 480 millions d'euros par an pour l'exclusivité de la retransmission des matchs de football, soit plus de trois fois ce qu'elle dépense pour le cinéma- et pour la télévision-réalité.
Un mouvement d'intégration verticale autour des éditeurs de services de télévision pourrait ainsi menacer la production indépendante, tandis que les choix d'investissement des chaînes de télévision orientent le contenu de la création cinématographique en fonction de considérations de nature à améliorer l'audience aux heures de grande écoute.
Le rapport attire aussi l'attention sur la logique économique qui conduit les chaînes de télévision à essayer de réduire le coût et d'augmenter l'utilité de leurs investissements obligatoires. Ainsi, un certain nombre de sociétés de production et de distribution adossées ont-elles tendance à produire et distribuer un grand nombre de films avec, parfois, pour seul objectif, « de faire identifier les oeuvres comme films de cinéma » et d'optimiser ainsi leur passage sur la chaîne.
Par ailleurs, il est mis l'accent sur la situation critique de la distribution , qui est menacée par un double mouvement de concentration centré, d'une part, sur les exploitants et, d'autre part, sur les diffuseurs : pour la seule année 2002, on relève ainsi une dizaine de dépôts de bilan d'entreprises indépendantes.
Globalement , 80 % des films français sont traités par des sociétés distribuant moins de dix films par an , alors que les distributeurs importants ont tendance, à l'exception de Pathé, à privilégier les productions américaines.
Le rapport attire également l'attention sur le dilemme à l'origine duquel se trouvent les multiplexes. On peut dire en effet que ceux-ci favorisent les films à succès faisant l'objet d'importantes campagnes de promotion, mais aussi qu'ils font concurrence au cinéma d'art et d'essai lorsqu'ils mettent à l'affiche, dans le cadre d'engagements de programmation, des films indépendants.
Toujours au niveau du diagnostic, le rapport a également l'intérêt de souligner les différences, a priori peu fondées, existant dans la définition des productions « indépendantes » retenue pour l'agrément des soficas, et dans la définition des obligations des chaînes.
c) Des tensions sur l'équilibre financier du système
Le rapport de M. Jean-Pierre Leclerc achève ce constat en posant une question fondamentale : quel volume de financement consacrer à la production de films français ? Les éléments de réponse ne résultent pas nettement du rapport. Celui-ci se contente d'observer que, sur les 200 films agréés en 2002, une centaine seulement est considérée comme des films « dans le marché », c'est-à-dire susceptibles de rencontrer un public suffisant pour les rendre rentables. Ces films se répartiraient par moitié, entre des films « difficiles » et des films carrément « hors marché ». De telles observations, à certains égards préoccupantes, sont toutefois à relativiser dans la mesure où il est fait mention du fait que, sur les quelque 600 films produits chaque année aux États-Unis, un tiers n'est pas diffusé en salle.
La question de l'exposition des films fait l'objet de développements intéressants : sur la base d'un objectif d'exposition de 4 semaines et de 100 copies par film, il faudrait, pour montrer convenablement les quelque 200 films produits par an, mobiliser 30 % du potentiel d'écrans français. Compte tenu de la place du cinéma américain, ce n'est guère réaliste. Si un film américain dispose en moyenne de 180 salles, un film français n'est montré que dans 70 salles : plus du tiers des films français est diffusé dans moins de 10 salles, tandis que les trois-quarts le sont dans moins de 100 salles.
Un certain nombre de films ne connaissent d'ailleurs qu'une sortie « technique », dont le seul objet est de déclencher le paiement des droits de pré-achat par les chaînes de télévision.
Le rapport conclut : « Sans tomber dans le malthusianisme, force est de constater qu'il existe une limite pratique et non seulement financière, à la production cinématographique française, dont il y a tout lieu de se demander, si, s'agissant du nombre des films produits, elle n'a pas été atteinte, voire dépassée, par les chiffres exceptionnels des années 2001 et 2002 » .
L'origine des financements ne suit pas la « dynamique des coûts » , qui résulte notamment de l'inflation de la rémunération des talents, évoquée plus haut.
Ainsi, le financement par la vidéo ne correspond pas à la progression du secteur ; l'évolution du nombre des entrées est satisfaisante tout comme la part que représente le film français qui s'établit, depuis le début des années 90, à environ un tiers de la fréquentation contre environ 60 % pour les films américains. Ce constat, plutôt favorable, doit cependant être nuancé compte-tenu de la grande dispersion des résultats par film : sur les quelque 170 films d'initiative française agréés en 2001, 1 sur 5 n'a pas atteint 25.000 entrées , tandis que 6 films français sur 10 ont produit moins de 550.000 euros de recettes en salles.
Enfin, le rapport souligne le tassement relatif de la contribution des soficas au financement du cinéma qui, après avoir représenté jusqu'à 10 % des films d'initiative française, ne représente plus que 3,3 % en 2001.
Le rapport peut donc conclure à l'existence de tensions croissantes dans la production de certaines catégories de films : tandis que l'on assiste à la concentration des financements sur les gros films , dont témoigne l'élévation des coûts moyens et médians qui atteignent respectivement 4,45 millions d'euros et 2,82 millions d'euros en 2002 , les films à petit budget ont tendance à se multiplier . Ces derniers sont à la fois plus nombreux et moins chers : sur les 66 films qui, en 2001, se sont partagés 7 % du total des investissements, il en est 23 qui n'ont bénéficié que d'une seule source de financement qui était, dans 19 cas, l'avance sur recettes .
Paradoxalement, ce sont finalement les films à budget moyen qui souffrent, notamment du fait d'un effet pervers de la clause de diversité imposée à Canal + qui aboutit à une concentration des films autour du seuil de 5,4 millions d'euros.
Pour compléter ce tableau peu encourageant, le rapport note que sur les quelque 120 à 130 sociétés de production réellement actives, il en est 20 à 25 en sérieuses difficultés après les faillites de Noé production et Euripide.
Pour le rapport de M. Jean-Pierre Leclerc, le niveau du soutien automatique qui a représenté, en 2001, 9,1 % du financement total des films d'initiative française « n'est pas calibré pour financer durablement un volume de production de l'ordre de 200 films par an et une part de marché des films français supérieure à 30 % » . En revanche, il considère comme bien rôdé le système de l'avance sur recettes, même s'il regrette le faible taux de remboursement.
Le succès des films français en 2001 avec une part de marché de 41,5 % des films français et, dans une moindre mesure en 2002, année au cours de la quelle cette part s'est établie à 34 % à comparer à celle de 54 % des films américains, a eu pour conséquence une augmentation du soutien automatique au détriment du soutien sélectif.
La part des premiers films ayant bénéficié d'avances sur recettes est toutefois en diminution. Elle est d'un sur trois pour la période 1997-2000 contre un sur deux pour la période 1990-1996. Corrélativement, on assiste à une diminution de l'importance de l'avance sur recettes qui ne représente plus, en fin de période, que 12,5 % des devis des films aidés contre environ 14 % dans les années 80.
En ce qui concerne les obligations des chaînes de télévision, le rapport estime qu'elles ont produit des résultats positifs tout en notant que le bien-fondé de la clause de diversité 6 ( * ) acceptée en mai 2000 par Canal + peut être contesté, dans la mesure, notamment, où l'on peut se demander s'il existe un lien entre la taille du budget des films et la diversité des contenus.
En dernier lieu, le rapport affirme que le système des soficas s'est révélé positif, en ce que les financements qu'il procure, se sont portés majoritairement sur des films dits « indépendants » .
Même si la collecte est en perte de vitesse, puisqu'elle ne devrait s'établir qu'à 35 millions d'euros en 2002 contre 39,2 millions d'euros en 1999, les soficas restent, selon le rapport, « les seuls intervenants extérieurs avec les établissements financiers spécialisés, à porter de facto le risque de bonne fin des films indépendants ». Certes, les limitations réglementaires (et notamment l'enveloppe globale de 46 millions d'euros plafonnée à 18.000 euros par contribuable), les frais de gestion et son coût relativement élevé pour les finances publiques, en limitent l'intérêt.
* 6 Dans le cadre d'un accord passé en mai 2000 avec les représentants du secteur de la production, Canal + s'est engagé à consacrer 45 % de ses obligations d'achat à des production d'un montant inférieur à 5,34 millions d'euros, soit l'équivalent de 35 millions de francs. Cette obligation a été étendue à compter de 2003 aux chaînes du câble et du satellite avec d'autres paramètres.
C'est ainsi que TPS qui devrait dépenser 15 % de ses obligations d'investissement dès 2003 et 20 % en 2004, tandis que ce pourcentage atteint 25 % pour Canal Satellite.
On note que l'obligation d' investissement -fixée pour TPS cinéma à 2,01 euros par mois et par abonné dans l'achat ou le préachat de films français-, qui résultait jusqu'à présent d'un simple accord avec certaines organisations professionnelles du cinéma est désormais intégré dans les conventions des chaînes.