IV. LE CINÉMA EUROPÉEN FACE AU CINÉMA AMÉRICAIN : LE SYSTÈME FRANÇAIS DE SOUTIEN AU CINÉMA CONSTITUE-T-IL UN OBSTACLE AU LIBRE JEU DU MARCHÉ ,

La critique récurrente du système français par le lobby américain du cinéma, est relayée depuis quelques années par les services chargée de la concurrence à la Commission européenne. Ceux-ci tendent à considérer que ce système de soutien est assimilable à des aides d'Etat et, à ce titre, incompatible avec le marché commun dans la mesure où il apparaît « de nature à fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises et certaines productions. »

Après quelques aménagements concernant les critères de nationalité pour obtenir l'agrément 85 ( * ) , la Commission a accepté que le dispositif français d'aide à la production reste provisoirement en l'état, mais elle a décidé de procéder à un nouvel examen du dossier en 2004.

Le raisonnement de la Commission concernant le soutien au cinéma repose sur un double postulat : un film est un bien comme les autres, et le marché concerné étant le marché européen, il n'y aurait lieu de prendre en compte, ni la fermeture du marché américain au cinéma européen, ni le poids des entreprises américaines en Europe qui, du point de vue de la Commission, aurait en effet neutre sur le fonctionnement du marché intérieur .

Cette dernière affirmation, en particulier, résiste mal à l'observation : la domination du cinéma américain en Europe est à ce point écrasante qu'elle constitue un obstacle au développement d'un marché européen du cinéma européen, d'une toute autre portée que les réglementations nationales.

La Commission se place dans la position d'un juge qui, ayant à arbitrer un combat de boxe entre un super léger et un super lourd, décrèterait que le combat est équilibré puisque les règles sont les mêmes pour tous.

Les chiffres concernant le déséquilibre des échanges sont, sur ce plan, significatifs.

Les échanges commerciaux entre l'Europe et les Etats-Unis en matière audiovisuelle (millions de dollars)

1995

1996

1997

1998

1999

2000

Revenus américains dans l'UE

5311

5262

6645

7313

8042

9031

Revenus européens aux USA

517

613

668

706

853

851

Déficit commercial de l'Europe

4814

5649

5977

6607

7190

8180

Source : Observatoire européen de l'audiovisuel

En 2000, la part de marché du cinéma européen aux Etats Unis était de 3,9% ; celle du cinéma américain en Europe, de 73%. Le déficit commercial de l'Europe vis à vis des Etats Unis était de plus de 8 milliards de dollars ; il avait augmenté de 70 % en 5 ans.

Une telle domination ne tient pas seulement à la qualité des films américains. Elle résultait, au départ, de l'avantage concurrentiel que constituaient pour le cinéma américain la taille et les caractéristiques de son marché intérieur, et des aides à l'exportation dont il a bénéficié. Elle repose surtout, aujourd'hui, sur l'organisation du secteur de la distribution en Europe, largement contrôlée par les filiales des majors américaines. Cette organisation aboutit à faciliter la circulation des films américains sur l'ensemble du marché européen, et à cantonner celle des films européens sur leur marché national 86 ( * ) .

1. La question du « marché pertinent »

L'une des principales questions examinées dans les contentieux en matière de concurrence concerne la définition du marché pertinent ( the relevant market ), c'est à dire du segment de marché sur lequel il convient d'examiner s'il y a, ou non, des pratiques anticoncurrentielles. En d'autres termes, si certaines des firmes tendent à organiser le marché (abus de position dominante ; ententes ; barrières à l'entrée...) de manière à obtenir des profits supérieurs à ceux qu'elles obtiendraient si le marché était normalement concurrentiel.

Dans ses prises de position sur les dossiers cinéma, la Commission a considéré jusqu'ici que pour la distribution et le négoce des droits, le marché pertinent est un marché de dimension nationale (pour des questions de langue et de marketing), et que pour la production, le marché pertinent est un marché de dimension européenne.

Cette analyse est doublement favorable au cinéma américain : il suffit d'observer le paysage audiovisuel européen pour constater que le marché qui concentre les principaux enjeux et sur lequel les abus de position dominante sont les plus lourds de conséquences, est le marché européen du négoce de droits et qu'il est totalement dominé par les distributeurs américains 87 ( * ) .

Inversement, la quasi totalité des films européens étant, pour l'essentiel, financés en interne et n'ayant d'exploitation que sur leur marché domestique, il est abusif de considérer que le marché pertinent de la production est européen. Il ne l'est que pour les quelques films qui sont effectivement produits et distribués au niveau communautaire.

Les distorsions éventuelles de concurrence introduites par les réglementations nationales en matière de cinéma ont des effets économiques minimes sur la construction d'un espace audiovisuel commun, comparés aux conséquences qu'auraient leur démantèlement.

Dans son interprétation la Commission européenne aboutit ainsi à ce paradoxe que le droit communautaire de la concurrence entend limiter des systèmes de soutien qui n'affectent guère la concurrence intra -européenne, mais qui sont au contraire des moyens de rétablir un tant soit peu de concurrence entre les industries européennes et l'industrie américaine.

2. L'avantage concurrentiel du cinéma américain face au cinéma européen

a) La taille des marchés

Année 2000

Union européenne

Allemagne

Espagne

Italie

Royaume-Uni

France

Etats-Unis

Population totale (millions)

375,3

83,4

39,5

57,7

59,5

59,3

270,3

Production de long métrages 1 ( * )

595

75

77

94

66

145

461 2 ( * )

Nombre d'écrans

24200 3 ( * )

4783

3500

2948

2954

5103

37396

Entrées (millions)

844,0

152,5

135,3

103,4

142,5

165,5

1420,1

Entrées par habitant

2,3

1,8

3,4

1,8

2,4

2,8

5,3

Recettes guichet (M€)

4600 3 ( * )

824,5

536,3

544,8

1003 4 ( * )

891,4

8733 5 ( * )

Films nationaux (%)

-

12,5%

10%

17,5%

19,6% 1 ( * )

28,2%

93,3%

Films européens (% )

23%

16,7%

17,1%

27,7%%

22,1%

34,9%

3,9%

Films américains (%)

73%

81,9%

82%

69,5%

75,3%

61,9%

93,3%

Sources : CNC et Observatoire européen de la production audiovisuelle

b) La structure des ressources

Les recettes mondiales des majors américaines en 2000 et 2001

(en millions de dollars)

2000

2001

Salles

5 500

5 700

Dont recettes US 4 ( * )

2 850

3 270

recettes étranger

2 630

2 440

dont France

180

166

Télévision

13 000

12 900

dont TV payante

2 900

4 200

Edition vidéo

11 400

12 400

Total

29 900

31 000

Source : Motion picture association

A titre de comparaison, on rappellera ci-dessous, la structure des ressources du cinéma français

Les recettes mondiales du cinéma français en 2000 et 2001

( en millions d'euros)

2000

2001

Salles 5 ( * )

104,9

176,0

télévision

402,8

410,8

Vidéo

82,5

nd

Vidéoexportationex exportations

71,7

nd

Total

661,8

nd

Source : CNC

La vidéo assurait déjà en 2000 près de 40% des recettes du cinéma américain, alors qu'elle représentait à peine plus de 12% des recettes du cinéma français. Les recettes totales du cinéma français sur le marché mondial, tous marchés confondus, s'élevaient en 2000 à 661,8 millions d'euros (580 millions de dollars au taux moyen de l'année considérée), soit 52 fois moins que celles des seules majors américaines.

* 85 La décision de la Commission du 24 juin 1998 a retenu quatre critères généraux : l'aide doit concerner les productions et non les structures ; l'intensité de l'aide doit être limitée à 50% du budget de production (un arrêt de la Cour de Justice de mars 2001 a par ailleurs admis que les obligations d'investissement des chaînes de télévision peuvent ne pas être qualifiées d'aides d'Etat) ; le producteur doit avoir la liberté de dépenser au moins 20% du budget du film dans d'autres Etats membres sans perte d'aide ; les aides complémentaires destinées à certaines prestations spécifiques ne sont pas autorisées.

* 86 Un film américain est distribué dans tous les pays européens en même temps (ce qui permet de réaliser des économies d'échelle dans la promotion et la commercialisation), alors que pour un film européen les distributeurs attendent de voir le succès qu'il a obtenu dans son pays d'origine pour envisager son exploitation dans les autres pays de la Communauté.

* 87 Aucun de ces distributeurs pris isolément n'a de position dominante, mais la distribution des films américains en Europe est organisée de manière concertée, entre les majors, à partir d'Hollywood, pour limiter les risques de concurrence frontale.

* 1 Dans chacun des pays européens considérés, ne sont ici comptabilisés que les films totalement ou majoritairement nationaux.

A noter qu'un certain nombre de films, comptabilisés en 2000 ou en 2001 comme films européens, sont des « coproductions » entre la Grande Bretagne et les Etats-Unis, comme James Bond : the world is not enough ; Tomorrow never dies ; Bean ; Evita ; Chicken Run ; Sliding doors ; Bridget Jones's diary ; Trainspotting ; Chocolat ;..

* 2 Sur ces 461 films, 191 ont été distribués par les Majors, 270 par des distributeurs indépendants (sans nécessairement être sortis en salles) .

* 3 Estimations

* 4 621 millions de livres, soit 1003 millions d'euros, sur la base de 1£ = 1,62 euros, taux moyen en 2000

5 7661 millions de dollars, soit 8733 millions d'euros, sur la base de de 1$ = 1,14 euros, taux moyen en 2000

* 4 Sur un total de « recettes guichet » aux Etats Unis évaluée à 7 661 Millions de dollars en 2000, et à 8 410 millions de dollars en 2001.

* 5 Ce chiffre représente la part distributeur producteur revenant aux films français, sur la recette guichet évaluée à 891,4 millions d'euros en 2000, et à 1 014 millions d'euros en 2001.

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