PREMIÈRE PARTIE : LES ENSEIGNEMENTS DES RAPPORTS D'EXPERTS

Le mécanisme du compte de soutien à l'industrie cinématographique 3 ( * ) , créé après la Libération sur la base d'une taxe spéciale additionnelle, perçue sur « les entrées-salles » 4 ( * ) , étendu ultérieurement sur les ventes aux télévisions, a connu une transformation radicale lorsque, en 1984, il a été décidé d'alimenter ce compte par une taxe sur les ressources des chaînes de télévision. Cette innovation, concurremment avec les obligations d'investissement dans la création cinématographique imposées à Canal + et aux autres chaînes en clair, s'est accompagnée d'une mutation profonde des circuits de financement, et donc du mode de fonctionnement, du cinéma français.

Ces deux novations ont sauvé le cinéma français en lui permettant de supporter la concurrence de la télévision et de survivre à la traversée du désert qui en a résulté en matière de fréquentation dans les années 80 et au début des années 90.

La télévision, après avoir failli tuer le cinéma, a ainsi constitué le moteur de son développement pendant une vingtaine d'années. C'est ce choix stratégique qui est aujourd'hui remis en cause par différents acteurs pour des raisons économiques et culturelles.

Sur le plan économique, et c'est l'enseignement essentiel que vos deux rapporteurs tirent de l'étude d'expert que votre commission des finances a commandée au printemps 2002, il est des raisons conjoncturelles et surtout structurelles pour penser que l'on entre dans une phase sinon de reflux du moins d'ajustement, qui pourrait accélérer encore les phénomènes d'intégration et de concentration croissants que l'on connaît depuis 20 ans.

Sur le plan culturel, c'est l'adossement du cinéma sur les télévisions généralistes qui est parfois contesté . La recherche d'audiences fédératrices est perçue plus nettement aujourd'hui comme un facteur de nivellement, peu stimulant pour la création. A cet égard, il faut reconnaître que le rapport remis par M. Jean-Pierre Leclerc à M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture et de la communication, en février 2003 participe à certains égards de cette remise en question.

Il s'agit d'un débat politique, à l'issue duquel il faudra arbitrer en deux logiques, celle de la télévision et celle du cinéma, dont on peut remarquer qu'elles ne sont aussi différentes que dans notre pays qui est, d'ailleurs un des rares à séparer aussi nettement ex ante , au niveau du projet lui-même, le film de cinéma du film de télévision.

Vos deux rapporteurs estiment, sur la base des conclusions de l'étude commandée par votre commission des finances que l'on ne peut se contenter de chercher à améliorer à la marge le fonctionnement de la première section du compte spécial du Trésor n° 902-10 sans évoquer dans le même temps une adaptation progressive de l'ensemble du système d'aide au cinéma français.

La démarche du présent rapport d'information est donc sensiblement différente de celle de M. Jean-Pierre Leclerc, chargé par M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture et de la communication, d'une mission d'expertise des projets de réforme de financement élaborés par le Centre national de la cinématographie.

Libres de définir les contours de leur mission, vos rapporteurs ont infléchi une approche qui, initialement axée autour des problèmes de financement des aides au cinéma, a finalement englobé la question plus générale de l'utilisation qui est faite des crédits inscrits au compte de soutien.

S'ils se sont appuyés sur l'état des lieux relativement pessimiste de l'étude du cabinet de « Réalisations et recherches audiovisuelles », qui figure en annexe au présent rapport d'information, vos deux rapporteurs ont bénéficié également des analyses et de la panoplie très complète de mesures proposées par le rapport précité de M. Jean-Pierre Leclerc.

I. L'ÉTUDE DE « RÉALISATIONS ET RECHERCHES AUDIOVISUELLES »

Le rapport du cabinet d'études « Réalisations et recherches audiovisuelles » se distingue des autres travaux qui l'ont précédé, essentiellement sur deux points : son diagnostic est plus pessimiste , les mesures -ou les réflexions- qu'il propose au gouvernement de prendre ou d'engager, sont plus radicales.

L'étude insiste sur le nouveau facteur de fragilité qui résulte de la place prise dans l'économie du cinéma par les grands groupes de communication soumis à une forte pression des marchés financiers .

L'étude souligne aussi, à juste titre, ce que la crise actuelle a de général, au-delà des difficultés de Vivendi Universal. Ce n'est pas un hasard, si ces difficultés se sont manifestées à peu près en même temps que l'effondrement du groupe Kirch en Allemagne, la faillite d'ITV Digital en Grande-Bretagne ou les contre-performances d'AOL Time Warner et de Disney aux États-unis. « Aucune de ces crises n'a été due au cinéma. Toutes auront des conséquences sur son économie ».

L'éclatement de la bulle Internet, l'échec des stratégies de la convergence fondées sur des acquisitions coûteuses, vont ainsi avoir des répercussions sur un secteur particulièrement fragile. Par un phénomène de vases communicants, l'implication des groupes de communications dans le cinéma devient désormais tributaire des déficits générés par leur endettement dans d'autres secteurs ou de l'effondrement en bourse d'une partie de leurs actifs.

A. L'ENVERS D'UNE RÉUSSITE

L'étude de « Réalisations et recherches audiovisuelles » part d'un constat paradoxal : le cinéma français se porte bien, et pourtant tous les ingrédients sont réunis pour qu'il soit confronté, à plus ou moins court terme, à une crise majeure.

Avant d'expliciter ce paradoxe, l'étude s'efforce de replacer le cinéma français dans son contexte.

Ainsi, nous rappelle-t-elle, d'abord, que le chiffre d'affaires du cinéma français, pourtant réputé être le troisième cinéma mondial, représente, toutes exploitations confondues, à peine 2 % de celui des seules « majors » du cinéma américain.

Plus anecdotique mais tout aussi significatif, est le fait que la dépense des Français pour aller au cinéma est inférieure à celle qu'ils consacrent à l'achat de sorbets ou de crèmes glacées !

L'étude de « Réalisations et recherches audiovisuelles » confirme aussi que, si le système d'aide français -qui mobilise à travers le recyclage du compte de soutien ou des obligations des chaînes près de la moitié de ses besoins de financement- a préservé le cinéma français du phénomène de dislocation qui a frappé les autres cinémas européens, c'est aussi au prix d'un processus de concentration qui a affecté tous les niveaux de la filière de distribution et d'exploitation des films.

1. Des succès économiques fragiles

On trouvera d'abord dans l'étude des chiffres rassurants sur l'évolution récente de la filière cinématographique . C'est ainsi que, depuis 1996, le secteur enregistre globalement une progression de 50 %.

Cette tendance très positive est confirmée par l'évolution du nombre de films sortis depuis 1996, qui témoigne de la vitalité du secteur cinématographiqu e : le nombre de films d'initiative française passe pour la période de 104 à 172 pour un financement de près de 750 millions d'euros en 2001 à comparer aux 385 millions d'euros en 1996.

Si, en dépit de ce bilan favorable, le cinéma français se caractérise par une économie fragilisée, c'est parce que son financement repose, pour plus des deux-tiers, sur la télévision.

Or, tout laisse à penser que la période faste qui a vu à la fois le développement de la télévision à péage et l'expansion des recettes publicitaires des chaînes, pourrait bien toucher à sa fin.

Un deuxième facteur de fragilité tient aux contraintes croissantes qui pèsent sur la distribution : la concentration dans le secteur de l'exploitation cinématographique comme le développement des multiplexes, ont entraîné une rotation de plus en plus rapide des films, accélérée par la mise en place des cartes illimitées.

Enfin, la nouvelle logique des marchés amplifie ces déséquilibres pour déboucher sur un marché dualiste.

La rotation accélérée des films aboutit en effet à une polarisation croissante du marché autour de deux catégories d'oeuvres : des films chers , de plus en plus chers ; des films à petit budget de plus en plus nombreux.

Chacun à leur manière, les deux types de film contribuent à la fragilité du secteur : les premiers, parce qu'ils sont de plus en plus difficiles à rentabiliser et comportent des risques importants ; les seconds, parce qu'ils sont de plus en plus difficiles à distribuer et n'ont aucune visibilité sur un marché encombré.

Dans la nouvelle économie du cinéma, l'exploitation en salle ne joue qu'un rôle limité : si elle demeure une vitrine indispensable à la valorisation commerciale des films, elle ne constitue désormais que la première séquence d'une longue chaîne d'exploitation secondaire , à laquelle la technologie numérique apporte une dimension supplémentaire.

L'étude a l'intérêt de mettre le doigt sur certaines idées reçues concernant le secteur.

Ainsi, la rentabilité du cinéma peut difficilement s'évaluer à partir de films dont les recettes ne sont connues qu'à l'issue d'une période longue, lorsque l'on est en mesure de comptabiliser l'ensemble des revenus résultant de son exploitation. En outre, la rentabilité du secteur doit s'apprécier globalement au niveau des entreprises ; or, celles-ci ont bien souvent des activités et des ressources provenant d'autres secteurs que du cinéma.

Le chiffre d'affaires des distributeurs a atteint 842 millions d'euros en 2000 marquant une progression de 60 % par rapport à 1996.

Quant à l'exploitation en salle, elle représentait en 2000 un total de 798 millions d'euros, au sein desquels l'on comptait un peu plus de 15 % de recettes de confiserie et de publicité. L'étude souligne que la part des films français dans les recettes « guichets » a tendance à diminuer sur l'ensemble de la période, puisqu'elle passe de 37,5 % en 1996 à 28,5 % en 2000.

Enfin en insistant sur la réflexion d'ensemble qui doit être entreprise sur le dispositif d'aide au cinéma, l'étude de « Réalisations et recherches audiovisuelles » met enfin l'accent sur des éléments de contexte importants comme l'importance du déficit commercial européen en matière audiovisuelle , qui représente aujourd'hui plus de 8 milliards d'euros et a augmenté de près de 50 % en 4 ans.

2. Des phénomènes de concentration sans précédents

L'étude de « Réalisations et recherches audiovisuelles » fournit des éléments d'information synthétiques sur les progrès de la concentration à tous les niveaux tant dans l'exploitation que dans la programmation.

Au niveau de l'exploitation, les multiplexes se sont imposés sur le marché : ils représentent 4,4 % des établissements, 22,2 % des écrans et 40 % des entrées.

En matière de programmation, depuis le regroupement en 2001 des activités d'exploitation de salles de Gaumont et Pathé, deux réseaux , le nouvel ensemble, Europalace et UGC, déterminent à eux seuls la programmation de 23 % des écrans représentant plus de 40 % des entrées en 2001 .

La concentration dans la distribution n'est pas moins forte, puisque sept sociétés contrôlent plus de 80 % du marché des films.

Enfin, s'agissant de la fréquentation, l'étude montre que 30 films assurent à eux seuls plus de 50 % des entrées , chiffre qui a peu varié depuis dix ans, alors que le nombre de films distribués augmentait de façon importante.

Sur le plan commercial, on assiste à une rotation de plus en plus rapide des films qui tend susciter un marché à deux vitesses .

L'étude souligne le déséquilibre croissant au profit des films distribués par les filiales des grands groupes et notamment des films américains. Il indique qu'en dépit de l'accroissement de la fréquentation, le nombre des entrées de la majorité des films ne progresse pas.

De nombreux films ne bénéficient en fait que d'une faible exposition au public. Sur les quelque 1.300 films français sortis depuis 1995, la moitié n'ont pas atteint le seuil de 25.000 entrées . L'étude relativise cette observation en signalant qu'en 2000, sur 461 films américains produits, 193 seulement sont sortis en France ; parmi eux, plus du tiers n'ont pas atteint 25.000 entrées.

La concentration de la fréquentation est flagrante. Ainsi, en 2001, la spectaculaire progression des films français (plus 30 millions d'entrées) est, pour les trois-quarts, imputable aux quelques films ayant dépassé 2 millions d'entrées.

Enfin, l'étude note que, malgré la progression importante des recettes , qui dépasse 70 % entre 1992 et 2001, le secteur de l'exploitation reste fragile . Ainsi, en 2000, sur un échantillon de 40 entreprises représentant un chiffre d'affaires de 590 millions d'euros, soit presque les deux-tiers de celui de l'ensemble du secteur, l'INSEE constate un déficit d'exploitation de 88 millions d'euros. Il y a là un facteur supplémentaire de concentration.

Ensuite, l'étude souligne que les mouvements de concentration dans la distribution et dans l'exploitation se retrouvent dans les autres modes de diffusion, qu'il s'agisse du cinéma, de la vidéo ou de l'exportation.

Avec le développement des chaînes du câble et du satellite, jamais la télévision n'a diffusé autant de film s. L'offre est considérable ; elle dépasse 5.000 titres par an. L'essentiel de la vente de films est assuré par un petit nombre d'opérateurs, nationaux ou internationaux. En France, Canal + possède les droits de 5.500 films, tandis que TF1, Pathé et Gaumont en détiennent aux alentours de 500 chacun ; aux États-Unis, on constate le même phénomène de concentration des catalogues : plus de 5.000 titres pour la Warner et MGM, entre 2.000 et 3.500 pour Columbia, Universal et la Fox, 1.000 et 500 respectivement pour Paramount et Buena Vista.

Dans ce paysage cinématographique, la tendance à l'intégration croissante, au sein des grands groupes de communication des fonctions de diffuseurs, d'acheteurs de droits et de distributeurs, a une série de conséquences défavorables que pointe l'étude.

D'une part, les accords passés entre les grands distributeurs et les chaînes, se traduisent par une augmentation du nombre de films américains à sortir en salle ; d'autre part, on assiste à la marginalisation des distributeurs français indépendants ; dans la même logique, l'étude constate que le succès du DVD profite surtout au cinéma américain .

Enfin, s'agissant de l'exportation, le diagnostic très positif du CNC, qui souligne les succès à l'étranger du cinéma français , la plupart tournés en langue française, doit être relativisé par un triple constat :

- il repose sur un nombre limité de films ;

- il est concentré sur un petit nombre de march és, l'Allemagne, à elle seule représentant 12,5 % du total des exportations ;

- il a été obtenu au prix d'un accroissement important du nombre de copies par film.

* 3 Compte spécial du Trésor n° 902-10

* 4 Jusqu'à juin 2002, le producteur percevait 140 % du produit de la TSA (Taxe Spéciale Additionnelle, représentant 11 % du prix du billet) générée par les entrées de son film : soit environ 5 francs (0,76 euro) par billet. Depuis, un système dégressif en fonction du nombre d'entrées a été instauré. Le producteur reçoit 125 % de la TSA générée par les 500.000 premières entrées, 110 % de la TSA générée de la 500.001ème à la 5.000.000ème entrée, et 50 % de la TSA des entrées suivantes. Ce mécanisme est valable pendant une période de cinq ans à compter de la sortie en salles du film.

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