III. LA DIVERSITÉ : UNE CHANCE EN INDE, UN HANDICAP AU PAKISTAN ?
L'Inde et le Pakistan sont deux pays qui sont confrontés au problème de la gestion de la diversité sous toutes ses formes, « ethnique », religieuse et culturelle. Cette diversité pose tout particulièrement des difficultés dans la construction de l'identité nationale, le fonctionnement et l'établissement d'un régime démocratique.
A. LA DÉLICATE CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ NATIONALE
La gestion de la différence apparaît à bien des égards plus aisée en Inde qu'au Pakistan où la construction d'une identité nationale reste complexe.
1. La construction de l'identité pakistanaise
Le Pakistan est un Etat récent, créé en 1947 à partir de la volonté d'une communauté et surtout d'un homme, Mohamed Ali Jinnah, de fonder un pays indépendant de l'Inde pour les musulmans du sous-continent. Les populations réunies dans le cadre géographique de l'actuel Pakistan, si elles sont très majoritairement musulmanes, restent très hétérogènes ethniquement, religieusement et culturellement. L'identité pakistanaise, bien que se fondant principalement sur la religion n'est pas une donnée acquise mais une construction, une volonté. C'est pourquoi on a pu parler de « nationalisme sans nation ».
. La diversité ethnique
Pour le Pakistan, l'Indus joue un rôle comparable à celui du Nil pour l'Egypte, traversant et irriguant le pays du Nord au Sud, mais il n'a pas le même rôle unificateur n'étant pas un bassin « fermé » mais largement ouvert sur l'Inde, la plupart de ses affluents prenant leur source dans l'Himalaya indien.
La population pakistanaise est composée de six groupes ethniques principaux : les Penjabis, les Sindis, les Balouches, les Pathans, les Cachemiris et les Mohajirs, correspondant aux provinces principales du Pakistan : Penjab, Sind, Balouchistan, North-West Frontier Province (NWFP) et Cachemire. Chaque population ayant sa propre langue, le gouvernement pakistanais a choisi au moment de l'indépendance d'adopter l'ourdou qui était la langue parlée par les musulmans du Nord de l'Inde et surtout celle de la cour des empereurs moghols. Ce choix était donc à fois un choix culturel et politique, signifiant l'héritage et l'ambition de la nation pakistanaise.
Les Penjabis représentent 56 % de la population. Le Penjab reste la région la plus riche du Pakistan sur les plans agricole et économique. Les Penjabis ont joué un rôle très important dans la construction du Pakistan. Ils sont très présents dans la fonction publique et surtout dans l'armée. On estime que 70 % des militaires sont Penjabis. La tradition guerrière y est en effet ancienne : zone frontière, ont été installés au Penjab des « paysans soldats ». Puis les Britanniques, ayant trouvé au Penjab une résistance particulièrement forte, ont choisi de recruter une part importante de l'armée des Indes parmi les Sikh et les Penjabis.
Les Sindis représentent 23 % de la population et forment le deuxième groupe du Pakistan. Ils restent très attachés à leur identité propre tout en s'étant pleinement ralliés à la nation pakistanaise à travers la famille Bhutto et le People's Party.
Les Balouches représentent quant à eux seulement 5 % de la population mais disposent d'une province propre qui représente 40 % du territoire du Pakistan. Le Balouchistan est en fait divisé entre trois Etats : le Pakistan, l'Iran et l'Afghanistan selon des frontières établies au XIX e siècle : « ligne Goldsmith » de 1872 entre le Pakistan et l'Iran et « ligne Durand » de 1893 entre l'Afghanistan et le Pakistan. C'est une zone aride et pauvre. Leur intégration a posé d'importants problèmes, Ali Bhutto ayant ordonné une répression très dure causant plus de 9 000 morts entre 1971 et 1973.
Les Pathans ou Pachtounes se trouvent dans la province frontière du Nord-Ouest, dans les régions proches de l'Afghanistan. Forts d'environ 7 millions de personnes, ils se partagent entre les « settled districts » regroupant 4 millions d'entre eux sur la rive droite de l'Indus et bien contrôlés par Islamabad et les « zones tribales» sur la frontière avec l'Afghanistan où le contrôle du centre est beaucoup plus lâche. Certaines des tribus de ces territoires sont également présentes en Afghanistan. Elles obéissent à un droit tribal traditionnel et au « code d'honneur » pathan, le « pukhtunwali », fondé sur trois piliers : le droit à la vendetta, le « badal », l'hospitalité et le devoir de protection « melmastia » ainsi que le droit au sanctuaire et au refuge, le « manawati ».
Les Cachemiris représentent 4 millions d'habitants sur un territoire très montagneux et élevé en altitude.
Enfin, les Mohajirs comptent 7 millions de personnes. Il s'agit des populations, originaires d'Inde, déplacées en 1947. Ils se sont essentiellement installés dans les grandes villes, notamment à Karachi où ils ont un rôle économique et politique important. Bien qu'attachés au projet national pakistanais -le général Musharraf est un Mohajir- leur intégration pose encore d'importantes difficultés. Ainsi, à Karachi, la prépondérance prise par le MQM « Mohajir Qaumi Mahaz - mouvement national mohajir », sa division, sa dérive vers le banditisme et l'intervention de l'armée ont provoqué des violences urbaines de grande ampleur dans les années 1990 causant plusieurs milliers de morts.
. La pluralité de l'Islam
La population pakistanaise est quasiment exclusivement musulmane et très majoritairement sunnite.
La population chiite est évaluée entre 15 et 25 % de la population. Elle est composée de chiites « duodécimains », comme en Iran, et de chiites « septimains », dits « ismaéliens ». Plusieurs branches du chiisme ismaélien sont d'ailleurs présentes au Pakistan, les « Khoja », les plus nombreux qui reconnaissent l'Agha Khan comme chef spirituel, et des « Bohra » « daoudi » ou « sulaymani ». La fondation de l'Agha Khan est très active au Pakistan où elle gère les hôpitaux les plus modernes et de nombreux intérêts immobiliers. L'Agha Khan lui même est reçu au Pakistan comme un chef d'Etat. La communauté chiite est fréquemment l'objet d'agressions par des extrémistes sunnites.
La communauté sunnite est elle aussi divisée en plusieurs écoles spirituelles issues pour la plupart du renouveau islamique suivant la chute de l'empire moghol et de la colonisation. Deux d'entre elles s'inscrivent dans un retour à la tradition musulmane : l'école déobandie, originaire de la ville de Déoband en Inde et fondée en 1867, réaffirmant l'unité divine et rejettant les autres cultes, et l'école des « Ahl-I-Hadith », « les gens de tradition », fondée en 1864 par Nazir Hassan (1805-1902), proche de l'école déobandie.
L'école Barlewi est une école proche du soufisme, née à Bareilly en Inde. Elle incorpore certaines pratiques cultuelles hindoue et accepte le culte des saints. Elle a également été fondée à la fin du 19 e par Ahmad Riza Khan (1856-1926).
D'autres écoles sont fondamentalistes comme le Tabligh, « parti de la prédication », fondée en 1927 par Muhammad Ilyas (1885-1944) qui prône la conversion individuelle. S'inscrit également dans cette tendance le Jamaat-I-Islami, parti islamique fondé en 1941 par Abdul Al Maududi (1903-1979), qui prône l'islamisation de l'Etat et peu se comparer au mouvement des Frères musulmans.
A côté de ces écoles traditionnelles ou fondamentalistes figurent également des écoles modernistes dont celle fondée par Sayyid Ahmad Khan (1817-1898) et à laquelle a adhéré le célèbre poète pakistanais Mohamed Iqbal (1876-1938) et le fondateur du Pakistan Mohamed Ali Jinnah. Cette école est notamment à l'origine de la création de l'université musulmane d'Aligarh qui reste la plus prestigieuse du Pakistan. Elle a aussi inspiré à Ali Jinnah une conception moderne de la religion musulmane comme fondement ouvert du nouvel Etat. C'est dans cette lignée d'interprétation moderniste mais non séculière ou laïque que s'inscrit le discours du Président Musharraf du 12 janvier 2002.
En effet, à travers la diversité des écoles et des pratiques religieuses au Pakistan se pose la question fondamentale de la place de la religion dans un Etat créé pour rassembler les musulmans de l'Inde mais qui n'est pas pour autant un Etat religieux. Au Pakistan, la place de la religion a toujours posé problème. Elle a souvent été instrumentalisée pour servir de ciment à une nation soumise à des forces centrifuges et pour conforter l'assise des gouvernants successifs. « L'islamisation » de l'Etat pakistanais et de la société a débuté dans les années 1970. Le premier à avoir ainsi utilisé la religion est Ali Bhutto qui a instauré la prohibition. Elle s'est ensuite beaucoup développée sous l'égide du général Zia Ul Aq entre 1977 et 1988 notamment dans l'armée. Elle s'est également développée à la faveur de la guerre en Afghanistan à partir de 1979 puis encore plus nettement à partir du moment où les gouvernements civils ont apporté leur soutien aux Talibans, ceux-ci ayant pour « base arrière » les écoles coraniques ou Madrassas situées au Pakistan. L'influence islamiste s'est aussi accrue par l'implication de l'armée et notamment des services de renseignement, l'ISI - Inter Service Intelligence- dans la formation et le soutien aux Moudjahidin cachemiris.
Les attentats du 11 septembre et la guerre en Afghanistan ont conduit le gouvernement pakistanais à profondément revoir son attitude ou accentuer les mesures déjà prises, vis à vis des partis islamistes et des écoles religieuses. Les partis extrémistes ont été interdits et beaucoup de madrassas fermées, le gouvernement souhaitant pouvoir contrôler leur enseignement et développer l'enseignement des matières scientifiques et séculières.
Les manifestations culturelles font aussi l'objet de pression de la part des islamistes et plus généralement d'une population attachée dans une très grande majorité à un islam traditionnel. Ainsi, l'exposition à Karachi d'un peintre pakistanais réputé, inspiré des maîtres étrangers contemporains et notamment fr ançais comme Buffet et Picasso, doit faire l'objet d'une surveillance policière.