II. L'ARME NUCLÉAIRE : OPPORTUNITÉ DE STABILISATION OU DANGER DE DÉSTABILISATION ?

En mai 1998, l'Inde puis le Pakistan ont effectué des essais nucléaires et ont ainsi brisé un tabou international qui limitait le nombre des pays dotés de l'arme nucléaire à ceux reconnus officiellement par le Traité de non prolifération (TNP) de 1968, c'est à dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. Jusqu'à cette date, aucun des pays dit « du seuil » n'avait franchi cette étape.

Le fait que ces deux Etats disposent désormais, même en nombre limité, d'armes nucléaires modifie en profondeur l'équilibre régional, les conséquences potentielles d'un conflit au Cachemire et le cadre de leurs relations bilatérales.

La délégation a donc cherché à mieux connaître les raisons qui ont conduit l'Inde et le Pakistan à poursuivre leur programme nucléaire jusqu'à conduire des essais et à analyser les conséquences stratégiques et diplomatiques de cet événement.

A. LA TRIPLE CONCURRENCE STRATÉGIQUE ENTRE LA CHINE, L'INDE ET LE PAKISTAN

1. Les programmes indiens et pakistanais

L'engagement de l'Inde et du Pakistan dans des programmes d'armement nucléaire s'explique par une relation de concurrence : l'Inde avec la Chine et le Pakistan avec l'Inde. Pour l'Inde, la rivalité avec le Pakistan est une motivation beaucoup moins importante que sa rivalité avec la Chine. C'est donc dans ce cadre que l'Inde a décidé de se doter de l'arme nucléaire, celle-ci pouvant, en outre, lui procurer un avantage supplémentaire vis-à-vis du Pakistan. Celui-ci s'est doté de l'arme nucléaire, essentiellement pour maintenir la parité avec l'Inde.

. Le programme nucléaire indien, une volonté de grande puissance

L'Inde a été jusqu'au début des années 1960 un partisan convaincu de la lutte contre la prolifération et le désarmement. Cette position était conforme à l'ensemble de sa diplomatie s'opposant à la politique des blocs antagonistes et cherchant à construire un monde unifié et pacifié. Elle s'était toutefois opposée aux tentatives d'internationalisation des minerais radioactifs, notamment le Thorium dont elle est le principal producteur, estimant que comme les autres sources d'énergie et les autres matières premières, ils étaient la propriété des pays et pouvaient être normalement exploités à des fins pacifiques.

La guerre et la défaite indienne contre la Chine en 1962, puis l'explosion de la première bombe thermonucléaire chinoise en 1964 vont toutefois modifier radicalement la position indienne. Le développement de la puissance militaire avec l'appui d'une grande puissance et l'acquisition de l'arme nucléaire dans un second temps deviennent des priorités pour tenir la Chine en respect puis rivaliser avec elle. L'Inde se trouve en effet dans une position géopolitique défavorable, une grande partie de sa population, des grandes villes et des centres économiques se trouve au nord du pays alors que les centres vitaux de la Chine se situent à des milliers de kilomètres au Nord-Est sur le littoral de la mer de Chine. Il lui faut donc également acquérir des missiles balistiques.

Le programme nucléaire indien sera mené essentiellement sur une base nationale, sans aide extérieure. Il aboutira à « l'explosion pacifique » de 1974, puis à des essais balistiques et enfin, après la victoire du BJP aux élections législatives, aux cinq essais nucléaires de mai 1998. Le choix du premier ministre A.B. Vajpayee est d'une haute valeur politique. Il vise à affirmer le rôle de l'Inde comme grande puissance, en Asie et dans le monde, au même titre que la Chine. Elle veut ainsi, vis-à-vis d'elle même et vis-à-vis des autres pays, indiquer qu'elle n'est plus en position de second par rapport à la Chine qui a été reconnue comme un grand pays asiatique dès 1945 au moment de la création du Conseil de sécurité. Le choix d'effectuer ces essais est pleinement cohérent avec la candidature de l'Inde à un poste de membre permanent. Il est aussi pleinement cohérent avec la volonté de l'Inde d'être un pays présent sur l'ensemble des questions mondiales comme sur l'ensemble des questions régionales. Ainsi, au cours des entretiens que la délégation a eu en Inde, nos interlocuteurs ont affirmé à plusieurs reprises la volonté de l'Inde de se doter de trois porte-avions pour maîtriser l'ensemble de la zone maritime de l'Océan indien, alors que pour l'instant elle ne dispose que d'un seul bâtiment ancien, le Viraat, et que ses capacités budgétaires ne lui permettent pas d'envisager réaliser ce projet à moyen terme. Si ce projet n'est pas réalisable dans l'immédiat, il est cependant le signe de l'ambition de l'Inde comme grande puissance.

. Le programme nucléaire pakistanais

Le Pakistan a commencé à développer un programme militaire près de 10 ans après l'Inde. Les éléments déclencheurs semblent avoir été la défaite rapide face à l'Inde en 1971 et la première explosion indienne de 1974. La bombe pakistanaise s'inscrit ainsi pleinement dans la rivalité avec l'Inde. A la différence de l'Inde, le programme nucléaire pakistanais est beaucoup plus militaire que civil. Il se veut aussi, au moins sous la direction d'Ali Bhutto, un projet politique pour le monde musulman. C'est l'idée de « bombe islamique ». Le Pakistan deviendrait ainsi le leader du monde musulman en lui assurant une revanche historique vis à vis de l'Occident et en lui offrant sa « protection nucléaire ».

Le programme nucléaire militaire pakistanais a été mené avec l'appui de pays étrangers, notamment de la Chine. Dans le domaine balistique, on retrouve la présence de la Chine et de la Corée du Nord.

Plus que pour l'Inde, le coût de ce programme d'armement nucléaire a été un problème pour le Pakistan. On rapporte qu'Ali Bhutto déclarait les Pakistanais prêts à « manger de l'herbe » pour permettre à leur pays de se doter de l'arme atomique.

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