AUDITION DE M. CLAUDE ALLÈGRE,
ANCIEN MINISTRE DE
L'ÉDUCATION NATIONALE, DE LA RECHERCHE ET DE LA
TECHNOLOGIE
Au cours
d'une réunion, tenue le jeudi 11 octobre 2001 dans la matinée,
sous la présidence de M. Alain Lambert, président, la commission
a procédé à l'
audition
de
M. Claude
Allègre
, ancien ministre de l'éducation nationale, de la
recherche et de la technologie, dans le cadre de l'étude, entreprise par
le comité d'évaluation des politiques publiques, portant sur la
politique de recrutement et la gestion des universitaires et des
chercheurs
.
M. Claude Allègre
a tout d'abord rappelé que
l'enseignement supérieur français avait réalisé un
effort extraordinaire en réussissant à multiplier par sept, en
50 ans, le nombre d'étudiants accueillis, tout en améliorant
nettement sa qualité, à l'inverse du mouvement observé
dans l'enseignement secondaire. La forte croissance démographique qui
l'a affecté a permis de mettre un terme au mandarinat, par exemple en
médecine, mais en sciences aussi. Cependant, les moyens dont il dispose
n'ont pas suivi cette évolution : alors que la France
dépense une fois et demie plus que les Etats-Unis pour l'enseignement
secondaire, elle dépense deux fois et demie moins que ce pays pour
l'enseignement supérieur. Il a estimé qu'aujourd'hui,
l'université devait être non seulement un lieu de création
et de transmission des savoirs, mais également un lieu de valorisation
de la recherche, l'université devant jouer le rôle d'un moteur
économique. Il a ainsi rappelé que la
« bataille » informatique, qui a opposé pendant une
vingtaine d'années les Etats-Unis et le Japon, a été
remportée non par des entreprises, mais par des universités
américaines, Stanford en particulier.
M. Claude Allègre
a indiqué qu'il existait deux types
d'organismes de recherche : d'une part des laboratoires universitaires de
recherche, et d'autre part des laboratoires nationaux, comme le Centre national
de la recherche scientifique (CNRS) conçu sur le modèle
soviétique. Or, le résultat est sans appel : le
système universitaire de recherche donne de bien meilleurs
résultats que la recherche fonctionnant « en milieu
fermé ». Ce constat est d'autant plus valable actuellement que
les grands groupes industriels abandonnent les activités de recherche
pour les sous-traiter aux laboratoires universitaires, mais conservent le
développement des résultats de la recherche, cette
évolution étant observée dans l'ensemble des pays
industrialisés, mais en premier lieu aux Etats-Unis. En Europe, seuls la
Grande-Bretagne et les Pays-Bas ont su organiser leur système de
recherche sur ce modèle. L'ancien ministre a ainsi précisé
que l'université de Delft était à l'origine de la
création de deux fois plus de start-up que dans l'ensemble de la France,
un mouvement similaire s'observant depuis peu à l'université de
Cambridge. Il en a conclu que l'organisation de la recherche en France
était inadaptée.
Il
a considéré qu'il y avait en France deux fois trop de
chercheurs, alors que les moyens alloués par chercheur sont notoirement
insuffisants, ce qui provoque une paupérisation de la recherche
publique. Il a rappelé qu'il avait mis un terme aux recrutements de
chercheurs à plein temps, mais a constaté qu'ils avaient repris
depuis son départ du ministère. Il a estimé que,
plutôt que de créer toujours davantage d'emplois, il était
plus cohérent de dégager de grandes priorités, comme il
l'avait fait en incitant à la création d'un nouveau
département consacré aux sciences et techniques de l'information
et de la communication au CNRS. Il a considéré que l'Europe ne
rattraperait jamais le niveau atteint par les Etats-Unis en matière
d'innovations si le système universitaire et de recherche n'était
pas profondément réformé dans le sens d'un rapprochement
entre ces deux pôles, la recherche universitaire devant, selon son
expression, « féconder l'économie »,
en formant les jeunes imprégnés des nouveaux savoirs, en
produisant des idées nouvelles, en permettant la création de
petites et moyennes entreprises innovantes. A cet égard, il a
rappelé que la loi de juillet 1999 sur l'innovation et la recherche
permettait un tel rapprochement, mais que le dernier décret
d'application ne donnait guère satisfaction, en raison notamment des
réticences du ministère de l'économie, des finances et de
l'industrie.
M. Yves Fréville, rapporteur au nom du comité
d'évaluation des politiques publiques,
a dit partager l'analyse de
l'ancien ministre sur de nombreux aspects. Rappelant que M. Claude
Allègre, lorsqu'il était conseiller spécial du ministre de
l'éducation nationale de l'époque, était à
l'origine de la création d'un système de vivier pour
l'enseignement supérieur, les attachés temporaires d'enseignement
et de recherche (ATER) en particulier, il a regretté que ce
système n'ait pas favorisé l'existence en nombre suffisant de
post-doctorants dans notre pays, trop de Français ne pouvant effectuer
un stage post-doctoral qu'à l'étranger. Il s'est alors
interrogé sur les raisons des blocages à l'introduction de
post-doctorants en France. En matière de recrutement, il a
évoqué le nouveau corporatisme engendré par le
fonctionnement des commissions de spécialistes qui promeuvent trop
souvent les candidatures locales. Enfin, relevant l'absence de contrôle
des activités des enseignants-chercheurs et des chercheurs, ainsi que le
caractère faiblement incitatif du statut de ces derniers, il a
souhaité connaître l'avis de l'ancien ministre sur la
possibilité d'instaurer un contrat pluriannuel entre le responsable de
l'établissement et l'universitaire ou le chercheur.
M. Claude Allègre
a indiqué que le système des
post-doctorants ne fonctionnait pas en France, même s'il convenait de
prendre garde au fait qu'il pourrait encourager le localisme des recrutements.
Il a indiqué que la Commission européenne avait une grande
responsabilité dans l'échec du système. En outre,
l'interdiction de tout recrutement sur des contrats de recherche n'a pas
favorisé le développement des post-doctorants. Il a toutefois
ajouté qu'il était indispensable d'éviter « la
fonctionnarisation » des thésards, les syndicats
réclamant par exemple que les post-doctorants obtiennent une garantie
d'embauche à l'issue de leur contrat. Il a rappelé que, lorsqu'il
était ministre, il avait obtenu des crédits pour recruter
1.000 post-doctorants étrangers, qu'il avait encouragé par
échanges la réalisation de stages post-doctoraux pour des
Français à l'étranger, mais a reconnu que ce
mécanisme avait des conséquences défavorables au niveau
des recrutements, puisque le laboratoire d'origine des post-doctorants devenait
la seule possibilité d'embauche de ces jeunes. Il a indiqué qu'il
avait développé des « post-docs » dans les
établissements publics à caractère industriel et
commercial, afin de préparer l'insertion des docteurs. Mais il a
conscience que c'est encore insuffisant.
M. Claude Allègre
a estimé que, lorsqu'il était
conseiller spécial de Lionel Jospin, il n'avait pas été
suffisamment attentif à la question de la composition des commissions de
spécialistes chargées du recrutement des universitaires, qu'il a
qualifiées « d'usines à gaz », regrettant
qu'elles favorisent les candidatures locales et que les directeurs
d'unités de formation et de recherche (UFR) puissent ne pas en
être membres. Il a jugé indispensable la création au sein
de chaque université d'un comité d'experts non universitaires
pour superviser l'ensemble des procédures de recrutement et d'avancement
et qui donnerait des avis au Président, ce dernier ayant les
pouvoirs de s'opposer aux recrutements, voire de dissoudre les commissions de
spécialistes. Cette solution, qui existe par exemple aux Etats-Unis, est
une condition indispensable pour une véritable autonomie des
universités. Il a de même suggéré de donner un droit
de veto aux directeurs d'UFR sur les décisions de recrutement prises par
les commissions de spécialistes, comme cela existe d'ailleurs
déjà dans les instituts universitaires de technologie (IUT). Il a
aussi rappelé qu'en Grande-Bretagne, un universitaire ne pouvait devenir
président de l'université où il travaillait.
L'ancien ministre a exprimé le souhait de voir apparaître des
pôles universitaires de « niveau européen »,
ce qui, selon lui, implique aussi l'existence d'établissements de moins
bonne qualité, mais il a estimé impossible et irréaliste
l'application d'une norme uniforme à des situations extrêmement
diverses. Il a précisé que les présidents
d'université auraient très probablement prochainement la
possibilité d'être rééligibles, cette modification
des textes devant alors, selon lui, s'accompagner nécessairement de la
mise en place d'un comité d'orientation qui assisterait le
président et qui superviserait l'ensemble de la politique de
l'établissement, et évaluerait si les recrutements ont
été réalisés dans des conditions
« honnêtes », en particulier vis-à-vis de
l'auto-recrutement.
M. Claude Allègre
a rappelé que les corps universitaires
allaient être confrontés très prochainement à un
profond renouvellement, suite aux évolutions démographiques qui
vont affecter l'ensemble de la fonction publique. A cette occasion, les
universités vont très probablement s'internationaliser, notamment
dans les disciplines scientifiques. Se disant très favorable à
cette évolution, il s'est toutefois interrogé sur les
possibilités existantes de recruter les meilleurs éléments
étrangers. Il a également regretté qu'un candidat brillant
ne puisse être promu rapidement, ne pouvant déroger aux
dispositions du statut de la fonction publique. Selon lui, cette absence de
reconnaissance de la qualité des scientifiques est l'une des causes de
la « fuite des cerveaux ». Enfin, il a évoqué
le problème de la nécessaire revalorisation des
rémunérations des maîtres de conférences, qui sont
très mal payés, ce phénomène provoquant même,
en médecine, une désaffection catastrophique. Or, les
maîtres de conférences sont bien souvent ceux qui assurent le
fonctionnement quotidien d'une université. Il s'est interrogé sur
l'opportunité de créer un statut spécial de la fonction
publique universitaire, dérogatoire pour les grilles de salaires et
diverses dispositions, comme c'est le cas en Grande-Bretagne.
Un large débat s'est ensuite engagé.
M. Maurice Blin
s'est interrogé sur les motivations et
finalités de la recherche, rappelant que le système universitaire
était traditionnellement attaché à une formation
généraliste « d'honnête homme », alors
que les applications économiques de la recherche sont de plus en plus
importantes. Puis il s'est dit surpris de l'existence d'un statut de chercheur
à vie, spécifique à la France.
M. René Trégouët
, constatant que l'ancien ministre
avait disposé de beaucoup de moyens pour effectuer des réformes,
mais qu'il s'était heurté à de très nombreux
obstacles, a souhaité savoir ce qu'il referait s'il était de
nouveau ministre.
M. Jacques Chaumont
s'est interrogé sur les performances de
l'agence Edufrance chargée de l'accueil des étudiants
étrangers dans les universités françaises et, inversement,
sur le nombre de Français effectuant leurs études à
l'étranger.
M. Bernard Angels
, notant que le métrite n'était pas
suffisamment reconnu dans l'enseignement supérieur et que les
carrières évoluaient trop souvent à l'ancienneté,
s'est demandé qui pouvait légitimement juger de la qualité
des universitaires.
M. Claude Allègre
a indiqué qu'il n'existait plus de
différences aujourd'hui entre la recherche fondamentale et la recherche
appliquée, comme le montrent les développements actuels de
disciplines telles que la biologie ou l'informatique. Il convient toutefois de
ne pas négliger la recherche fondamentale, comme l'avait fait le Japon.
Il a reconnu que certaines grandes entreprises, notamment dans le domaine de la
biologie, n'avaient pas suffisamment favorisé le développement
des start-up. Il a considéré que de nombreux dossiers avaient
progressé lorsqu'il était ministre, mais pas suffisamment vite
selon lui, et a indiqué qu'il aurait dû impulser des
réformes plus nombreuses et plus profondes dans l'enseignement
supérieur et la recherche et s'occuper moins du secteur enseignement
secondaire. Il aurait notamment dû créer une structure de type
agence pour la recherche universitaire au lieu d'essayer de
« débureaucratiser » le CNRS, ce qui est une
tâche trop difficile !
M. Claude Allègre
a estimé que l'agence Edufrance
chargée de la promotion de l'enseignement supérieur
français à l'étranger fonctionnait correctement. En tant
que ministre, il avait souhaité mettre l'accent sur l'accueil
d'étudiants provenant de pays émergents : c'est ainsi que le
nombre d'étudiants indiens en France est passé de 50 à 600
et celui des étudiants chinois de 500 à 3.000, tandis que notre
pays accueillait aussi de plus en plus d'étudiants brésiliens et
mexicains. Il a toutefois reconnu que l'agence Edufrance aurait dû
bénéficier de pouvoirs plus étendus, notamment en
matière de coordination de l'activité de tous les organismes
accueillant des étudiants étrangers.
La qualité scientifique des universitaires et des chercheurs, a-t-il
expliqué, est difficile à théoriser, mais en fait facile
à constater, les membres de la communauté scientifique
étant très au fait de leur valeur respective. Il a par ailleurs
ajouté que l'index de citations des auteurs de publications
scientifiques constituait un bon élément d'appréciation et
permettait de constater que la France était bien placée dans
certaines disciplines mais mal placée dans d'autres, notamment dans
certains secteurs de la biologie, déplorant que, trop longtemps
l'Institut national de la santé et de la recherche médicale
(INSERM) n'ait fait que de la recherche fondamentale. Il a cherché
à « médicaliser » cet institut avec l'aide de
Claude Griscelli, et a estimé que l'orientation était prise.
Toutefois, il a noté que cette année, sur cent recrutements,
l'INSERM n'avait recruté que trois médecins, faute de candidats.
Il s'est également interrogé sur le rapport
coût/efficacité de la dépense publique de recherche en
France, citant le cas de l'effort financier considérable
réalisé en faveur du SIDA alors que notre pays n'avait
trouvé aucun traitement ni vaccin contre cette maladie. Il a
considéré que cet exemple illustrait parfaitement l'esprit
égalitariste mais inefficace des procédures d'allocation des
crédits budgétaires en France, notre pays restant réticent
à récompenser le mérite. Enfin, il a rappelé
l'extrême difficulté qu'il avait eue pour faire entrer un tiers de
scientifiques étrangers au conseil scientifique du CNRS, et a
indiqué que l'audit indépendant qui avait été
réalisé sur cet organisme n'avait jamais pu être
publié.