25. Audition de M. Bruno Ledoux, consultant dans le domaine de la prévention des risques et de l'inondation, auteur du rapport « Les catastrophes naturelles en France » (27 juin 2001)
M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons aujourd'hui M. Bruno Ledoux, consultant dans le domaine de la prévention des risques et de l'inondation, auteur du rapport « Les catastrophes naturelles en France », qui a créé un cabinet d'études sur les risques naturels. Monsieur Ledoux, nous allons vous entendre sur les inondations dans la Somme, problématique qui fait l'objet d'une enquête menée par notre commission.
Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Bruno Ledoux .
M. Bruno Ledoux - Je suis consultant indépendant dans le domaine de la prévention des risques naturels. J'ai maintenant une expérience d'une dizaine d'années dans ce domaine. J'ai débuté dans une filiale d'ingénierie technique chez un courtier d'assurance, qui s'intéressait aux risques industriels et qui a souhaité développer des compétences dans le domaine des risques naturels. J'ai ensuite travaillé deux ans dans un centre de recherche sur l'aménagement du territoire à Montpellier, et depuis six ans, je suis installé comme consultant sur les problématiques de prévention des risques naturels. Je me suis adjoint l'assistance d'un juriste car comme vous avez pu le constater, le domaine de la prévention des risques naturels fait de plus en plus appel à des problématiques relevant du domaine juridique. Je travaille essentiellement pour les services de l'Etat (services centraux du ministère de l'Environnement, du ministère de l'Equipement, du ministère de l'Intérieur...), mais également pour les services déconcentrés de l'Etat (DIREN, DDE...). Il m'est par ailleurs arrivé de remplir des missions pour le compte de compagnies d'assurance. Je travaille toujours en étroite collaboration avec les collectivités locales, mais celles-ci ne sont jamais maîtres d'ouvrage de mes études. Toutes les études que je suis amené à conduire, dans des domaines que je vous décrirai très rapidement, font essentiellement l'objet de financements et de maîtrises d'ouvrage de l'Etat.
J'interviens principalement dans trois domaines.
Tout d'abord sur l'approche socio-économique du risque inondation.
Je conduis des réflexions a posteriori sur des catastrophes récentes, afin d'évaluer leurs impacts socio-économiques. Ces catastrophes sont essentiellement des inondations, même s'il m'arrive d'intervenir sur les écoulements de terrain. Mes réflexions permettent de procéder à des simulations a priori, c'est-à-dire de procéder à une modélisation des conséquences des grandes crues. J'ai ainsi travaillé sur la simulation des grandes crues dans la région parisienne ou sur la Loire moyenne qui se sont produites au cours de ces dernières années. Depuis quelque temps, je travaille aussi sur la problématique de la vulnérabilité, qui est une approche plus qualitative. Elle permet notamment de déboucher sur des stratégies de diminution des risques.
Mon intervention porte ensuite sur la gestion des zones inondables.
Il s'agit de la gestion des zones inondables en milieu urbain ou périurbain, à travers notamment les fameux outils PPR (Plans de prévention des risques naturels prévisibles), mais également en milieu rural ou naturel, sur la thématique de la préservation et de la restauration des champs d'expansion des crues.
Elle porte enfin sur la gestion des crises ou de la phase post-crise.
Dans ce domaine, j'interviens à la fois en France et à l'étranger, parfois dans le cadre d'un programme de recherche financé par le ministère de l'Environnement. Je travaille actuellement sur le Québec et la Pologne, mais j'ai aussi travaillé auprès de la commission de retour d'expérience de Monsieur Lefrou sur les départements de l'Aude et du Tarn, à la suite des crues de la fin 1999.
Enfin, je suis l'auteur d'un ouvrage de vulgarisation intitulé « Catastrophes naturelles en France », publié il y a cinq ans aux éditions Payot. Il y a deux ans, j'ai publié, en collaboration avec un chercheur de l'Ecole des Ponts, un ouvrage destiné à un public d'initiés et de spécialistes sur les différentes méthodes mises en place en France en matière d'évaluation des impacts socio-économique des crues. Pour terminer, depuis deux ans, mon bureau d'études publie une petite lettre d'information -tirée à 500 exemplaires- destinée à tous les gestionnaires du risque inondation en France sur le thème de la prévention des risques naturels. Je vous ai apporté le dernier numéro, qui traite des inondations en France et dans le monde au cours de l'année 2000.
M. le Président - Je vous propose de nous exposer, en quelques minutes, ce que vous pensez des inondations en France. Vous avez donc été associé au rapport de retour d'expérience de Monsieur Lefrou.
M. Bruno Ledoux - Je n'ai pas travaillé avec Monsieur Lefrou sur la Somme. En revanche, j'ai travaillé avec la commission d'enquête sur les inondations en Bretagne. Je tiens à préciser qu'en dix ans, je n'ai jamais eu l'occasion de travailler sur le département de la Somme. En outre, je n'ai jamais été confronté à la problématique des risques d'inondation par remontée de nappes. En 1995, le ministère de l'Environnement avait demandé à mon bureau d'études de réaliser une étude sur le dispositif d'indemnisation des victimes de catastrophes naturelles. Dans ce dessein, nous avions récupéré le fichier de tous les arrêtés de catastrophes naturelles et analysé les nomenclatures. La nomenclature « Inondation par remontée de nappe » existait bel et bien, mais entre 1982 et fin 1994, seul un arrêté de reconnaissance de catastrophe naturelle portait sur ce type d'inondation.
Je ne m'exprimerai pas expressément sur la situation particulière de la Somme dans la mesure où, encore une fois, je ne suis pas intervenu en tant qu'expert dans cette région. Je tiendrai donc un discours général sur la prévention des inondations en France. Le fait de travailler dans un bureau d'études me place en position intéressante pour apprécier l'intérêt que les pouvoirs publics portent à cette question. Depuis dix ans que j'exerce dans ce domaine, les études sur les inondations ont été en augmentation constante.
Comme vous avez pu le comprendre, je ne suis pas un spécialiste de l'hydraulique au sens strict du terme. Je suis plutôt un expert, qui tente d'intervenir à l'interface entre la gestion du risque, d'une part, et les problèmes d'aménagement du territoire, d'urbanisme et de développement économique local, d'autre part. Sur cette thématique, et à partir des différents angles d'approche -économique, sociologique, juridique...-, se développent des réflexions et des études opérationnelles. Cela signifie que l'on est en train de passer de modalités de gestion du risque dites classiques ou structurelles -mobilisation d'ingénieurs pour mettre en oeuvre des méthodes lourdes de luttes contre l'inondation, mesures structurelles par endiguement, par recalibrage des rivières...- à des approches non structurelles, qui consistent à rendre compatibles la gestion et l'aménagement des territoires, en tenant compte de leurs particularités, notamment l'inondabilité. Encore une fois, les études dans ce domaine ont été en progression constante.
Au cours de mes expériences, j'ai accumulé une documentation très riche sur les risques naturels. La production de connaissances est impressionnante : on a en effet accumulé des connaissances sur l'origine des phénomènes, leurs conséquences, les différentes modalités de la gestion du risque, etc. Cela étant, l'on peine à passer aux actes, à mettre en oeuvre des mesures encore plus efficaces. A mon sens, l'on a encore tendance à aborder le problème exclusivement sous un angle technique, en oubliant que la gestion du risque est également un problème de choix de société. Le risque zéro n'existe pas, mais le degré de protection résulte d'un choix de société. A un moment donné, le technicien doit laisser sa place au politique, à qui il revient de prendre la décision finale. Cette décision traduit un choix de société. Cela n'est certes pas simple, d'autant que nous nous situons dans un cadre réglementaire, le PPR, qui se heurte à la volonté des élus locaux de définir par eux-mêmes le risque acceptable.
M. le Président - Que pensez-vous de l'organisation et du fonctionnement du système de prévision et d'annonce des crues en France, et éventuellement du système en vigueur dans la Somme ? Le PPR en matière d'inondation répond-il aux besoins exprimés sur le terrain ?
M. Bruno Ledoux - S'agissant du PPR, deux types de critiques sont possibles, selon le côté où l'on se place. De son côté, l'Etat présente cet outil comme étant une panacée. A l'inverse, d'autres ont tendance à le fustiger. J'essaie, pour ma part, d'adopter une position intermédiaire. Je pense que le PPR est indispensable car il est, à ce jour, le meilleur outil qui permette d'éviter les dérives comme celles que nous avons connues ces trente dernières années. Je pense notamment à l'urbanisation imprudente, voire dangereuse, dans les zones inondables. Bien entendu, pour éviter d'urbaniser dans les zones inondables, il convient, au préalable, d'apprécier l'aléa, c'est-à-dire à la probabilité de survenance de l'inondation. On est au coeur du problème de la Somme, où certains phénomènes sont tellement peu fréquents qu'ils sont sortis de notre mémoire. Parfois, nous ne les avons simplement pas suffisamment étudiés. Je pense que ceux qui se sont installés dans ces zones inondables l'ont fait en toute bonne foi. Je crois aussi que les permis de construire ont été délivrés en toute conscience. S'agissant d'inondations plus classiques -inondations de plaines, inondations torrentielles...-, nous avons accumulé en dix ans des connaissances poussées sur les risques. Ces connaissances reposent sur un nombre important de cartographies de risques. Le PPR permet, par cette connaissance, de mettre un frein au processus d'urbanisation dans les zones à risques. En ce qui concerne le département de la Somme, et compte tenu du dispositif de retour d'expérience, l'outil PPR devrait permettre, dans le futur, d'inscrire de manière pérenne dans les plans d'occupation des sols, les zones où l'on évitera dorénavant de construire.
En revanche, le PPR est très souvent présenté par les services de l'Etat comme l'unique réponse à la gestion du risque, ce qui me semble prétentieux car si cet outil permet d'agir sur le futur, n'étant pas rétroactif, il ne permet cependant pas d'agir sur l'existant. Or une grande partie du développement urbain des Trente Glorieuses ou de ces trente dernières années s'est faite dans les zones les plus faciles à urbaniser, proches des anciens bourgs historiques, c'est-à-dire des zones planes et inondables, situées dans les lits majeurs des rivières. C'est un état de fait, que nous devons accepter, d'autant que nous n'allons pas extraire de ces zones des dizaines de milliers de maisons. Au XIXème siècle, dans la Loire moyenne, autour de Tours et d'Orléans, on comptait 30.000 personnes habitant dans les zones inondables. Aujourd'hui, ce nombre est passé à 300.000. Le PPR permet de mettre fin aux constructions dans les zones exposées, mais ne permet pas de répondre au problème posé par les maisons déjà construites en zones inondables. Il importe donc de mettre en oeuvre d'autres types d'outils, pas nécessairement réglementaires, mais incitatifs, qui reposeraient sur des partenariats entre l'Etat et les collectivités locales. Ensemble, ces deux partenaires pourraient mettre en oeuvre une approche dite de « réduction de la vulnérabilité », qui consisterait à la fois à préserver l'existant dans la zone inondable et à diminuer les impacts des inondations et des crues le jour où elles surviennent. Tel a été le cas en Bretagne, où j'ai travaillé sur la zone industrielle de Redon. Les industriels qui étaient déjà implantés en 1995 avaient acquis une culture de la prévention des risques. Ils avaient ainsi pris un certain nombre de mesures d'aménagement de leurs installations, ce qui a diminué l'ampleur des dommages au moment des crues. C'est la démonstration que des entreprises peuvent vivre en zone inondable, tout en réduisant leur vulnérabilité à ce risque.
En conclusion de ce point, le PPR est un outil efficace en ce qu'il permet d'agir sur le futur, mais il n'est pas une panacée. Par ailleurs, le PPR est un outil régalien, qui est mis en oeuvre à l'initiative de l'Etat, ce qui est parfois mal vécu par les élus locaux. Cela a été le cas avec son ancêtre, le PER, qui avait été créé en même temps que l'on mettait en oeuvre les lois de décentralisation. A mon sens, les services de l'Etat devraient faire un effort supplémentaire, pour rapprocher cet outil régalien des autres outils d'aménagement du territoire et d'urbanisme. Cependant, c'est une démarche qui s'inscrit dans la durée. L'Etat a affiché la volonté de réaliser un grand nombre de PPR dans les prochaines années, ce qui est incompatible avec la démarche que je préconise. Cette démarche passe par une concertation en amont avec les collectivités locales et suppose que le ministère de l'Environnement affiche une forte volonté politique dans ce sens.
M. le Président - Si vous étiez amené à formuler des recommandations en matière de protection contre les inondations dans la Somme, quelles mesures préconiseriez-vous ? Ces mesures prendraient-elles en compte le mécanisme de remontée de la nappe phréatique ? Faut-il construire des bassins de rétention, faut-il remonter les digues ? Quels types d'ouvrages faut-il prévoir ? Les contre-fossés sont-ils des mesures efficaces ?
M. Bruno Ledoux - A mon sens, un approche globale est nécessaire, qui consisterait à mettre en oeuvre l'ensemble des mesures susceptibles de converger vers une réduction du risque. Il convient de gérer tout à la fois l'aspect temporel et l'aspect spatial. Par gestion temporelle, j'entends la mise en place de dispositifs de surveillance du risque d'inondation -surveillance de l'évolution de la nappe phréatique sur plusieurs années-, de façon à pouvoir anticiper le phénomène du mieux possible. Ainsi, outre la nécessité d'améliorer les connaissances sur le fonctionnement de la nappe, il faut améliorer les dispositifs de suivi. S'agissant de la gestion spatiale, je pense qu'il faut tirer des enseignements en matière d'occupation des sols, et éviter de développer les secteurs les plus exposés. En outre, et c'est là que j'atteins les limites de mes compétences, il faudra peut-être envisager la délocalisation de certains secteurs. Pour d'autres, il faudra envisager une gestion plus efficace des différents réseaux hydrographiques, afin de mieux drainer les secteurs, limitant ainsi les phénomènes de ruissellement, lorsque les sols sont saturés, et de remontée de nappe. Cependant, je ne me fais pas trop d'illusions quant à la possibilité de résoudre le problème des inondations par des mesures techniques d'ordre structurel.
M. le Président - Je crois que vous n'avez jamais travaillé sur le territoire de la Somme...
M. Bruno Ledoux - En effet.
M. le Président - Dans ce département, la remontée de la nappe pose problème. Avez-vous eu l'occasion de travailler sur une telle problématique dans d'autres régions ?
M. Bruno Ledoux - Je rentre d'une mission de quinze jours en Martinique, où j'ai travaillé sur la commune qui concentre toutes les activités économiques de l'île. Cette commune, qui est menacée par les inondations, est proche de la nappe. Tous les exutoires qui traversent la commune sont déversés dans la baie de Fort-de-France, qui s'envase. La mangrove progresse donc de manière significative.
Je vis à Montpellier, et je peux vous dire que les étangs du Languedoc sont sous-colmatés. Mais c'est un phénomène naturel : si on voulait lutter contre les millions de tonnes de sédiments qui sont régulièrement arrachés des versants, il faudrait se lancer dans un travail titanesque, allant d'ailleurs à l'encontre d'un phénomène naturel. On peut toutefois ralentir ce phénomène, en déterminant les origines et les causes de ces apports, en étudiant l'impact de certaines pratiques culturales... A mon sens, les populations et les collectivités locales doivent distinguer entre ce qui relève d'un phénomène naturel, qui est par définition inéluctable, et ce qui résulte de l'action humaine. On peut agir sur les facteurs d'aggravation du risque, en tentant de quantifier la réduction attendue, mais de manière générale, on sera réduit à constater le fonctionnement des milieux naturels.
M. le Président - Que pensez-vous de l'impact des techniques agricoles et forestières sur les risques d'inondation ? Dans le cas de la Somme, je ne pense pas que ces techniques aient eu une influence majeure sur ce qui s'est produit, mais j'aimerais malgré tout connaître votre point de vue.
M. Bruno Ledoux - Tous les études scientifiques convergent pour dire que les techniques agricoles et forestières et les risques d'inondation ne sont pas indépendants. Cela étant, ces techniques jouent pour des événements de petite ampleur. Bien entendu, cela ne diminue pas le choc psychologique de la population. Pour les événements majeurs, l'argument des techniques agricoles et forestières s'efface devant l'ampleur des écoulements qui se sont produits. A ce niveau, je pense que la communication à l'attention des habitants installés dans les zones à risque est fondamentale. Il importe de bien expliquer les enjeux ainsi que l'effet attendu de chaque action en matière de réduction du risque. L'on pourra peut-être améliorer les phénomènes de faible ou moyenne ampleur, mais il existe un seuil à partir duquel, quelles que soient les pratiques culturales et forestières, l'eau s'écoulera parce qu'elle ne peut plus s'infiltrer, ou parce que la nappe est complètement saturée.
M. le Président - En 1999, la Cour des Comptes a publié un rapport sur les inondations et la gestion des risques. Je présume que vous en avez eu connaissance. Quel est votre sentiment ?
M. Bruno Ledoux - En toute modestie, et pour un expert qui travaille sur les risques naturels depuis dix ans, je pense que la Cour des Comptes ne fait qu'écrire et formaliser ce qui est publié depuis une dizaine d'années. Elle a notamment mis en évidence le fait que la problématique de la gestion des risques était très éclatée, entre un très grand nombre de ministères. Selon elle, il faudrait introduire davantage de cohérence et une meilleure articulation entre les actions des différents intervenants. Pour ma part, tout ceci touche à une question fondamentale : la gestion de l'eau. Ces questions sont transversales et nécessitent, à ce titre, une approche interministérielle. Par ailleurs, on doit s'interroger sur l'organisation la plus efficace et la plus optimale des différentes compétences au sein des services de l'Etat, mais également entre les collectivités territoriales d'une part, et les services de l'Etat d'autre part. La Cour des Comptes a également attiré l'attention sur la question récurrente, depuis dix ans, du système d'indemnisation des victimes de catastrophes naturelles. C'est un sujet fort méconnu. J'ai pu constater, au cours de mes interventions, notamment auprès des acteurs locaux, que le dispositif « CatNat » était peu connu. C'est un dispositif certes complexe, mais à mes yeux, il est unique au monde. Il importe d'en comprendre les tenants et les aboutissants. La Cour des Comptes, à l'instar de nombreux experts avant elle, avait attiré l'attention sur le fait que ce dispositif était quelque peu déresponsabilisant, dans la mesure où les seuils à partir desquels les assureurs sont autorisés à indemniser les victimes sont relativement bas. En ce qui concerne les inondations, la commission de l'eau qui examine les dossiers a fixé ce seuil à ce qu'on appelle la « crue décennale ». On peut se demander si cela répond à la volonté initiale du législateur lorsqu'il avait voté, en 1982, la loi sur l'indemnisation des victimes de catastrophes naturelles. En particulier, on peut se demander si le législateur ne visait pas plutôt des événements exceptionnels que des événements récurrents. Par ailleurs, la Cour des Comptes a attiré l'attention sur un certain nombre de points, sans formaliser cependant les directions dans lesquelles il fallait clairement travailler. Globalement, je ne peux qu'adhérer à l'essentiel de ce qui a été dit.
M. le Président - Vous avez évoqué un seul cas d'arrêté d'inondation dû à la remontée de la nappe phréatique. Quelle commune cet arrêté concernait-il ?
M. Bruno Ledoux - De mémoire, cet arrêté a concerné deux communes de la Seine-Maritime. Cette information peut être retrouvée assez aisément, soit en interrogeant la Caisse centrale de réassurance, soit, si l'événement n'est pas trop ancien, en consultant le fichier des arrêtés de catastrophes naturelles, qui est mis en ligne sur le site du Ministère de l'Environnement. Il est probable qu'entre 1995 et 2001, d'autres communes ont fait l'objet d'un arrêté similaire.
M. le Président - Il n'en demeure pas moins que c'est un phénomène assez rare.
M. Michel Souplet - L'expérience de la Somme nous montre que nous tendons de moins en moins à accepter, au niveau individuel, ce qui aurait pu résulter de notre propre responsabilité. Aujourd'hui, il faut toujours trouver un responsable ! On se retourne ainsi contre les ingénieurs, contre les maires, et d'autres encore. A Roissy, par exemple, au moment des expropriations, un cahier des charges précis avait été élaboré : dans un rayon bien défini, on ne devait construire aucune habitation. Aujourd'hui, force est de constater que les habitations foisonnent dans cette zone. Pour revenir au contexte de la Somme, je pense que nous vivons un phénomène exceptionnel, qui dépasse le cadre de ce département. Vous disiez vous-même que vous n'aviez jamais eu l'occasion de travailler sur les remontées de nappes phréatiques. Or dans la Somme, les accidents résultent d'une conjonction d'événements, dont celui-là. J'habite dans l'Oise où le phénomène de remontée de nappe est connu, notamment dans les zones crayeuses. Au moment des inondations, la craie, comme une éponge, s'est gorgée d'eau. De mémoire d'homme, on n'avait jamais vu un tel phénomène. On est donc confronté à un cas d'exception auquel on ne peut pas trouver, je crois, de réponse totalement satisfaisante en matière de gestion du risque, à moins de geler des surfaces importantes. On ne comprendrait d'ailleurs pas ce gel de surfaces si l'on considère que c'est un événement exceptionnel, se produisant une fois tous les cent ans. Cette obsession à trouver un responsable -je m'en suis entretenu avec mon propre préfet il y a quelque temps- s'accompagne de réactions perverses : dans les administrations, on tend à ramifier les responsabilités, à « ouvrir le parapluie » afin de ne pas être traduit, un jour, devant les tribunaux. Où trouver le point d'équilibre, qui permette de répondre au risque récurrent ou exceptionnel, sans se réfugier dans des positions extrêmes ?
M. Bruno Ledoux - Vous avez posé, je crois, la bonne question. J'imagine que si le service de l'Etat avait proposé la cartographie correspondant à ce qui vient de se passer dans la Somme, avant que ne survienne l'inondation, cela aurait causé un tollé. Depuis dix ans que je m'interroge, je n'ai toujours pas la réponse : quel dispositif doit-on mettre en place pour aboutir, à l'échelle locale, à la notion de risque « acceptable » ou « socialement accepté » ? Pour ma part, je ne sais comment m'y prendre. L'Assemblée nationale et le Sénat ont voté la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement. C'est peut-être là qu'on ressent un vide politique : la loi n'a pas affiché le risque de référence qu'il fallait prendre en compte dans les documents d'urbanisme. C'est une réflexion qui a été laissée aux techniciens, qui ont statué pour la crue centennale. Or rien ne justifie, dans chaque cas, que l'on retienne le critère de la crue centennale plutôt que la crue cinquantennale. Cela signifierait que l'on pourrait ne pas traiter de manière uniforme les différents risques et les différents territoires. Il faudrait initier un débat local aboutissant, in fine , à un choix de société vis-à-vis du risque socialement acceptable. C'est, bien entendu, un dossier très délicat. On pourrait très bien se dire que le phénomène de la Somme est tellement exceptionnel qu'il est « acceptable », économiquement et socialement. On vient de démontrer que la crue de 1910 en région parisienne coûterait entre 50 à 70 milliards de francs. Cela fait deux ans que cela se sait, mais depuis, je n'ai pas l'impression que le politique s'en préoccupe. Implicitement, cela ne rentre-il pas dans le cadre du risque acceptable ? Encore une fois, et sans prendre parti, je pense que ces problématiques devraient donner lieu à un vrai débat politique.
M. Michel Souplet - Dans ce cas, pourrait-on s'orienter vers une politique à plusieurs vitesses ? En France, nous nous dirigeons de plus en plus vers une politique d'interdits. Ne pourrait-on pas imaginer, à l'inverse, que le maire, étant prévenu de l'occurrence du risque, même à un horizon lointain, puisse dire à ceux qui sont demandeurs de permis de construire de signer une décharge, interdisant ainsi à l'habitant de se retourner contre le maire ou le préfet. Parallèlement, l'assureur augmenterait la prime d'assurance, du fait même de la signature de la décharge par le demandeur de permis de construire. A mon sens, une telle approche garantirait davantage de liberté. Or aujourd'hui, l'on se retrouve devant des positions rigides, qui ne peuvent être remises en cause.
M. Bruno Ledoux - Je pense qu'il faut distinguer le risque pour la vie humaine du risque économique. Ce sont deux éléments qui ne peuvent être traités de la même façon. Tout le monde s'accorde à dire que le risque humain doit être traité dans un souci de protection maximale. S'agissant du risque économique, votre proposition pose un problème juridique. En effet, quelle serait la valeur d'une telle décharge ? Par ailleurs, se pose le problème du dispositif d'indemnisation des catastrophes naturelles. Si ce dispositif n'existait pas, votre proposition pourrait être mise en oeuvre dès demain. Aujourd'hui, 90 % des Français ont souscrit une assurance multirisques habitation, qui finance les dommages d'à peine 10 % des Français qui sont régulièrement sinistrés. C'est grâce à la solidarité nationale que cette couverture d'assurance a pu être mise en place. Par le passé, les compagnies d'assurance n'assuraient pas ce type de risque. On pourrait porter le risque d'inondation à la connaissance de l'industriel qui souhaite s'installer dans une zone inondable, lui demandant de prendre les mesures nécessaires avec son assureur. Dans le cas qui nous concerne, il s'agit d'un système pseudo-assuranciel. Hormis la préfecture et l'industriel, un troisième acteur, l'Etat, est garant de la solidarité nationale au travers du système « CatNat ». En résumé, on ne peut pas laisser l'industriel et l'assureur régler le problème entre eux, dans la mesure où le jour il y a aura un dommage, les primes d'assurance de tous les Français serviront à indemniser l'industriel. Cette logique explique que l'Etat tente, notamment à travers l'outil PPR, de faire en sorte que le système « CatNat » ne dérape pas. En moyenne, sur vingt ans, les dommages représentent 1,5 milliard de francs par an, et ce chiffre va croissant. Le PPR permet de stabiliser cette progression.
Dans un système pseudo-assuranciel, l'Etat définit le montant de la prime ou de la franchise. L'assureur n'a donc pas de marge de manoeuvre directe sur le montant de la prime catastrophe naturelle puisque c'est une prime qui est fixée par l'Etat. L'assurance peut soit refuser d'assurer un industriel qui souhaite s'installer dans une zone à risque, soit accepter de le couvrir, auquel cas une prime, uniforme sur tout le territoire national, lui est appliquée. Il n'existe donc pas de levier de prévention, par le biais de l'assurance. Certains ont préconisé l'assouplissement du dispositif, le maintien du cadre de solidarité nationale, tout en laissant la possibilité à l'assureur de fixer le montant de la prime en fonction du niveau d'exposition. Pour l'instant, la voie retenue, à travers le décret de septembre 2000, consiste à moduler les franchises en fonction du nombre d'arrêtés de catastrophes naturelles, si la commune n'a pas adopté de PPR.
Vous venez de décrire une démarche qui consisterait à faire payer en fonction du niveau d'exposition, en l'occurrence en fonction du risque assumé par l'industriel ou par le particulier. Or notre dispositif d'indemnisation des catastrophes naturelles repose sur le principe de la solidarité nationale. A mon sens, on ne peut pas demander à la solidarité nationale de financer le risque que les industriels ou les individus prennent en toute conscience.
M. Michel Souplet - Vous avez indiqué tout à l'heure que vous aviez déjà travaillé sur la gestion de la phase qui suit la crise. Aujourd'hui, c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons. Un certain nombre de personnes ont été inondées, ont pu être déménagées, et maintenant réintègrent leurs maisons ou leurs appartements. Ce sera un travail lourd que de les déménager à nouveau, si l'on s'aperçoit que les immeubles doivent finalement être détruits.
M. Bruno Ledoux - A Vaison-la-Romaine, dans l'Aude et dans le Tarn, des problématiques similaires se sont posées...
M. Hilaire Flandre - On dispose donc de retours d'expérience...
M. Bruno Ledoux - En effet, mais les expériences montrent que ce n'est pas une tâche aisée. En l'absence de dispositifs et de lignes financières ad hoc , l'on est contraint de « jongler » par des mesures dérogatoires, par des dispositifs de concertation avec les services fiscaux... pour adapter les dispositifs existants (l'aide au logement, par exemple) à ces cas particuliers. On devrait peut-être opter pour des dispositifs ad hoc , adaptés à des situations particulières, de façon à soutenir et à accélérer les procédures de relogement, de délocalisation, de rachat du bâti endommagé... La loi Barnier de 1995, qui porte sur le risque humain, ne pourra pas être appliquée en matière d'aide au relogement des sinistrés. Il convient de faire appel à d'autres montages financiers, de procéder à des tours de table... C'est une démarche très consommatrice de temps et d'énergie. Encore une fois, il faudrait envisager, avec les différents ministères concernés, de mettre en place un dispositif ad hoc , adapté aux situations particulières.
M. François Gerbaud - Il faut distinguer entre les dispositifs de prévention et les dispositifs curatifs. Certains endroits sont dangereux, comme la vallée de la Loire, et dans ce cas, la prévention est nécessaire. Mais il faut aussi se prémunir contre les événements ordinaires. Monsieur Ledoux, vous avez indiqué dans votre exposé que l'on a laissé aux seuls techniciens le soin de prendre la décision de refuser ou d'accepter. Je me demande s'il ne serait pas possible, afin de délier les maires des obligations auxquelles ils sont soumis, de confier la responsabilité qui incombe à l'architecte des bâtiments pour les sites protégés. Ils auraient cette rigueur extérieure nécessaire dans le cadre des PPR, qui leur permettrait de dire « non ». Peut-on imaginer cela ? Encore une fois, je pense qu'il faut une autorité extérieure -peut-être que le préfet pourrait assumer ce rôle- ayant l'autorité nécessaire pour dire aux particuliers et aux industriels qu'ils ne peuvent pas construire dans une zone parce qu'elle est dangereuse.
M. Bruno Ledoux - Certains textes de loi sont fondamentaux. Si les maires et les préfets faisaient correctement leur travail, nous n'en serions pas là. Une loi de 1987 oblige le maire à prendre en compte le risque dans les documents d'urbanisme dont il est aujourd'hui responsable, une fois que le préfet a porté celui-ci à sa connaissance. Depuis dix ans, on a multiplié les atlas de risques. Un certain nombre de maires ne peuvent donc pas valablement soutenir qu'ils n'ont pas connaissance du risque. Inversement, un certain nombre de préfet n'osent pas, face à des élus de poids, aller au champ de bataille. Ils endossent donc une part de responsabilité. Je ne sais pas s'il faut créer un nouveau corps, mais il me semble que si l'on appliquait la législation existante, on pourrait déjà faire avancer les choses. Il s'agit, après, de gérer les rapports de force et d'avoir la volonté politique de le faire.
M. Jean-François Picheral - L'avenir immédiat nous préoccupe. Aujourd'hui, la grande crainte des élus et des représentants de l'Etat dans la Somme est que la catastrophe ne se reproduise en 2002. Pensez-vous que l'on puisse, d'ici là, formuler des propositions ?
M. Bruno Ledoux - Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la Somme. Cela étant, je suis intimement convaincu que l'on n'arrêtera pas la remonté de la nappe, qui est un phénomène naturel, d'ici à septembre. En revanche, je pense que les gens sont très sensibilisés à ces enjeux. Tous s'accordent sur la nécessité de renforcer le dispositif de surveillance de la nappe. Il faut donc préparer les populations, pour atténuer l'ampleur de situations qui sont difficiles et intenables.
M. le Président - Avez-vous connaissance d'un système efficace et opérationnel permettant de faire la synthèse de l'observation du niveau de la nappe, de la pluviométrie et de l'état des rivières concernées ? Si l'on pouvait modéliser ces trois éléments, je pense que l'on disposerait d'un outil performant de prévision.
M. Bruno Ledoux - De tels outils informatiques existent certainement. Dans la région de Montpellier, l'on a procédé à une modélisation en trois dimensions de la nappe de Bastien, en multipliant les plans de surveillance. On sait ainsi qu'il faut éviter d'aller prendre de l'eau dans tel secteur...
M. le Président - Je faisais pour ma part allusion à un outil qui permettrait de prévenir les inondations provoquées par la nappe.
M. Bruno Ledoux - Nous n'avons pas l'habitude de gérer des inondations provoquées par la nappe. Je pense néanmoins que grâce à des outils de modélisation comme celui que je viens de décrire, on est capable de mieux prévoir l'occurrence de ces risques.
M. le Président - Ce modèle est donc opérationnel. Est-il récent ?
M. Bruno Ledoux - Ce modèle a moins de dix ans. La modélisation d'une nappe phréatique est une tâche très complexe. Dans ma région, cela est encore plus complexe puisque nous avons à prendre en compte un réseau particulier. Encore une fois, je ne suis pas spécialiste des problématiques d'inondations provoquées par des remontées de nappe, mais je pense qu'il serait pertinent de concevoir un outil de modélisation permettant de suivre l'évolution de la nappe de la Somme.
M. le Président - Ce type d'outils n'existe pas dans la Somme.
M. Bruno Ledoux - Certes, mais le BRGM a déjà mis en place un réseau de suivi de la nappe, même s'il n'est pas initialement destiné à la prévision des inondations. Il faudrait densifier ce réseau, en l'intégrant dans une démarche de prévention des risques d'inondations.
M. Jean-François Picheral - Quelle institution est chargée de la modélisation à Montpellier ?
M. Bruno Ledoux - C'est la DIREN qui a piloté la mise en oeuvre de l'outil de modélisation.
M. François Gerbaud - En 1960, j'ai vécu une terrible inondation après que le barrage du Luzon ait lâché. Puis, une concertation importante, et permanente, a été mise en place avec les représentants du Bas-Rhin. Nous avons ainsi pu éviter d'autres catastrophes de cette nature. Cela montre que l'acte prévisionnel, lorsqu'il précède l'acte de précaution, peut résoudre de nombreuses situations.
M. Bruno Ledoux - Il faut établir une distinction claire entre le dispositif de surveillance qui va permettre de prévoir le phénomène, d'une part, et le dispositif physique qui va permettre de l'atténuer, d'autre part. Dans le cas que vous venez de décrire, le barrage n'avait pas vocation à atténuer les crues, mais pouvait y contribuer. En ce qui concerne la Somme, j'ai le sentiment qu'un dispositif de suivi plus efficace de la nappe pourrait être mis en place.
M. Hilaire Flandre - Le risque zéro n'existe pas, même si notre inconscient fonctionne selon cette règle. Par ailleurs, je crois qu'il faudra que l'on perde, en France, l'habitude de faire supporter par d'autres les conséquences de ce qui nous arrive, et de faire appel à une solidarité nationale qui connaît aujourd'hui ses limites. A mon sens, il faut mettre fin aux dérives procédurales : il suffit pour cela que l'on qualifie un incident de catastrophe naturelle lorsque cela est avéré. Par ailleurs, je pense qu'il est ridicule de vouloir déplacer tous les parisiens, par exemple, même si on sait que se produira, dans dix siècles, une nouvelle inondation. Il suffit de prendre les précautions nécessaires.
M. Bruno Ledoux - En 1982, la méconnaissance des phénomènes était telle que les assureurs ont refusé de couvrir le risque inondation. Depuis, la situation a évolué. En vingt ans, on a accumulé une masse considérable de connaissances sur ce risque. Si l'on met en place un système strictement assuranciel, seules les personnes exposées devront s'assurer. Ce n'est certes pas choquant, mais je parie que personne ne s'assurera parce que le coût de cette assurance sera rédhibitoire. Seules les mutuelles ont osé assurer le risque inondation en 1982. Elles répercutaient sur l'ensemble des adhérents le coût de ce risque. C'est un dispositif similaire qui a été mis en place. Aujourd'hui, si l'on ne faisait payer que les parties de la population qui sont exposés au risque inondation, il faudrait fixer des montants de primes très importants. En collaboration avec un autre bureau d'études, je viens de calculer le nombre de personnes exposées au risque inondation sur les quatre départements de la Bretagne : ce nombre atteint à peine 50.000 personnes ! Parallèlement, les dernières inondations ont causé des dommages s'évaluant à des dizaines et des dizaines de millions de francs. La prime permettant de couvrir ce type de dommages serait hors de prix si seules les personnes exposées devaient la payer. J'en appelle donc à la responsabilité de chacun.
Par ailleurs, je pense qu'il faudrait traiter différemment les gens qui se sont installés en toute bonne foi dans des zones inondables, à une époque où l'on méconnaissait le risque, et ceux qui font pression auprès de la DDE et des maires pour s'installer en zone inondable. Après les catastrophes de l'Aude, certaines personnes sont venues déposer des permis de construire ou encore racheter des maisons qui avaient été inondées par deux mètres d'eau !
M. le Président - Merci M. Ledoux, je vous remercie pour ces précisions..